1 Une lecture lacanienne du Double de Dostoïevski

On peut se demander ce qu'apporte Lacan de spécifique par rapport à Freud dans une lecture des figures du Double dans la littérature et dans l'art.

Dans les nombreuses études du Double de Dostoïevski, une étude d'un Américain, David Patterson se veut radicalement différente, dans la mesure où il examine la structure de soi représentée par Goliadkine comme la structure du langage.

L'article, inspiré par Lacan, se réfère au "sujet mis en question" dans le rapport du Congrès de Rome ( 1953 ), texte repris dans le Volume I de la Psychanalyse (1956), et plus tard inclus par Lacan dans Ecrits ( 1966) sous le titre Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse

Lacan se situe lui-même ‘"dans le fil de l'expérience freudienne"’, mais il semble qu'il y ait actuellement beaucoup de brouillard et de confusion dans des lectures qu'on dit indifféremment psychanalytiques, freudiennes, lacaniennes, le terme de lacanien pouvant même servir de qualificatif dépréciatif.

Paul Laurent Assoun, dans son opuscule Littérature et psychanalyse se limite à la lecture des textes de Freud sur la littérature. Se trouvent définis les concepts "fondamentaux" de la psychanalyse, narcissisme, affect, clivage du moi, fantasme et roman familial, dont Assoun dit qu'ils permettent une lecture psychanalytique de l'oeuvre littéraire. Le sous-titre pourtant, Freud et la création littéraire , met en évidence les limites d'une approche qui risque de poser surtout la problématique des apports de la littérature à la psychanalyse. Peut-être faut-il à présent s'interroger sur ce que la psychanalyse, dans le champ freudien, peut apporter à la littérature et à l'art. Qu'il y ait eu rencontre, échanges, c'est indéniable, historiquement daté, comme peut l'être la psychanalyse. Mais qu'en est-il aujourd'hui? Il faut laisser le dialogue ouvert, éviter tout ce qui pourrait ressembler à un circuit fermé.

C'est en étudiant504 un article sur Le Double de Dostoievski, au travers d'un cadre donné par Lacan qui donne suite à Freud, que nous allons chercher l'apport possible de la psychanalyse aujourd'hui. Le schéma laissé par David Patterson peut servir de guide de lecture.

L'espace ouvert à la lecture se confond avec l'espace analytique.

Un seul medium, la parole du patient.

De l'inconscient, Lacan dit qu'il participe à la pensée, aux fonctions de l'idée. Ce que Lacan formule "de façon simple" en ces termes dans Ecrits 505:

L'inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient . (p. 136 )’

Le problème vu dans Goliadkine est celui des rapports dans le sujet de la parole et du langage. Dans Lacan, on peut pointer que la parole concerne le discours inter et intrasubjectif. Le sujet y est parlé plutôt qu'il ne parle.

C'est aux psychanalystes que s'adresse Lacan, et l'approche qu'il fait du sujet est destinée aux psychanalystes, analystes, et à tous ceux qui peuvent être engagés dans une analyse psychanalytique du sujet. Ce qui paraît particulièrement intéressant pour l'interprétation des textes littéraires, c'est la place qu'accorde Lacan à la parole dans Fonction et champ de la parole et du langage (p. 123)

Mais qu'était donc cet appel du sujet au delà du vide et de son dire? Appel à la vérité dans son principe, à travers quoi vacilleront les appels de besoins plus humbles. Mais d'abord et d'emblée appel propre du vide, dans la béance ambigüe d'une séduction tentée sur l'autre par les moyens où le sujet met sa complaisance et où il va engager le monument de son narcissisme. ’

Interrogeons-nous sur cette parole vide où s'engage le sujet, dans "une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même". Cet être, c'est son oeuvre dans l'imaginaire. Et cette oeuvre déçoit en lui toute certitude. ‘"Car dans ce travail qu'il fait de la reconstruire ’ ‘pour un autre’ ‘ , il retrouve l'aliénation fondamentale qui lui a fait construire ’ ‘comme une autre’ ‘ , et qui l'a toujours destinée à lui être dérobée ’ ‘par un autre’ ‘ ."’(p. 125 )

