2 . Le sujet et l'autre

La relation entre le sujet et l'autre repose sur la relation entre le langage du sujet et le langage de ce qu'Heidegger appelle "das Man" ou les "Ils". Das Man, personne réelle, ouvre la voie à l'installation / investissement du sujet à l'intérieur d'un système coordonné qui comprend la parole. Ici nous voyons comme l'autre voit et parle comme l'autre demande. Dans cette direction, le langage de "das Man" nous prépare à rentrer en contact avec un "Man" sujet, ou avec un "Ils" sujet, en nous ménageant une ouverture sur la foule.

Le problème qui surprend Goliadkine, c'est de s'accommoder lui-même avec les catégories de l'autre sans se perdre dans ces catégories; ainsi doit-il parler le langage de l'autre sans tomber dans la mimique de l'autre. Il doit "bavarder" sans être attiré par le vide de la conversation. Il doit parler le langage qui le relie à l'autre en gardant la Parole qui est le langage qui lui est propre. Et c'est précisément ce qu'il ne peut faire. Sitôt qu'il se met à parler le langage de la vérité et de l'ouverture, le langage du sujet, il se trouve pris dans le script que suit pour toujours das Man.

Dans le cas de la folie, ‘l'absence de la parole s'y manifeste par les stéréotypies d'un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu'il ne parle’ (Lacan, p. 159)

Une telle attitude se manifeste dans Le Double quand Goliadkine répète des phrases populaires pour ponctuer souvent ses remarques avec les mots : "C'est un proverbe russe", "comme on dit", "comme cela", "je lui ai dit" (p. 44 à 49 ). Il revient aussi toujours sur son refus de porter un masque. ‘"Je n'aime pas les demi-mots; je n'use pas de misérables duplicités, j'ai en horreur la calomnie et les racontars. Je ne mets de masque qu'en carnaval, je n'en porte pas quotidiennement devant les gens."’ (Dostoïevski, Le Double , p. 42 ).

Goliadkine, nous l'avons vu, n'est absolument pas le maître d'un discours éloquent et fréquemment a du mal à trouver ses mots et en arrive même à une sorte de paralysie de la voix.

En même temps qu'il déclare ne pas être expert en beau parler, avec son médecin, ‘"il perd peu à peu le fil en s'embrouillant"’ (Le Double , p. 39 ), les silences se multiplient, et il en est de même avec ses collègues de bureau, et chez le conseiller d'état. ‘"Il voulut parler et expliquer tout de suite quelque chose, mais pas un mot ne put sortir de ses lèvres"’. ( Le Double , p. 44 ). En regardant plus loin, nous n'avons jamais vu Goliadkine, aussi irrévocablement au pouvoir de l'autre que quand il s'efface et fuit avec panique, pour ne pas rencontrer un collègue ou un supérieur, ou même à certains moments son domestique Piètrouchka, tout en se forçant à jouer la désinvolture et la crânerie (p. 54 ).

‘Si à cet instant un observateur désintéressé, non prévenu, avait assisté à loisir, de côté à la course désolée de M. Goliadkine, il aurait tout de suite profondément ressenti toute l'horreur de sa détresse, et il se serait certainement dit que M. Goliadkine avait toutes les apparences d'un homme qui voudrait se cacher de lui-même, d'un homme qui cherche où se fuir lui-même. Oui! c'était effectivement cela. Disons plus : M. Goliadkine souhaitait non pas seulement échapper à lui-même, mais même s'annihiler complètement, n'être plus, tomber en poussière. (p. 82 )’

Si Goliadkine souhaite de toutes ses forces obtenir une position respectable et une renommée enviable ( une bonne réputation ), comme tout un chacun, ce n'est pas exactement parce qu'il souhaite être comme les autres ou se confondre dans la foule. Mais, comme l'explique Lacan, "‘le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'autre, non pas tant parce que l'autre détient les clefs de l'objet désiré que parce que son premier objet est d'être reconnu par l'autre."’ (Fonction et champ de la parole et du langage , p. 146 )

Peut-être l'exemple le plus révélateur de cela est-il le sentiment qui fait rêver quelquefois Goliadkine d'être en compagnie d'une société choisie et distinguée, qui le regarderait d'une façon favorable.

