1 Le Double, le tableau et la scène analytique. Paroles de psychanalyste

Didier Anzieu a beaucoup écrit sur Francis Bacon, mais nous nous limitons dans cette étude, à un article paru en 1977, L'image, le texte et la pensée qui nous montre le mouvement caractéristique de l'écriture.

L'écrivain Didier Anzieu se met lui-même en scène dans son quotidien, je qui visite l'exposition Francis Bacon, à Paris, un vendredi après midi au printemps 1977, et je rédigeant le texte que nous lisons.

Ce qui est présenté ensuite, c'est ce qu'a vu Didier Anzieu sur l'espace de la toile. Et en fait cette première impression renvoie le spectateur à "l'image de notre propre corps".

Les termes rendent présents ( emploi des temps -- nominalisations ) l'émergence des corps et de leur angoisse. Corps prêts à se vider, souillés dans un univers de bidets, tinettes, souillure de sang et de la vomissure.

Alors que le peintre est enfermé dans un ailleurs -- notice de dictionnaire -- (Picasso, l'Espagnol, cet Anglais d'Irlande ) ou détails biographiques (l'alcoolisme du peintre ) qui intéresse peu, sinon comme une référence éloignée -- les entretiens avec David Sylvester constituant un horizon incontournable de lecture --, les images s'écoulent et débordent dans le texte d'Anzieu avec leur violence, leur vulgarité indécente. Le spectateur est englobé dans le texte, dans un "nous" qui le place au même rang que celui qui écrit, celui qui voit, puisqu'aussi bien il est le destinataire du texte.

De son écrit l'analyste attend qu'il "subjugue", et communique sa propre vision en place du tableau.

L'absence du tableau et l'éloignement du peintre permettent la mise en place d'un double et de l'inversion.

Au spectateur, de retourner ce qu'il voit, et de ce moi qui s'échappe, prendre une vision pour se constituer lui-même. Au coeur du texte, le Moi-Peau introduit dans les limites du tableau, le regard du psychanalyste. Les corps-figures nous représentent l'appareil psychique, et les images que le Moi peut se faire du corps. Entre la veille et le sommeil, quelles images du corps se forment ou se déforment dans notre appareil psychique?

Dans Le Moi-Peau , Didier Anzieu se réfère à la peinture de Francis Bacon, quand il étudie l'affaiblissement du sentiment des frontières du Soi.

Francis Bacon, dans ses tableaux, peint des corps déliquescents à qui la peau et les vêtements assurent une unité superficielle, mais dépourvus de cette arête dorsale qui tient le corps et la pensée : des peaux remplies de substances plus liquides que solides, ce qui correspond bien à l'image du corps de l'alcoolique 512

Des corps qui se vident, des miroirs qui ne fonctionnent pas en tant que miroirs. La toile peinte, dans la continuité des tableaux, installe la scène analytique, "d'une toile à l'autre". Le fait que Bacon, refusant la peinture narrative, "celle où le tableau oubliant qu'il est d'abord image, se prend pour un texte et prétend raconter", situe ses tableaux dans l'instantanéité, propose au spectateur et lui rend visible une image du sujet, "incarnation imagée" pour prendre l'expression de Lacan, du sujet appelé dans le tableau, sujet indéterminé.

La suite des tableaux accrochés dans une exposition, qu'elle soit celle du Grand Palais en 1971, du Musée Cantini à Marseille en 1976 , de la Galerie Claude Bernard au printemps 1977 apporte la visibilité à la succession des perceptions, comme autant d'éclairs illuminant les choses, le temps du tableau.

Ceux qu'Anzieu appelle ‘"les personnages de Bacon’" n'ont aucune fonction narrative, puisqu'ils offrent seulement des morceaux, lambeaux de chair, de vêtement dans un décor qui lui aussi tombe en lambeaux. Espace antérieur à la parole, au fantasme. ‘Le spectateur assiste ainsi au ratage de cette projection première du corps par laquelle, comme l'a montré Sami-Ali, chacun de nous se constitue son espace interne propre. ’

Qu'est-ce qui est donné à voir? Quelque chose qui donne un sens nouveau et différent à la régression.

‘Voilà comment ils se sentent : ombre, déchet, morceau, mais point encore si’ gne (p. 121 ) . Voilà comment ils se sentent et se manifestent à nous. Les sens qui font percevoir la réalité, yeux, nez, bouche, oreilles, disparaissent, se ferment, se déplacent, s'ouvrent au hasard, n'importe où, vides et débranchés. Les instruments qui peuvent nous faire connaître la réalité connaissent le même sort, bouchés, ‘"viciés, corrompus, altérés, cassés"’.

