1 la structure de soi

Il commence par se référer à la structure du sujet, telle que Lacan la représente dans son schéma L ( Ecrits I , Seuil Poche, 1966 ) :

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Schéma L

S représente le sujet supposé complété du Es freudien. Le Es (ça ) y apparaît, commente Lacan, sous la forme que lui donne Freud, ‘"logistiquement disjoint et subjectivement silencieux"’.

"a" ( l'autre ) représente les objets de son regard, a' "moi", ce qui est reflété de lui dans ses objets et A, l'Autre, le lieu d'où la question de son existence peut lui être posée.

Le graphe du désir est la version dynamique de cette topologie. Le désir conscient du sujet qu'il comprend comme une relation entre l'objet du désir (a ) et son ego ou lui-même ( a' ) est médiatisé par la relation plus fondamentale entre le Sujet réel ( S ) et le Grand A de l'Autre, langage de l'Inconscient. Dans la version dynamique de cette topologie ( appelée graphe du désir ), cette structure du sujet est telle qu'elle a été mise en mouvement par le mouvement du désir considéré comme la parole ou l'acte d'énonciation.

Le S est la présence physique du Sujet, le petit "a ", ce qui commande son attention, le "a' ", cette part de lui qui a un intérêt à la situation présente, et le A ce par quoi l'ensemble du processus de structuration peut être mis en question.

On peut voir comment le schéma de Lacan peut être utilisé pour décrire le personnage de Goliadkine. Dans le Double, nous trouvons une personne ( S ) qui occupe un appartement à Saint Pétersbourg. Il ( a' ) a un emploi de bureaucrate et des relations sociales avec la bonne société (a). Andrei Filippovitch et Antoine Antonovitch par exemple. Et il y a aussi ceux qui servent de juges ( ce qui les place en A ) Christian Ivanovitch Rutenspitz -- docteur en médecine et chirurgie -- et son Excellence. Bakhtine a observé une structure semblable chez Goliadkine, lui-même, disant que ce personnage dispose de trois voix506.

Son "Je pour moi-même" (Lacan "moi" ) impensable sans l'autre et qui requiert la reconnaissance de l'autre

Son Je pour l'autre ( son reflet dans l'autre ), c'est la voix qui est le second substitut de Goliadkine ( l'autre de Lacan )

et finalement la voix de l'autre (l'Autre de Lacan ) qui ne peut se faire reconnaître de lui et qui, en même temps n'a pas de réelle présence en dehors de lui.

Dans son analyse, D. Patterson pointe que le terme "Je" ici dénote un procès d'inter et intra relation. Le "qui" du "Dasein" pour reprendre les termes d'Heidegger, est l'embrayeur "Je" qui, ici, est un lieu, et n'est pas une personne. Quelle que soit la nature ou l'identité du Je de Goliadkine, il est au moins en partie structuré par sa relation aux autres personnages et par la façon dont Goliadkine perçoit cette relation.

Le "Je" comme procès est un "Je" en mouvement : comme Goliadkine est constitué par sa relation, il est constitué par son action. Quand il rend visite au docteur, qui l'interroge sur ses rapports avec la société et sa façon de vivre, Goliadkine, pour expliquer qu'il va son chemin à lui, à l'écart des autres, dit qu'il n'est pas expert en beau parler. Il n'est pas comme d'autres et ne sait pas beaucoup discourir, en revanche, il agit.

‘-- Je veux... Christian Ivanovitch, je veux dire par là... Excusez-moi, Christian Ivanovitch, je ne suis pas expert en beau parler.
-- Hum... Vous dites...
-- Je demande, Christian Ivanovitch, que vous m'excusiez de ce que , à ce qu'il me semble, je ne suis pas un expert en beau parler, reprit M. Goliadkine d'un ton à demi offensé, perdant quelque peu le fil et s'embrouillant. A cet égard, Christian Ivanovitch, je ne suis pas comme d'autres, ajouta-t-il avec une sorte de sourire particulier, et je ne sais pas beaucoup discourir; je n'ai pas appris à fleurir mon style. En revanche, Christian Ivanovitch, j'agis; en revanche, j'agis, Christian Ivanovitch!507

Goliadkine fait un objet de son action.

L'interrogation de Lacan prolonge la découverte qu'a faite Freud de "la béance" de l'hétéronomie radicale : ‘Ce qui pense ainsi à ma place, est-il donc un autre moi?’ (p.283, Jacques Lacan, Ecrits I )

Lacan, en reprenant l'héritage de Freud dans une ligne qu'il veut authentique, part du dédoublement auquel l'homme est affronté, "excentricité radicale de soi à lui-même".

