2 De l'analyse du tableau à l'auto-analyse

‘Depuis que j'ai entrepris d'étudier l'inconscient, je m'apparais à moi-même très intéressant. Dommage qu'il faille toujours avoir la bouche cousue pour ce qu'il y a de plus intime.
Das beste, was Du wissen kannst,
Darfst Du den Buben doch nicht sagen
514

Cet extrait d'une lettre de Freud à Fliess avec les vers du Faust de Goethe que Freud aimait citer (p. 210, op.cit. ), paraît se rapporter à la relation qu'entretient l'analyste à la fois avec le tableau et avec lui-même, avec ce que l'analyste fait pour lui-même du tableau. Le texte écrit par l'analyste constitue en quelque sorte une version seconde, un double du tableau, qui exerce une action sur lui-même.

Ce qu'écrit Anzieu dans Beckett et le psychanalyste 515, récit "fictif" au sens freudien, de la psychanalyse de Beckett par Bion, aide à comprendre la position dans laquelle se met le spectateur-analyste, sans demander la permission à l'auteur, sans même le prendre en compte, avec le seul souci d'aller de la "chair" du tableau, ce corps de l'oeuvre, à des mots pour la dire.

Il y a un réservoir, une nappe phréatique de pensées sans propriétaire. Créer, c'est percer dans le sol un puits jusqu'à cette nappe ( p. 92, 93 )’

Ce que dit Anzieu de son travail sur la psychanalyse de Beckett peut modéliser son écriture sur Francis Bacon.

‘L'auteur de ce livre-ci, qui est et qui n'est pas tout à fait moi-même, qui est plus qu'un lecteur et pas tout à fait un auteur, fait écho dans sa lecture, dans son écriture, de sa lecture, ou plutôt il se fait tout entier écho de ces échos, de ces nappes d'échos qui glissent sur lui, qui se répercutent dans la citerne de son corps, qui trouvent ses oreilles, les pores de sa peau, qui l'assourdissent, le caressent, le parsèment de points douloureux, excitent en lui des pensées nouvelles. ( Didier Anzieu, p. 93 )’

Beckett et Bion partagent un fond commun, ce qu'Anzieu appelle "ce méconnu"516

Un rapprochement de Francis Bacon ( voir dans l'article étudié la référence explicite à Bion et à sa vision de la partie psychotique de l'appareil psychique) établit un rapport étroit entre le couple Beckett/ Bion et le couple possible Bacon/ Anzieu. ‘"Bacon sur ses toiles peint ce méconnu de façon telle que sa révélation apporte un choc à la conscience du spectateur."’

Les territoires du Soi, énumérés, démembrés, disloqués sont observés de l'extérieur, recensés par le psychanalyste, comme ils l'ont été par le peintre, sur la toile. D'un côté, les peintures de Francis Bacon, de l'autre la constitution par Anzieu du Moi-Peau. Les images du corps qui se forment ou se déforment dans l'appareil psychique, états de passage, aux frontières du Moi, insaisissables, peuvent être représentées à partir des figures qui émergent et se détachent dans la peinture de Francis Bacon.

Le processus primaire, ‘"ce noyau imperdable de l'être psychique"’, l'infantile, l'archaïque, le névrosé, ne peut se faire jour dans la parole. Ce qui a rapport à l'inconscient est soumis à une dérive, avec ce qui arrive de non voulu, d'inattendu, auquel le style de l'analyste doit s'ouvrir.

Anzieu prend ses distances par rapport à la phrase fameuse de Lacan, ‘"L'inconscient est structuré comme un langage"’, mais cède malgré tout à "l'illusion scripturale"qu'il dénonce chez le psychanalyste écrivant : ‘A m'écouter ou à me lire, sous-entend l'auteur, vous entendez la parole qui soumet l'inconscient à sa loi, et qui permet d'en maîtriser la connaissance, -- car il n'est d'autre maîtrise sur l'inconscient que de parole analysante’ (L'image, le Texte et La Pensée , p. 129 )

Ce qu'il vise, ce n'est pas à faire parler l'inconscient, mais à récupérer le corps dans la lettre, et aussi à récupérer le corps dans le tableau.

Notes
514.

"Ce que tu sais de mieux, ne le raconte pas aux garçons". Paroles de Méphistophélès que Freud a souvent citées.

515.

Didier Anzieu, Beckett et le psychanalyste , Mentha Archimbaud, 1992

516.

"Le processus pervers et stérile du renversement à l'envers est alors retourné. La souffrance est retournée en jouissance. Ce retournement amène à la surface du Moi, c'est à dire de la conscience, ce que le renversement avait pour but de brouiller, de dénier et permet de donner une parole à ce méconnu. Ce méconnu, fond commun à Beckett et à Bion, le premier en fait une oeuvre littéraire, le second une oeuvre psychanalytique. Et par une saisie inconsciente de ce qui flotte dans l'air du temps, Bacon sur ses toiles peint ce méconnu de façon telle que sa révélation apporte un choc à la conscience du spectateur." (p. 241 )