Conclusion

Notre étude s'est proposé de cerner la figure du double en littérature à partir d'un modèle mis en place par Hoffmann au dix-neuvième siècle, modèle dont on peut dire qu'il a rayonné jusqu'au début du vingtième siècle, pour trouver un aboutissement dans la lecture qu'en a faite Freud au travers d'Hoffmann lui-même et d'autres histoires de doubles.

Comment conclure et peut-on conclure, alors que le terme de notre étude marque seulement une pause dans un cheminement qui se poursuit? La fécondité d'une figure placée sous le signe de la prolifération et de la série, loin de s'affaiblir, trouve seulement d'autres formes et d'autres supports. Les séries américaines au delà du réel recueillent les doubles fantômes, et la génétique avec les clones se prête à la multiplication du semblable. Le développement des techniques et de la science dont on aurait pu croire qu'il allait triompher définitivement des créatures de l'ombre, double le monde réel d'un univers virtuel où s'affirment tous les possibles. Le virtuel se rapproche de l'objet actuel et contribue au contraire à donner un champ nouveau à des "séries" post-modernes héritières des vieux mécanismes du Double.

Le cinéma qui a perdu jusqu'au souvenir de L'Etudiant de Prague , fait aujourd'hui accepter l'idée des clones humains, la division des cellules à l'infini donnant naissance à des cellules identiques qui peuvent, à des mondes de distance, vivre et mourir à l'identique. Il suffit de faire paraître des images identiques, authentifiées par le discours pour avoir l'adhésion troublée et inquiète des spectateurs. Tout se passe comme si la science allait vérifier les multiplications des Sabines519 de Marcel Aymé.

Le jeu fascinant des silhouettes de la lanterne magique et des ombres chinoises cède la place aux images virtuelles qui frappent de doute la "réalité" de l'image unique, "vraie" reproduction de l'être humain L'image virtuelle suppose un monde où l'image retouchable, modifiable, varie au gré de celui qui l'utilise.

Dans la littérature, les écrits fictionnels au vingtième siècle, réélaborent le motif ancien du double. Dostoïevski regrettait de ne pouvoir devenir insecte520, Grégoire, dans La Métamorphose (1912) de Kafka, se retrouve dans son propre lit changé en un énorme cancrelat, développement irréversible qui le conduit jusqu'à la mort.

La reprise en miroir de textes antérieurs aussi bien par la littérature que par le cinéma, s'inscrit toujours parfaitement dans le processus d'écriture et de création du Double521.

La langue même peut jouer un rôle de miroir, dans la traduction qui se fait alors, selon l'expression d'Artaud traduisant Lewis Carroll, "traduction variation", mais aussi dans une réécriture plus distante. Nabokov écrit en russe à Berlin une première version du Double de Dostoievski, située à Prague en 1930, qu'il traduira ensuite en anglais, sous le titre de Despair . Quand Despair est publié en 1965, Nabokov revoit la traduction anglaise en la modernisant, ce qui le conduit à modifier après coup le texte russe.

Comme la littérature, le cinéma peut se faire palimpseste, réutilisant des images antérieures : Le visage de la créature de Frankenstein en noir et blanc apparaît dans le film en couleurs pour effrayer les agents du F.B.I., hommage ostentatoire à Mary Shelley.

Godard aime à répéter qu'il n'y a pas d'images vierges. Nous pourrions bien être entrés dans un univers où le double est devenu une valeur, ce qui pourrait remettre en question le plagiat et la propriété littéraire et artistique.

S'il n'est pas possible de considérer comme achevée une étude nécessairement partielle et limitée d'un motif qui continue à se développer et à s'enrichir, nous pouvons tenter de faire le point sur ce que notre analyse a pu mettre en évidence.

Là où nous avions pensé, à partir d'un premier groupe de textes d'Hoffmann à Chamisso et à Achim von Arnim, isoler un motif du Double, la singularité des traits rend difficile, voire impossible la découverte de types et la constitution d'une typologie du double véritablement opératoire.

