5 Pour finir, la trace et le bloc-notes magique

Nous avons réservé, pour conclure notre interrogation sur la lecture de l'analyste au travers de l'article d'Anzieu, ce qui est dit de la trace qui est à la fois présence et effacement, et pourtant trace de quelque chose qui a été et qui sera, du côté où ça ne cesse pas de pas s'écrire, du côté du double et de l'absent.

Faut-il témoigner pour un fantôme? Faut-il écrire à la première personne? et à quoi renvoie ce "je" dont se nourrit quelque part l'écriture?

Anzieu laisse volontairement dans l'ombre, la part de son propre inconscient, pour se faire le serviteur de l'inconscient du lecteur, du spectateur, de l'analysant.

Citons encore André Green écrivant dans un article intitulé Transcription d'origine inconnue : Le psychanalyste écrit ‘"surtout pour exorciser cette tyrannie qui est en lui, celle de l'ignorance de l'inconscient aliénant. (... ) Cette écriture est de dévoilement -- que ce dévoilement n'aille pas sans sécréter son propre voile, voilà qui est sûr. La trame, non pas celle du texte tissu mais celle de la toile d'araignée de l'inconscient , se tisse et se retisse sans relâche."’ (N.R.P. , p. 33 )

Le double qu'il soit hoffmannien ou pictural est nécessairement l'irreprésentable. Facteur partagé avec l'inconscient, la pulsion. Comment "faire passer" cet irreprésentable dans l'écriture? Ecrire, transcrire, traduire (voir Nerval qui utilise aussi la lecture de traces peintes ou modelées par d'autres). Ce qui est inscrit dans la peinture permet l'acte même de l'écriture, faire découvrir qu'il y a un fond, et que sur ce fond donné à la parole, procède ‘"l'acte d'entendre la parole dans son dit"’.

La question des traces conduit Anzieu de la peinture à Freud et au bloc-notes magique, -- Wunderblock -- fameuse métaphore de l'inconscient, métaphore de l'écriture, de la conscience ...

‘Toutefois, il arrive que, dans ses tableaux, aussi dérisoire et jaunâtre qu'elle soit au bout du fil, une ampoule électrique parfois fontionne. Sur une de ses dernières oeuvres même, la porte sombre habituelle devient une jalousie, derrière laquelle, entrevue, luit une lune pâle. Ainsi la lumière est possible, et avec elle l'espoir de parler un jour à quelqu'un qui entende; les corps les plus rongés ne le sont qu'à demi et là où un des cinq sens s'obture, un autre, avant de s'éteindre, se rallume. Avec cette lumière ou cet espoir, la possibilité de laisser une trace devient possible, d'en laisser deux, même, dont la plupart des tableaux de la dernière exposition déploient des permutations innombrables. L'une de ces traces est un disque : on dirait une pièce de monnaie, ou un orifice, ou la marque du sein sur la joue après la tétée. L'autre est une coulée comme une bavure, une giclure, sortant d'un tube, une vomissure, ou une chiure, mais une bavure blanche et pâteuse et rugueuse même comme une main maladroite et rude éveille sur la peau, comme une voix même rauque, éveille dans l'oreille ce qui s'appelle un contact. Quelque chose a été enregistré, mais qui ne peut être dit et effacé mais qui peut être rendu, au double sens de vomi et de tracé, une qualité sensible et première, et par elle un échange direct, bien antérieur à toute narration, peut s'établir entre celui qui la produit et le visiteur qui subit le choc de cette vision. ( L'image, le texte, et la pensée , p. 123 )’

Freud représente dans un article de 1925 l'appareil psychique sous la forme d'un appareil commercialisé, sorte d'ardoise magique : C'est un ‘"tableau fait d'un morceau de résine ou de cire brun foncée encadré de papier"’ et ‘"recouvert d'une feuille mince et translucide qui est fixée à son bord supérieur et libre à son bord inférieur"’. 518

L'organisation du bloc-notes tel que l'a conçu Freud permet à la fois de détruire, de garder la trace, et de fixer de nouvelles notes. On écrit sur le feuillet de celluloïd de la feuille qui recouvre le tableau de cire. Un stylet pointu raie la surface où l'écriture s'inscrit en creux. Le style fait adhérer , en tous les points qu'il touche, à la fois la face inférieure du papier ciré mince au tableau de cire, et les rayures apparaissent en écriture sombre sur la surface de celluloïd.

Pour détruire l'inscription, il suffit de séparer du tableau de cire la feuille qui la recouvre avec ses deux couches. Le contact rompu, le papier est à nouveau libre d'inscription, pour recevoir de nouvelles notes. En fait, la trace est conservée dans la cire, mais il faut un éclairage approprié pour pouvoir lire l'inscription.

L'écriture sombre n'était que l'écriture visible. Ce qui est figuration optique n'est pas l'écriture inscrite. Le fait que la feuille redevienne toujours blanche rend l'écriture toujours prête à disparaître comme un reflet dans le miroir. Le miroir peut toujours faire croire qu'il garde l'image reçue. L'écriture sombre et ce qu'elle reflète aide à la reconnaissance des choses qui s'écrivent à l'intérieur -- l'inconscient.

Mais si la parole croit pouvoir se rendre visible dans une écriture immédiatement visible, qui la reflète, elle quitte le lieu où précisément la trace inscrite est impossible à déchiffrer directement.

Ce qui revient à utiliser la métaphore/analogie de Freud, avec l'apparition, disparition, reflet et effacement de l'écriture, pour l'inconscient comme il l'a fait, pour l'écoute analytique ( voir l'article de Fedida ), mais aussi pour la peinture et le rôle du verre. Le rôle du verre prend tout son sens dans une lecture psychanalytique.

La structure de l'ardoise magique (révélation de signes suivie de leur effacement) est reproduite - involontairement -- par Francis Bacon, qui met sous vitre ses tableaux, afin que le visiteur en les regardant s'y regarde et reconnaisse, superposés, l'image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, de sa souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l'angoisse de l'effacement de soi. Ainsi, même là où n'a pas suffisamment fonctionné le premier miroir qu'est l'environnement maternel et familial de l'enfant, cet effacement est reversible, en ce qu'il laisse la place à une révélation de signes, et la prise de conscience peut advenir. (L'image , le texte et la pensée , p. 124)

Notes
518.

Traduction de J. Laplanche et J. B. Pontalis, dans La table d'écriture , article de Pierre Fédida dans La nouvelle revue de Psychanalyse , Numéro 16, Automne 1977