‘Tantôt M. Goliadkine se voyait, dans son rêve, au sein d'une belle société, connue pour son esprit et la distinction de toutes les personnes qui la composaient : M. Goliadkine à son tour, y brillait sous le rapport de l'amabilité et de l'esprit, et tout le monde le prenait en affection, même quelques-uns de ses ennemis, eux aussi présents, le prenaient en affection, ce qui était très agréable à M. Goliadkine : tout le monde lui décernait la palme, et il entendait même le maître de céans, prenant à part plus d'un invité, faire l'éloge de M. Goliadkine... Et soudain, sans crier gare, surgissait derechef le personnage connu pour ses instincts bestiaux et malhonnêtes, sous les espèces de M. Goliadkine cadet, et aussitôt, d'un seul coup, en un clin d'oeil, par sa seule apparition, Goliadkine cadet détruisait tout le triomphe et toute la gloire de Goliadkine aîné , piétinait Goliadkine aîné dans la boue, et finissait par démontrer clairement que Goliadkine aîné, c'est à dire le vrai, n'était pas le vrai, mais une contrefaçon, que c'était lui le vrai, qu'enfin Goliadkine aîné n'était pas du tout ce qu'il avait l'air d'être, mais qu'il était comme ceci et comme cela, et que par conséquent, il n'avait pas le droit d'appartenir à la société des gens bien intentionnés et de bon ton. ( Le Double , p. 172, 173 ) ’

C'est uniquement un rêve, dans la réalité, les efforts de Goliadkine pour gagner les applaudissements des autres, sont au mieux sans succès, au pire aggravent son angoisse. Et depuis qu'il sent qu'il n'est rien sans la reconnaissance de l'autre, il finit par atteindre le point ultime d'une véritable agonie, après une lutte avec son double dans la neige, où le Double a le dessus: ‘"Je suis fichu, absolument fini... cela, c'est hors de doute, et c'est bien dans l'ordre des choses, il ne peut pas en être autrement."’ ( Le Double , p. 239 )

Goliadkine fait une tentative pour se mettre à l'écart et devenir un observateur, un assistant latéral, absolument à l'écart ( p. 246, 247 ), près d'un tas de bois, dans l'ombre. Mais c'est son ombre même qui trahit cette présence qu'il cherche à effacer.

Bakhtine a observé avec justesse que ‘"la base de la structure repose sur l'attente de Goliadkine de trouver en lui-même un substitut de l'autre à la lumière de la totale non-reconnaissance de lui-même par les autres. "’C'est à ce moment là que le double fait son apparition. Il n'est rien d'autre que le symbole de la personnification de l'autre conceptualisé. Le narrateur fait référence au double, en italique comme "l'autre ", par la bouche de Piètrouchka, le serviteur de Goliadkine.

‘"Où donc ... où donc...?" prononça d'une voix éteinte notre héros en montrant du doigt la place donnée la veille à l'invité. ( ... ) après un silence, Piètrouchka, d'un ton âpre et bourru, répondit que "Monsieur n'était pas à la maison" (... )
Puis Piètrouchka se décida à déclarer que l'autre était déjà parti depuis une bonne heure et demie et n'avait pas voulu attendre. ( Le Double , p. 124 )’