Il semble plus relever d'un classement éditorial et commercial, avec un effet immédiat sur l'attente du lecteur, de regrouper, comme l'ont fait Jacques Goimard et Roland Stragliati dans leur Grande Anthologie du Fantastique , histoires de doubles, de cauchemars, de délires, d'aberrations... Pourtant certains modèles de référence se détachent et peuvent être repris en toile de fond : l'homme privé de son ombre et de son reflet dans la glace ( avec en abîme, Peter Schlemihl , Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre ), avec un prix à recevoir qui a quelque chose à faire avec le diable, sous les traits de Méphistophélès, Dapertutto, pacte qui n'assure pas son salut, mais donne un poids social. Nous avons vu avec Peter Schlemihl et ses "suivants" la valeur à accorder à l'ombre. L'ombre devient la pièce à échanger, l'espace d'une négociation avec l'autre. Consciemment ou inconsciemment, le thème de Faust inspire la fantaisie de ces objets de valeur, dont la caractéristique semble être de n'avoir pas de fond, comme la bourse de Fortunatus522 passant de main en main et de texte en texte, mise en scène dans l'Etudiant de Prague .

Au motif de l'échange et de la bourse sans fond, se superpose la rencontre que l'homme fait avec cette ombre identique, ce double détaché de lui-même. Qu'ils s'appellent Docteur Jekyll et Mister Hyde, Goliadkine et l'autre Goliadkine, le combat mortel avec l'Autre où l'Autre prend le dessus reste le pôle attendu avec l'issue fatale. La partie se joue à deux. La fascination du même, le narcissisme, est un piège mortel, ou sans autre issue que l'enfermement psychiatrique. Les variations d'une histoire à l'autre avec la hantise du trop fameux William Wilson portent sur la répartition des valeurs morales, qui font du Double un bon double (William Wilson) ou un mauvais double ( Goliadkine ).

Nous avons laissé volontairement dans l'ombre l'homosexualité souvent invoquée dans les études sur le Double. A ce point de notre analyse, nous avons vu se succéder des figures le plus souvent masculines, féminines parfois (Aurélia), où la jeune fille perdue et retrouvée confond ses traits avec ceux de la Mère ou d'une représentation de la Vierge à l'enfant pour devenir la Mort.

Le passage du masculin au féminin confond l'objet du regard et du désir en un Etre unique. Un point commun réunit ces êtres, la présence de la Mort, au coeur de la création, derrière la porte non-ouverte des tableaux de Francis Bacon, dans le choeur des fantômes du Tour d'écrou .

La traversée de tous les textes littéraires permet de souligner quelques points qui semblent toujours revenir : la métamorphose, l'obsession de la mort, la circularité, les retours, les répétitions. L'obsession de la mort, cet espace à la fois recherché et fui, la vie dont on veut sortir, et la mort plusieurs fois annoncée, évitée avec des détours, c'est l'héritage du double archaïque, "cette image impalpable du mort supposée rester auprès du cadavre", et qui subsiste aussi longtemps que le corps n'est pas détruit523."

La métamorphose, depuis celle de Lucius en âne, jusqu'aux métamorphoses animales contemporaines, contredit la cohérence du sujet appelé à être à la fois lui-même et un autre, Janus avec des visages superposés, comme certaines images de Bellmer, et contamine le paysage et les choses. Comme si les limites des corps n'existaient plus ou n'étaient plus perçues. On sort de son corps, on devient insecte ou chien en gardant à l'intérieur de soi son identité que les autres ne reconnaissent plus. La peinture et la musique disposent de moyens spécifiques qui permettent au spectateur de percevoir immédiatement le double sens et le mouvement dans l'image statique. La musique est aussi utilisée dans une double direction, pouvant séparer la ligne mélodique et la parole et d'autre part jouer à contre sens ou de façon inattendue des instruments. Les jeux du petit Miles et de Flora, devenus en passant d'Henry James à Benjamin Britten, des jeux musicaux, ouvrent la porte des morts.

Dans la mesure où nous avions choisi de faire une étude sémiotique des figures du Double, nous avons retenu le parcours traditionnel pour faire une lecture des récits, du parcours narratif au parcours figuratif. Le traitement de l'espace dans les textes littéraires met toujours en valeur l'isolement du double, par différence avec la société qui devrait l'entourer. Qu'il soit à l'intérieur, enfermé dans sa chambre ( la chambre de L'Etudiant de Prague ) par exemple ou à l'extérieur, l'espace qui entoure le sujet ne semble fait que pour l'écraser et précipiter sa course et ses déambulations, à l'image des décors expressionnistes. L'espace du dehors a la forme de l'espace du dedans, espace d'exclusion souvent. La promenade de Goliadkine pour échapper au Double s'achève par une bagarre avec l'autre. Certains décors sont plus utilisés que d'autres et constituent d'un récit à l'autre, comme d'une toile de Bacon à une autre toile, une topologie idéale d'une ville imaginaire : Berlin, Prague, l'Italie dans le domaine germanique, mais aussi les maisons désertes. C'est à la fois pour le lecteur un espace familier, -l'énonciation glisse au présent --, et aussi en contrepoint un espace de conversation, et de communication, si l'histoire du Double est d'abord une histoire, -- deux fois contée pour Hawthorne.

