3 . Le jugement et la Parole

Christian Ivanovitch et Son Excellence sont les deux garants les plus importants de la Vérité dans le roman et comme tels, représentent les deux figures de l'Autre. Ce sont les deux personnes dont Goliadkine cherche à obtenir un diagnostic ou un jugement, une réponse .

Considérons donc la relation de Goliadkine avec chacun d'eux. Nous découvrons tout d'abord que Goliadkine ressent le besoin de communiquer quelque chose de la plus haute importance à Christian Ivanovitch et qu'il considère même le docteur comme une espèce de confesseur spirituel. La scène dans le cabinet du docteur annonce en fait les prémisses de la perte de la parole pour Goliadkine et sa désintégration en folie. C'est ici que nous remarquons la difficulté de Goliadkine avec les mots et nous percevons comment il insiste sur le fait qu'il s'appartient. Mais en dehors de son information à Goliadkine qu'il doit changer de vie et de personnalité, la seule réponse signifiante que Goliadkine peut tirer de Christian Ivanovitch, est une série de longs et significatifs intervalles de silence. Ainsi c'est ce qui explique que quand Goliadkine essaie de parler pour la première fois, la première chose qu'on entend est le vide, la trace du néant qui donne les contours de sa présence floue. Dans cette perspective, Jameson a, de façon intelligente, attiré notre attention sur le fait que c'est ainsi que le silence de l'analyste rend visible que la situation du sujet dépend de la lettre A majuscule du langage de l'Autre, comme cela ne pourrait jamais être le cas dans aucune situation interpersonnelle. Chapitre II, p. 36 à 43, p. 45 à 46 par exemple.

Ici la fonction de la Parole dans le contexte psychanalytique commence à être mise au point. Puisque toute parole appelle réponse, comme le dit Lacan (p. 123), la Parole fait une réponse du silence510 qu'elle rencontre. L'appel de la parole et le silence du vide se joignent pour établir la présence du sujet, une présence marquée par ce qu'il n'est pas. Dans son essai sur Lacan, Wilden511 déclare : ‘"L'identité du sujet est constituée par une opposition binaire de la présence et de l'absence, et la découverte de l'être individuel, la découverte de la différence doit être condamnée à un éternel désir de la non-relation de zéro, dans laquelle l'identité n'a pas de sens."’ Incapable d'assurer le poids de "être ici" et l'opposition qui en est la conséquence, Goliadkine devient peu à peu son propre bourreau en pleurant : ‘"Mon propre assassin, voilà ce que je suis"’, véritable suicidé.

Car la différence entre la présence et l'absence, c'est précisément ce que Goliadkine ne peut supporter, et nous le voyons dans son désir de devenir son propre maître, et de choisir celui à qui il est assujetti. Si seulement il pouvait choisir, la différence qui l'amène en collision avec le vide serait éliminée. Puisqu'il est impuissant à prendre le dessus, dans ce cas, il érige un monument de narcissisme. Ainsi la parole est-elle réduite à un écho et le sujet à une image dans le miroir.

‘Mais qu'était donc cet appel du sujet au-delà du vide de son dire ? Appel à la vérité dans son principe, à travers quoi vacilleront les appels de besoins plus humbles. Mais d'abord et d'emblée appel propre du vide, dans la béance ambigüe d'une séduction tentée sur l'autre par les moyens où le sujet met sa complaisance et où il va engager le monument de son narcissisme. ( Fonction et champ de la parole et du langage , p. 124 ) ’

La lutte de Goliadkine pour se retrouver, atteint son plus haut point dans son retour frustré à l'Autre , ce qui prend la forme d'une tentative pour retrouver une relation avec Son Excellence. Et pourtant, autorité supérieure, Son Excellence est la personne que Goliadkine regarde comme père, et à qui il fait son appel final, au nom du Père. ‘"Je le considère comme un père (...) L'autorité supérieure, je la considère comme un père."’ ( Le Double , p. 231 )

Il croit qu'une audience avec Son Excellence, la figure de la Loi, redressera tout et le restaurera dans son moi véritable, à sa place véritable. La confusion créée par la prise de pouvoir du double sera dissipée. Ainsi il pourrait gagner ‘"le pardon de la Parole"’, pour adopter l'expression de Lacan. A partir de là, dans son désir de retrouver une relation avec la Parole, se manifeste son souhait de rédemption et de salut de soi. Et c'est ainsi qu'il entend son propre sosie crier : ‘"Votre Excellence, dit-il, je vous demande humblement l'autorisation de parler."’

Mais ce cri rencontre, à son tour, un silence qui lui est propre, et dans le chapitre final, Goliadkine est remis à Christian Ivanovitch, qui, à la fin, est bien plus que l'Autre tel que le psychanalyste le représente. Maintenant, il est l'Autre en tant que dieu ou démon.

Emporté dans l'attelage par Christian Ivanovitch, Goliadkine voit les yeux de feu de son voisin luire d'une joie sinistre.