‘Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu'à moi, puisque au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c'est lui qui m'agite?
Sa présence ne peut être compromise qu'à un degré second de l'altérité, qui déjà le situe lui-même en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d'avec moi-même comme d'avec un semblable.
Si j'ai dit que l'inconscient est le discours de l'Autre avec un grand A, c'est pour indiquer l'au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance.
Autrement dit cet autre est l'Autre qu'invoque même mon mensonge pour garant de la vérité dans laquelle il subsiste. (Jacques Lacan,Essais I , p. 284 )’

Goliadkine fait un objet de son action, mais il le fait avec l'intention de restaurer en elle sa fonction fondatrice - en deux temps.

Goliadkine n'a pas besoin du support des autres. Son action devient un objet en lui-même, justement quand il s'identifie devant le docteur comme un homme d'action. Néanmoins en faisant de l'identification, en faisant un objet de cette action, il ne s'est pas avancé davantage dans l'action; il marque un arrêt et, ce faisant, il perd la possibilité de parler - il n'est pas le maître de la parole, éloquent, ou quoi que ce soit d'autre, comme le manifeste à l'évidence sa conversation avec le docteur Christian Ivanovitch. Dans sa lutte pour établir son identité, Goliadkine reste attaché au fondement statique de son identité, pour se soustraire à l'ambiguité du procès, un procès qui est inhérent au langage. Ainsi, dans cet effort pour être lui-même, il se perd lui-même, puisque ensuite, il n'est jamais capable de s'engager dans l'action ou de dire la parole qui engendre le moi.

Je ne suis pas comme d'autres, ajouta-t-il avec une sorte de sourire particulier, et je ne sais pas beaucoup discourir; je n'ai pas appris à fleurir mon style. En revanche, j'agis, Christian Ivanovitch! ( Le Double , chap. 2, p. 40, 42 )’

Comme il est plus concerné par son identité que par le procès, Goliadkine reste devant le miroir où nous le trouvons, à la fin du paragraphe qui ouvre le récit :

‘Sorti du lit, il courut aussitôt vers la petite glace ronde qui se trouvait sur la commode. L'image qui s'y reflèta - un visage sommeilleux, des yeux clignotants et une calvitie assez avancée - était à vrai dire si insignifiante en elle-même qu'elle n'avait de quoi arrêter au premier regard l'attention de personne; il fut néanmoins visible que son possesseur restait parfaitement satisfait de tout ce qu'il avait vu dans le miroir. ( Le Double , p. 28 ) ’

La satisfaction rassurante avec laquelle Goliadkine qui se regarde de près se projette dans le reflet "insignifiant" du miroir révèle un élément de l'imaginaire dans sa relation au miroir. Il paraît opportun de rappeler la conception du stade du miroir, telle que l'a formulée Lacan.

Dans ce que Lacan appelle "la dialectique sociale qui structure comme paranoïaque la connaissance humaine", il reconnaît le même effet que dans ce que manifeste le stade du miroir. L'homme a besoin pour pouvoir entretenir une relation avec la nature et la réalité, de passer par le stade du miroir, condition nécessaire d'une prise en compte de son propre corps et de sa propre réalité.

Nous avons vu dans toutes les histoires de doubles, la place matérielle privilégiée tenue par le dispositif du miroir qui semble inséparable de l'apparition du reflet, depuis le petit miroir de poche jusqu'au somptueux miroir de Venise. Lacan fait entrer ce miroir en partant d'une activité remarquée chez l'enfant ( psychologie comparée ) dans une réflexion sur la connaissance paranoïaque. L'image spéculaire ( l'imago des anciens ) manifeste en une situation exemplaire ‘"la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet"’ (Ecrits I , Le stade du miroir , p. 90 )508

Le point important souligné par Lacan est que cette forme dans le miroir (Ideal Ich de Freud? ) sorte de Je idéal situe l'instance du moi , dès avant sa détermination sociale dans une ligne de fiction. Fiction, mirage, fantôme, automate. Les termes qu'utilise Lacan pour suggérer l'émergence du symbole au travers de l'image spéculaire, avec les visages voilés, au seuil du monde visible nous renvoient nécessairement au Double

Nous pouvons voir l'aliénation de l'ego dans la conscience douloureuse qu'a Goliadkine de qui il regarde, et de ce qui lui est propre. Il donne à sa physionomie un "air convenable", détaché", "non dépourvu d'amabilité", avant d'entrer dans le cabinet du Docteur. Quand il va dans un restaurant, ce qu'il commande répond non à son envie, mais au souci qu'il a de respecter la décence, ce qui est attendu d'un homme de sa classe. Il est préoccupé de montrer qu'il est un homme comme tous les autres.