Dans les autoportraits, où l'individu devrait regarder son image, les miroirs sont vides.

‘"Achoppement, défaillance, fêlure"’, ce quelque chose, selon Lacan lecteur de Freud, qui va trébucher dans une phrase écrite et produire une béance où se manifeste l'inconscient, c'est ce qui se profile, ce qui vacille, ce qui émerge pour se présenter à moi, spectateur. Ce qui est appelé "tableau" fonctionne, sous le regard de l'analyste, comme une partie psychotique de l'appareil psychique. Silence cruel des portraits. ‘Tant de béances , autant d'inconsistance’ Le visiteur ne trouve plus de mots. Ici nous entrons dans le monde de l'incommunicabilité (...) des réponses absentes à des questions restées informulées .

L'espace qui devrait être l'espace du tableau est l'espace interne tel que chaque sujet se le constitue, mais ici avec un sujet absent ou néantisé, ou pas encore présent, et une organisation détruite, à moins qu'elle n'ait pas encore eu lieu.

Scène première, scène primitive et répétition, puisque, d'un tableau à l'autre, les figures semblent être visées, touchées, blessées, détruites, pour renaître dans le tableau suivant.

Lacan distingue plusieurs façons d'explorer la peinture pour un psychanalyste:

Ce que fait Freud avec Vinci, quand il s'interroge sur la fonction qu'ont jouée son fantasme originel et le rapport à ces deux mères qu'il a figurées par un corps double avec enchevêtrement de jambes à la base.

Cette voie -- psychanalyser le peintre -- apparaît à Lacan d'une hardiesse et d'une impudence folles, psychanalyse ‘"toujours si gluante, si scabreuse, et qui provoque toujours chez l'auditeur une réaction de pudeur."’ 513

Le psychanalyste peut aussi voir le principe de la création artistique dans ceci qu'elle extrairait la représentation ou ce qui en tient lieu. Lacan parle alors de peinture onirique, qui quelquefois émerge -- et qui fait de l'art à la limite un art "psychopathologique"

Il peut encore interroger la création du peintre et voir ce qui est en jeu dans cette création.

Cette troisième voie, c'est celle de la peinture dompte-regard , où ‘le trompe-l'oeil de la peinture se donne pour autre chose qu'il n'est’ ( Lacan, p. 127 )

Se recouvrent dans une sorte de suture, le temps d'arrêt terminal du geste, et l'instant de voir qui , lui, est initial.

Il nous semble bien que c'est dans la troisième voie que s'engage Anzieu. Cet autre chose, cet ailleurs qui est en jeu situe le tableau avant la Parole, ‘"un univers d'avant la marche et d'avant les mots"’. Le prouvent ces fragments de journaux, en bas du tableau, sur des feuilles déchiquetées : ‘"des consonnes se répètent, intercalées avec des voyelles, et se dispersent avant d'avoir pu former des syllabes"’.

Ce monde du silence, d'avant la Parole, où seul le geste peut faire sens, ce geste terminal, pour reprendre l'expression de Lacan, n'a aucune autre forme de communication.

Une seule et même chose s'exprime dans un silence cruel ( ... ) une chose qui peut se montrer, non se dire, à savoir que dans cet univers rien ne peut se dire

Ce que souligne Anzieu avec les glaces qui ne répondent plus, et le double, tour à tour uni et confondu avec le corps, tantôt lui tournant le dos. Le corps morcelé, ce corps qui se montre dans les rêves, reste à un stade archaïque avec des miroirs qui ne réfléchissent pas son image.

‘L'individu n'y regarde pas son image spéculaire -- comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt il y a au contraire continuité entre elle et lui : il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double. ( Didier Anzieu, p. 120 ) ’

C'est toujours l'illustration d'un impossible circuit de communication. Tout ce qui est passage ( orifices du corps, narines par exemple ) est "débranché", ou déplacé, ou vide, ou ne conduit nulle part. ‘Bouches dans lesquelles n'entre nulle parole’ .

"Univers d'avant la marche et d'avant les mots", ou univers de psychotique?

Notes
512.

Didier Anzieu, Le Moi -Peau , Dunod,1985

513.

Lacan, Le séminaire , XI,Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Le Seuil, Points, 1973, p. 125