Ce n'était pas Christian Ivanovitch! Qui était-ce? Ou bien était-ce lui? C'était lui! C'était Christian Ivanovitch! Mais pas celui de naguère, un autre Christian Ivanovitch! un effrayant Christian Ivanovitch! ( Le Double , p. 257 )’

Il est significatif qu'immédiatement avant l'arrivée du docteur, un silence tombe sur l'assemblée chez Olsoufii Ivanovitch, un silence que Goliadkine prend comme une occasion pour prier.

‘Tout se tut et devint attentif, tout le monde observait un silence solennel, tout le monde considérait Olsoufii Ivanonitch, attendant visiblement quelque chose d'inaccoutumé. M. Goliadkine remarqua qu'auprès du fauteuil d'Olsoufii Ivanovitch, et droit devant le conseiller, s'étaient placés l'autre M. Goliadkine et André Filippovitch. Le silence se prolongeait; on attendait effectivement quelque chose... "Exactement comme dans une famille quand quelqu'un part pour un long voyage; il ne reste plus qu'à se lever et faire une prière", pensa notre héros. ( Le Double , p. 253 )’

Car la prière est la forme extrême de l'appel de la parole, adressé à l'Autre. Dans la prière, l'intense absence créée par le silence rend très intense la présence fragile de soi. Ainsi Goliadkine passe-t-il au jugement dernier pour y être condamné par le docteur dont les derniers mots sont une réponse ‘"sévère et terrible comme une sentence"’( Le Double , p. 258 ).

Dans l'analyse précédente, David Patterson a montré que Goliadkine commence dans un état de narcissisme d'où la parole est absente. Pendant le reste du roman, il est engagé dans une lutte pour regagner la Parole et avec elle, son "moi". Quand ses efforts deviennent de plus en plus vains, il sombre de plus en plus dans la folie. Erigeant continuellement des murs autour de lui, et essayant d'assurer tous ses arrières, il s'enfonce de plus en plus dans une situation compromettante et, c'est une indication de plus de son éloignement de la parole. ‘"A mesure que le langage devient plus fonctionnel, dit Lacan, il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier, il perd sa fonction de langage. "’ ( Lacan, p. 180 )

Goliadkine est finalement perdu dans le fonctionnel, car il se trouve irrévocablement dans la négociation.

Encore une indication que Goliadkine a perdu la parole, ressort de son incapacité à fournir une réaction qu'il puisse reconnaître comme lui appartenant. Puisque, comme nous avons vu, chaque parole appelle une réponse, une relation à la parole est au moins en partie constituée par la capacité à répondre. Et parce que Goliadkine ne peut que répéter mécaniquement le discours de l'autre, il ne peut réagir ni à l'autre, ni à lui-même. Voilà la conséquence d'avoir été emprisonné dans une lutte pour gagner la reconnaissance de l'autre.

Capturé par l'autre ou le double, l'imaginaire éclipse le réel et Goliadkine est condamné par l'Autre.

Qu'avons-nous gagné à examiner le Double en utilisant ce que dit Lacan de la parole? Tout d'abord, nous avons vu que Goliadkine ne peut être réduit au modèle de Jekyll and Hyde, dont la personnalité schizoïde est aggravée par l'apparition du double.

Deuxièmement, nous avons trouvé que sa folie ne peut être élucidée en faisant appel à une idée sociale, si cela signifie réduire une telle folie à un strict phénomène de société.

Nous avons découvert en outre que Goliadkine n'est pas simplement un cas d'angoisse chronique, ni qu'il devient fou à cause de l'apparition d'une représentation de la réussite qu'il ne pourrait jamais atteindre.

L'apport de Lacan nous a permis de comprendre que ce genre d'investigation de la psyché doit, à un certain point, inclure une étude du langage de la psyché. Le double révèle une connexion entre un sujet qui parle et un sujet qui existe . C'est à dire que Lacan nous a permis de voir la primauté du langage et de la parole dans la manière dont nous considérons notre relation avec le monde; nous existons dans une structure où la parole répond à la parole et non dans un complexe où la parole répond au réel.

Même si toutes les autres études étaient conduites avec précision et une argumentation cohérente, aucune n'a pris en compte cette dimension de la situation. Ainsi la phrase de saint Jean retournée par Goethe --Au début était l'action -- est-elle à nouveau inversée, Lacan écrit, ‘Ainsi le renversement goethéen de sa présence aux origines : " Au commencement était l'action", se renverse à son tour : c'était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans sa création, mais c'est l'action de notre esprit qui continue cette création en la renouvelant toujours. Et nous ne pouvons nous retourner sur cette action qu'en nous laissant pousser toujours plus avant par elle ’. (Lacan, p. 150 )

C'est peut-être Buber qui l'exprime le mieux : "‘Au commencement était la relation’."

Notes
510.

Cf. ce que dit Michel Schneider dans Voleurs de mots , Gallimard 1985. "La cure analytique elle-même se déroule dans un espace où les significations sont sans auteur, et les pensées toujours flottantes par rapport à celui qui les exprime nommément, décalées, inassignables en propre." (p. 33 )

511.

Anthony Wilden, commentary in Lacan, The Language of the Self , Baltimore : The Johns Hopkins Univ. Press, 1968