Il décida qu'il valait mieux se taire, n'adresser la parole à personne, montrer qu'il était là parfaitement à son aise, qu'il était là comme tout le monde, et que son attitude, autant qu'il lui semblait, était au moins aussi bienséante que celle des autres . (p. 75 )’

Dans sa course nocturne sur le quai enneigé de la Fontanka, il est si anéanti qu'il est totalement dépossédé de lui-même ,"avec toutes les apparences d'un homme qui voudrait se cacher de lui-même, "s'annihiler complétement", n'être plus, tomber en poussière ( p. 82 ), et c'est alors , sans aucun sentiment de ce qui l'entoure, qu'il voit tout à coup, à côté de lui, accoudé au garde-fou, son double, "qui lui disait même "quelque chose", "en mots hachés", à peine compréhensibles, mais quelque chose qui le touchait de très près, qui se rapportait personnellement à lui.

Sans savoir pourquoi, Goliadkine est troublé de le rencontrer. Il se débarrasse de la neige, mais ne peut se débarrasser de cet étrange sentiment, "cette étrange et obscure angoisse".

‘"Et qui sait ce qu'il est, cet homme attardé" --cette question traversa l'esprit de M. Goliadkine -- peut-être qu'il est la même chose, peut-être qu'il est ici ce qu'il y a de principal, et que ce n'est pas pour rien qu'il vient, et qu'il a un but en croisant ma route et en passant à côté de moi..." ( p. 85 ) ’

Naturellement, plus Goliadkine essaie d'être comme les autres et de sembler comme il faut, moins il y arrive ( plus ses manques apparaissent - ses discordances ). Lacan offre un regard qui convient très bien à cette jonction. Dans ce travail par lequel le sujet finit de reconstruire ou construit pour l'autre, il découvre l'aliénation fondamentale, qui le fait construire comme l'autre et qui a toujours été destinée à être arrêtée par l'autre. Ce qui est construit dans cette instance est le sujet, Goliadkine désirant être le seul dont on puisse dire : Il est lui-même, comme n'importe quel autre. Mais être soi-même ne destine pas à être comme n'importe qui, et c'est un important aspect de la déchirure de Goliadkine, -- Lacan dirait la béance --, quand il s'agit d'être ou de se trouver lui-même. Nous le voyons déchiré entre ces deux pôles, quand il déclare :

‘Il y a des gens, messieurs, qui n'aiment pas les chemins obliques, et qui ne se masquent qu'en carnaval( ... ) Il y a enfin des gens qui n'aiment pas sautiller et papillonner pour rien, prodiguer les coquetteries et les flatteries, et surtout, messieurs, fourrer leur nez, où il n'a que faire... ( p. 55 )’

Cette assertion est elle-même un masque. La façon qu'il a d'assumer un masque pour l'autre, et comme l'autre, est symptomatique de la psychose qui fermente en lui. Néanmoins, la façade peut être mise à découvert par un autre à cause du jeu qu'il joue. C'est à dire le jeu de la Parole. La construction qu'il élabore est une construction de la parole, et cela en fait un matériel ouvert au public.

Ici David Patterson trouve une autre pierre de touche dans ce que dit Lacan :

‘La parole est ici chassée du discours concret qui ordonne la conscience, mais elle trouve son support ou bien dans les fonctions naturelles du sujet, pour peu qu'une épine organique y amorce cette béance de son être individuel à son essence, qui fait de la maladie l'introduction du vivant à l'existence du sujet, ou bien dans les images qui organisent à la limite de l'Umwelt et de l'Innenwelt leur structuration traditionnelle.
Le symptôme est ici le signifiant d'un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maia, il participe du langage par l'ambiguïté sémantique que nous avons déjà soulignée dans sa constitution.
Mais c'est une parole de plein exercice, car elle inscrit le discours de l'autre dans le secret de son chiffre. (Fonction du champ de la parole et du langage , p. 160 )’

La difficulté pour le sujet est de faire entendre la voix qui parle de lui au delà de la parole, sans se perdre dans l'objectivation des constructions du langage, sans tomber comme victime des constructions toutes faites qui nous font semblables aux autres ( Lacan parle d'un mur de langage qui s'oppose à la parole et au verbalisme du discours de l'homme "normal" de notre culture ) p. 62

Si Je ( le sujet ) est un procès, il y a un procès -- le sujet transformé en un cela à se conformer en un ego , cherchant dans la parole la réponse de l'autre, réponse qui ne peut être qu'un écho ( voir ce que dit Lacan de la nécessité de la redondance et ce qui, dans la parole, fait office de résonance.). L'inconscient, pour Lacan, est structuré comme un langage, il ne peut donc y avoir de structuration du sujet que si s'accomplit sa relation à l'autre.

