3 - Freud et l'inquiétante étrangeté

Avant d'aborder L'inquiétante étrangeté , mieux vaut partir de l'essai de Freud sur la création littéraire qui témoigne de la place particulière qu'occupe dans la constitution de la psychanalyse, l'activité imaginaire du Poète.

1 Der Dichter und das Phantasieren (1908). La prime de séduction

Cet essai, issu d'une conférence devant la Société psychanalytique de Vienne, a été traduit par Marie Bonaparte. La traduction du titre en français, La création littéraire et le rêve éveillé , Le créateur littéraire et la fantaisie , soulève les difficultés liées à ce que recouvre Dichter -- poète, mais aussi auteur de Dichtung , incluant toute forme de création de fiction et d'imagination. Le terme de Phantasieren dont les dérivés sont utilisés en psychanalyse pour désigner les fantasmes en rapport avec l'inconscient, reliquat d'Hoffmann privé du contenu musical de Phantasie , se situe à mi chemin entre la psychanalyse et la littérature.

Freud passe du créateur littéraire au rêveur.

Dans le héros à qui tout réussit, que son créateur semble protéger avec une providence particulière, indestructible, -- Rien ne peut lui arriver --, il reconnaît Sa Majesté le Moi( das Ich ), héros des rêves diurnes comme de tous les romans.

La scission du Moi en plusieurs personnages (dont le Double pourrait bien n'être qu'un cas particulier ) peut déposséder le Moi de son rôle actif et lui faire jouer le rôle d'un spectateur qui voit défiler les actes et le souffrances des autres. C'est le cas de ceux que Freud qualifie d'excentriques ("exzentrische").

Ce que le rêveur diurne cache soigneusement aux autres, parce qu'il a honte, le créateur nous le découvre en le voilant, et c'est, non pas en nous découvrant ce qui est habituellement caché, - il ne nous procurerait aucun plaisir par le dévoilement --, mais en nous racontant ses rêves et en jouant avec caché/ montré qu'il libère notre plaisir.

‘C'est dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica. Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens : le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c'est à dire esthétique, qu'il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain de plaisir, qui nous est offert pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques plus profondes, c'est ce qu'on appelle une prime de séduction ou un plaisir préliminaire . Je pense que tout le plaisir esthétique que le créateur littéraire nous procure, porte le caractère d'un tel plaisir préliminaire, et que la jouissance propre de l'oeuvre littéraire est issue du relâchement de tensions siégeant dans notre âme. Peut-être même le fait que le créateur littéraire nous mette en mesure de jouir désormais de nos propres fantaisies, sans reproche et sans honte, n'entre-t-il pas pour peu dans ce résultat. (p. 46, L'inquiétante étrangeté et autres essais , Gallimard, Paris, 1985 )487

Paul Laurent Assoun488 tient Der Dichter und das Phantasieren comme une sorte de manifeste fondateur, ce qu'il appelle un "Discours de la méthode" psychanalytique à usage de la littérature. La conjonction de Dichter qui représente l'acte créatif avec le fantasme -- Phantasieren- --, est la conjonction du même coup de la littérature et de la psychanalyse.

Notes
487.

"In der Technik der Überwindung jener Abstossung, die gewiss mit den Schranken zu tun hat, welche sich zwischen jedem einzelnen Ich und den anderen erheben, liegt die eigentliche Ars poetica . Zweierlei Mittel dieser Technik können wir erraten : Der Dichter mildert den Charakter des egoistischen Tagtraumes durch Abänderungen und Verhüllungen und besticht uns durch rein formalen, d. h. ästhetischen Lustgewinn, den er uns in der Darstellung seiner Phantasien bietet. Man nennt einen solchen Lustgewinn, der uns geboten wird, um mit ihm die Entbindung grösserer Lust aus tiefer reichenden psychischen Quellen zu ermöglichen, eine Verlockungsprämie oder eine Vorlust . Ich bin der Meinung, dass alle ästhetische Lust, die uns der Dichter verschafft, den Charakter solcher Vorlust trägt und dass der eigentliche Genuss des Dichtwerkes aus der Befreiung von Spannungen in unserer Seele hervorgeht. Vielleicht trägt es sogar zu diesem Erfolge nicht wenig bei, dass uns der Dichter in den Stand setzt, unsere eigenen Phantasien nunmehr ohne jeden Vorwurf und ohne Schämen zu geniessen. "G. W. X, S. 179.

488.

Paul Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse , Ellipses, 1996, p. 24