2 La fonction de l'oeuvre littéraire

L'élève de Freud a suivi la leçon du maître, en rapprochant l'élaboration de l'oeuvre littéraire et des oeuvres artistiques de l'élaboration des rêves et du fantasme. ‘Les mêmes mécanismes qui président à l'élaboration, en un rêve ou un cauchemar nocturnes, de nos désirs les plus forts bien que les plus cachés -- et souvent pour notre conscience les plus repoussants -- président à l'oeuvre d'art .’ 485

Sous l'objectivité la plus grande, Marie Bonaparte débusque en quelque sorte la subjectivité "la plus parfaite" qui semble réaliser le type originel, fondamental de la création littéraire.

A l'extrémité des oeuvres qui manifestent le plus une ressemblance avec les rêves nocturnes de tous les hommes son étude place Hoffmann et Edgar Allan Poe.

L'élaboration de l'oeuvre comme l'élaboration du rêve se sert des mêmes processus : déplacement, condensation, scission. C'est sans doute là qu'une lecture analytique permet de révéler, en mettant en rapport des figures, des images, des traits épars, des pensées éparses et donne accès à l'inconscient.

Le déplacement peut porter sur les valeurs (jusqu'à une "transvaluation de toutes les valeurs" ), faire passer l'accent affectif qui appartenait à la Mère morte sur d'autres femmes 486, sur des lieux ou des objets, - la chambre fermée, la cheminée, métaphore de l'enfermement dans le corps maternel (Double assassinat dans la rue Morgue ), le puits.

A ce niveau de réflexion, nous pouvons voir que la lecture de Marie Bonaparte initie, à la suite de Freud, au-delà de l'éclairage autobiographique (les névroses de l'écrivain qui a perdu sa mère etc...), au delà d'une étude du personnage (les névroses du personnage, ses fantasmes et ses rêves ), une recherche d'autres traces de l'inconscient. Derrière ce qu'on peut considérer comme une façade donnée par le texte littéraire, il faut dégager un autre parcours où les processus de déguisement, de travestissements font le jeu de la culpabilité et du désir. Le double prend ainsi un tout autre visage que celui qui lui était donné dans William Wilson , écran plus que double véritable. Il revient à la psychanalyse d'opérer le dévoilement.

L'histoire cohérente, trop logique du double William Wilson, histoire superficielle vite stéréotypée, ne doit pas cacher d'autres modes sous-jacents du Deux, profonds, qui s'imbriquent dans l'histoire superficielle du Double et le constituent. Sous, à côté, au travers de la logique attendue, ce que Marie Bonaparte désigne par ‘"la trame alogique profonde de l'inconscient avec ses moyens de figuration étrange"’

L'oeuvre d'art s'avère, tel le rêve, comme un fantôme imposant, qui se dresse sur nos vies, un pied dans le présent, l'autre dans le passé .’

Les règles définies par Freud pour les rêves peuvent expliquer les créations et l'élaboration de scénarios et de figures.

Le scénario tout monté du Double, -- avec ses apparitions, disparitions, tous les stéréotypes de son dispositif --, joue le rôle d'une sorte de façade. Mais il se produit aussi une quantité considérable de reflets et d'effets de miroir au delà de la répétition, qui traduisent l'inconscient et le refoulement.

Un des apports les plus importants semble être de changer notre point de vue, et de nous pousser à nous interroger sur cette histoire secrète, souvent un secret honteux, qui se joue en même temps que l'histoire cohérente, manifeste, à identifier le moi qui peut être représenté sous des formes différentes, plusieurs fois avec d'autres personnes. Le déplacement peut laisser dans l'ombre ce qui est, en fait, le centre.

C'est ainsi que Lacan analysant la situation analytique commente Freud. (Le séminaire, livre VIII, Le transfert ). ‘"Voyez par exemple le troisième chapitre d'’ ‘Au delà du principe de plaisir’ ‘ . Freud, reprenant l'articulation dont il s'agit dans l'analyse, fait effectivement le départ entre la remémoration, la reproduction, et l'automatisme de répétition, ’ ‘Wiederholungszwang’ ‘ , pour autant qu'il considère ce dernier comme un demi-échec de la visée remémoratrice de l'analyse, un échec nécessaire. Il va même jusqu'à mettre au compte de la structure du moi -- en tant qu'il éprouve à ce stade de son élaboration d'en fonder l'instance comme en grande partie inconsciente --, la fonction de la répétition, certes non pas le tout de cette fonction, puisque tout l'article est fait pour montrer qu'il y a une marge, mais sa part la plus importante. La répétition est mise au compte de la défense du moi, tandis que la remémoration refoulée est considérée comme le vrai terme, le terme dernier, de l'opération analytique, peut-être qu'encore considéré, à ce moment, comme inaccessible."’ (p. 236, 237)

Toutes les figurations, tous les déplacements sont autant de déplacements destinés à rendre méconnaissables sous leur vraie nature ces personnages, et à leur permettre par la suite, insoupçonnés, de jouer leur rôle libidinal "coupable".’
Notes
485.

Freud, La création littéraire et le rêve éveillé dans Der Dichter und das Phantasieren Neue Revue, 1908 et Gesammelte Werke vol 7. Chez Gallimard, Essais de psychanalyse appliquée

486.

Cf. supra, analyse de Nerval conduite par Julia Kristeva