Goliadkine sent que l'autre, le double, est en train de prendre possession de sa vie, il le déloge de sa vie et c'est exactement ce qui signifie que tous deux sont dominés et aliénés par l'autre. Même dans ses rêves, dès que Goliadkine se gagnait la reconnaissance d'une belle société qui l'aimait et le prenait en affection pour son esprit, toutes les qualités dont il brillait, l'apparition de Goliadkine cadet, avec ses instincts bestiaux, venait détruire d'un seul coup le triomphe et la gloire de Goliadkine aîné. "L'inutile et fourbe" Goliadkine, le "suspect et superflu" M. Goliadkine se faisait aimer par tout le monde et éclipsait et dénonçait le vrai M. Goliadkine, en démontrant que "le parfaitement honnête" M. Goliadkine était une contre-façon et n'était pas le vrai, mais que c'était lui le vrai.( Le Double , p. 173 )509 A partir du moment où il vient en scène, le double contrôle chaque mouvement de Goliadkine, au point que Goliadkine ne peut plus bouger du tout. Et comme, selon Lacan, l'action engendre la Parole, la domination du Double sur l'action de Goliadkine revient à une domination de la Parole, du point de vue de Goliadkine.

On devrait souligner que le discours ou le texte que le Double impose à Goliadkine ne produit pas la relation imaginaire : L'un contrôle l'autre. Nous voyons que la plainte que le double lui a imposée jusqu'à la nécessité d'exiger que tout soit consigné dans un écrit, est une plainte sur la perte de la Parole (p. 152, 154 ).

Mais cette disposition peut être éclairée par ce que dit Lacan de la belle âme. (p. 161)

Une belle âme est une conscience qui juge les autres, mais qui refuse l'action. Dans sa vanité, la belle âme estime son propre discours comme étant supérieur à la réalité et s'attend à ce que son discours soit pris pour la suprême réalité. Ainsi la belle âme refuse-t-elle le monde et arrive non pas à l'existence, mais à la non-existence, le vide de l'insignifiance. La belle âme craint l'autre, il souhaite tant être l'autre, mais être l'autre signifie se perdre lui-même. Tout le paradoxe de l'identification est en jeu : chercher à être identique à l'autre ou posséder l'identité de l'autre, c'est perdre sa propre identité en tant que sujet.

Le désir de Goliadkine d'être à la fois et ne pas être son double, a comme conséquence, la perte de soi, parce que le tout ou rien de l'identité ou de la non identité exclut une relation à l'autre.

Le moi se réalise par le moyen de l'autre et il se crée ainsi une relation à l'autre par le moyen de la Parole. C'est ainsi que nous devons comprendre Lacan lorsqu'il affirme :

‘La forme sous laquelle le langage s'exprime, définit par elle-même la subjectivité. Il dit : "Tu iras par ici, et quand tu verras ceci, tu prendras par là." Autrement dit, il se réfère au discours de l'autre. Il est enveloppé comme tel dans la plus haute fonction de la parole, pour autant qu'elle engage son auteur en investissant son destinataire d'une réalité nouvelle. ( Lacan, Ecrits I , p. 179 )’

Ainsi pour Goliadkine un moyen de salut est assuré par un arbitre du Vrai qui occupe une troisième position entre le double et lui-même. C'est à dire qu'il doit chercher une audience, une écoute dans la présence de l'Autre. La Parole est toujours en troisième position entre les deux sujets. C'est simplement pour introduire la dimension de la Bonne Foi. Espérant désespérément que son rédempteur est vivant, Goliadkine cherche le jugement du rédempteur dans un effort pour regagner son moi perdu, dans un effort pour regagner la parole.

Notes
509.

M. Goliadkine se retrouve non seulement avec un double, mais la prolifération d'une série, reproduction et négation de son identité. "A chaque pas qu'il faisait, à chaque coup de talon sur le granit du trottoir, surgissait comme du sous-sol, exactement semblable, absolument pareil et répugnant de perversité, un M. Goliadkine. Et tous ces Goliadkine totalement identiques se mettaient, aussitôt apparus, à courir l'un derrière l'autre, en longue chaîne, comme une file d'oies. Ils se suivaient en kyrielle, emboîtant le pas à M. Goliadkine l'ancien, en sorte qu'il était impossible d'échapper à tous ces parfaits sosies (...) de sorte que toute la capitale était finalement submergée de parfaits sosies" (p. 175, 176 )