‘Ce que je cherche dans la parole est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme sujet, c'est ma question. Pour me faire reconnaître de l'autre, je ne profère ce qui fut qu'en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l'appelle d'un nom qu'il doit assumer ou refuser pour me répondre.
Je m'identifie dans le langage, mais seulement à m'y perdre comme un objet. Ce qui se réalise dans mon histoire, n'est pas le passé défini de ce qui fut puisqu'il n'est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j'aurai été pour ce que je suis en train de devenir. ( p. 181 ) ’

La conversation vide et les phrases stéréotypées de la foule sont l'opposé de la Parole et rendent impossible toute réponse ou relation avec l'autre.

Lacan s'est attaché à la traduction de la différenciation du ça par Freud désignant par le ça les pulsions du moi. ‘Wo Es war, soll Ich werden .’ Ce qui est traduit en français par Le Moi doit déloger le ça , devient avec Lacan : ‘Là où était "le ça" , "je" doit advenir ( dois-Je advenir’ ).

Notes
506.

André Green, dans la préface de l'édition du Double en Folio, souligne l'accord rare qui se fait pour Goliadkine entre la poétique et la sémiologie psychiatriques. ( p. 13 )

507.

Fédor Dostoïevski, Le Double Folio classique, Gallimard, 1969 pour la traduction française, 1980 pour la préface d'André Green, p. 39, 40

508.

Jung fait de l'eau du miroir la rencontre avec l'inconscient. "Qui regarde dans le miroir de l'eau aperçoit, il est vrai, d'abord sa propre image. Qui va vers soi-même risque de se rencontrer soi-même. Le miroir ne flotte pas, il montre fidèlement ce qui regarde en lui, à savoir le visage que nous ne montrons jamais au monde, parce que nous le dissimulons à l'aide de la persona , du masque du comédien. Le miroir, lui, se trouve derrière le masque et dévoile le vrai visage (... ). L'ombre est une partie vivante de la personnalité, aussi veut-elle participer à sa vie sous une forme quelconque. On ne saurait l'écarter ou en faire par des raisonnements subtils quelque chose d'anodin. La rencontre avec soi-même signifie d'abord la rencontre avec sa propre ombre. L'ombre est, il est vrai, un défilé, , une porte étroite dont le pénible étranglement n'est épargné à aucun de ceux qui descendent dans le puits profond." Les racines de la conscience. Etudes sur l'archétype , Buchet-Chastel. Livre de poche, traduction 1971. Des archétypes de l'inconscient collectif , 1° publication en 1934, p.45

Jung fait de la figure du dieu Mercure l'archétype du Double. "La confrontation avec l'inconscient commence la plupart du temps dans le domaine de l'inconscient personnel, c'est à dire des contenus acquis personnellement qui constituent l'ombre (morale), et se poursuit à travers les symboles archétypes représentant l'inconscient collectif. La confrontation a pour but de faire cesser la dissociation. Pour atteindre ce but thérapeutique, la nature elle-même, à moins que ce ne soit l'aide et l'art du médecin, provoquent le choc et le conflit des opposés, sans lesquels une unification est impossible. Cela ne signifie pas seulement une prise de conscience de l'opposition, mais aussi une expérience d'une nature particulière, à savoir la reconnaissance d'un autre , d'un étranger en moi , c'est à dire d'un être à la volonté différente, objectivement présent, entité dont les alchimistes ont désigné avec une étonnante justesse la nature difficilement compréhensible du nom de Mercure, incluant dans leur concept l'ensemble des manifestations mythologiques aussi bien que scientifiques formulées à son sujet : il est dieu, génie, personne, chose et ce qui se cache au plus intime de l'homme, psychiquement aussi bien que somatiquement. Il est lui-même la source de tous les opposés, il est duplex et utriusque capax . "(op. cit. p. 536 )