‘Cet ego , dont nos théoriciens définissent maintenant la force par la capacité de soutenir une frustration, est frustration dans son essence. Il est frustration non d'un désir du sujet, mais d'un objet où son désir est aliéné et qui, tant plus il s'élabore, tant plus s'approfondit pour le sujet l'aliénation de sa jouissance. Frustration au second degré donc, et telle que le sujet en ramènerait-il la forme en son discours jusqu'à l'image passivante par où le sujet se fait objet dans la parade du miroir, il ne saurait s'en satisfaire puisque à atteindre même en cette image sa plus parfaite ressemblance, ce serait encore la jouissance de l'autre qu'il y ferait reconnaître. C'est pourquoi il n'y a pas de réponse adéquate à ce discours, car le sujet tiendra comme de mépris toute parole qui s'engagera dans sa méprise. ( p. 125,126 )’

Ce que sait mieux que personne entendre le psychanalyste, c'est ce qui donne son sens au discours du sujet, la manifestation dans le langage par des inflexions, des tournures, des trébuchements, d'une régression ‘"qui n'est que l'actualisation dans le discours des relations fantasmatiques restituées par un ego à chaque étape de la décomposition de sa structure".’

C'est au niveau du discours que Lacan dénonce la "censure" de celui qu'il appelle le "contrôlé", le contrôleur étant l'analyste.

Le contrôlé y joue le rôle de filtre, voire de réfracteur de discours du sujet, et (qu) ainsi est présentée toute faite au contrôleur une stéréographie dégageant déjà les trois ou quatre registres où il peut lire la partition constituée par ce discours. (p. 129 )’

Le conseil de Lacan au "contrôleur", c'est d'apprendre à se tenir lui-même dans la position de subjectivité seconde où la situation met d'emblée le contrôleur.

La place qui pourrait être celle du lecteur devient non pas une lecture objective, mais l'ouverture d'une relation de sujet à sujet. ‘"Le seul objet qui soit à la portée de l'analyste, c'est la relation imaginaire qui le lie au sujet en tant que ’ ‘moi’ ‘ "’ (p. 130 ), et de cette relation, il peut se servir pour faire la détection de ce qui doit être entendu.

Lacan permet, -- c'est ce que prouve l'analyse de Patterson --, de voir que dans Le Double de Dostoievski, la folie de Goliadkine est générée par une perte de la Parole. Il distingue d'entrée de jeu ce qu'il appelle une analyse lacanienne du langage portant sur Goliadkine d'une pure approche linguistique.

Vinogradov, pris comme modèle d'une approche linguistique, dans son livre sur le naturalisme russe , examine à la fois le langage de la nouvelle en général et la façon de parler de Goliadkine en particulier. Il conclut que le langage de Goliadkine a un double but : premièrement il prévoit les modalités de ses intentions et de ses sensations, et deuxièmement, il sert d'accompagnement particulier à ses actions. Patterson reproche à Vinogradov d'avoir fait l'erreur de tout concentrer sur Goliadkine, sans regarder la relation du personnage avec l'autre. Il oppose à Vinogradov la lecture de Bakhtine qui est le seul à avoir bien compris que le discours de Goliadkine s'efforce surtout de simuler une totale indépendance par rapport au monde de l'autre. Bien que Bakhtine ne développe pas ce point de vue autant qu'il le pourrait, Patterson se réfère à lui pour conduire plus loin son analyse. Pour montrer que la folie de Goliadkine est conditionnée par la perte de la Parole, Patterson divise ses remarques en trois parties : 1 la structure de soi, 2 soi et l'autre, 3 le jugement et la parole.

Notes
504.

L'étude conduite n'est pas une traduction, ni une paraphrase, nous nous sommes efforcés d'entrer dans le développement de Patterson, de découvrir en français ( ce qui supposait au préalable une traduction assurée par J.S. Price ) la démarche de la lecture lacanienne. Nous avons pensé qu'il était inutile de garder le support de l'ouvrage en anglais utilisé par Patterson, Frederick Jameson, Imaginary and Symbolic in Lacan : Marxism, Psychoanalytic Criticism, and the Problem of the Subject , Yale French Studies, 55/56 (1977)

Les citations de Lacan ont été respectées, reprises seulement dans le texte français. Les citations de Dostoïevski peuvent être légèrement différentes en extension de celles faites en russe (et traduites en anglais) par Patterson; elles sont empruntées à la traduction française la plus courante.

Travailler sur le Double incitait à un travail de ce type où le texte en français se fait double et variation sur l'analyse conduite en anglais.

505.

Jacques Lacan, Ecrits I , Editions du Seuil, 1966, Points