L'espace peut aussi exploser en quelque sorte et devenir l'univers, un infini d'espaces. Moins espace ouvert malgré ses dimensions que lieu de non-lieu et de non localisation. Fuir un lieu, c'est encore en retrouver un autre. Comment se faire insaisissable, quand la porte ne représente pas une fermeture, mais l'ouverture sur une menace encore invisible? La recherche du peintre Francis Bacon rejoint la démarche poétique de la littérature.

L'utilisation de territoires dévolus à des communautés permet la mise en place de ghettos, de territoires des morts, autant de cachettes, d'interstices, de replis où le Double peut se glisser, sur les marges, dans les bords, à la frontière, dans le flou. On reconnaît le décor des films allemands.

D'autre part, l'espace se dédouble et changer d'espace pour le sujet induit une double vie. Prenons pour exemple Gradiva et les déplacements de l'archéologue et de Zoé . De l'Allemagne à Pompéi, on retrouve le double décor de la Princesse Brimbilla, de l'étudiant Anselme, avec le symbolisme de l'archéologie cher à Freud.

Britten a intégré musicalement le découpage de l'espace que lui fournissait James avec l'espace des fantômes, la verticalité de la tour pour Miles et les eaux mortes de l'étang pour Flora.

L'espace objectif des cafés où l'histoire est racontée, le coin du feu avec la réunion familiale est doublé d'un espace524 où le fantasme prend son essor, relayé par l'espace nocturne des rêves.

Le temps connaît les mêmes développements, avec une linéarité brisée par des plongées dans le passé ou dans une vie antérieure qui peut remonter aux premiers temps de l'univers. C'est sans doute le texte de Nerval le plus frappant dans la mesure où tous les repères nous échappent. Il n'y a plus de ligne droite pour un moi décentré, disjoint, mais des retours en arrière dans un passé véritable ou dans un passé mythique, un retour circulaire comme le labyrinthe borgésien. Des événements déjà passés sont présentés, dans Hawthorne, comme encore à venir.

Comment, sur un tel fond, une histoire peut-elle se détacher avec une cohésion interne et rentrer dans le cadre narratif? Freud remarque que les romans d'Hoffmann sont trop emmêlés pour qu'on puisse en faire un récit compréhensible, et conseille, quand il s'agit du motif du double, de "dégager les points les plus saillants et de chercher si, pour ce motif une dérivation à partir de sources enfantines est permise."525 L'incapacité avouée de Freud souligne le fait que le texte n'a pas été écrit pour raconter une histoire. Le double ne peut constituer, semble-t-il un acteur engagé dans une histoire, fût-elle une histoire de double. Le sujet, même si on admet qu'il part à la découverte de soi, -- ce qui serait la quête --, n'entre pas dans l'univers greimassien, avec en face de lui un anti-sujet qui serait le double, avec la mort à la fin du parcours. La menace que représente le double sur l'identité n'est jamais levée, et toute transformation, au lieu de s'inscrire dans une progression ou une dégradation, finit par enfoncer le sujet en lui-même, dans une circularité qui exclut la narrativité.

L'histoire de double est une histoire faite de trous, de manques, toujours en suspens, sans commencement, et surtout sans fin, puisque le double réapparaît dans une autre histoire, un autre lieu.

Toute tentative d'épuisement est vouée à l'échec dans un texte qui n'est qu'un collage de fragments, métaphore des lambeaux de non-moi qui défont le moi.

L'importance du voyage, voyage dans l'espace et dans le temps, inscrit dans la figure du double avec la transformation dans les deux sens à la fois526 , permet au double de passer d'un corps à l'autre, d'un espace à l'autre, moins en quête d'une identité où se fixer que manifestant l'existence d'espaces imaginaires qui peuvent tolérer sa présence doublée de son absence et son absence doublée de sa présence.

L'illusion "réaliste" définit un monde rationnel régi par la rigueur d'un code qui distingue le personnage "vrai" des illusions de la fiction. Avec le double, tout est faux et tout est vrai. Etre de fiction, il cesse d'être soumis aux règles qui vont devenir les règles du roman au dix-neuvième siècle. Au lecteur de décider s'il entre ou n'entre pas dans les jeux du Double. S'il entre dans les jeux du double, tout est permis.

L'optique fantastique qui fait apparaître des spectres et des fantômes par illusion d'optique, les silhouettes découpées du dix-huitième siècle, entrent tout naturellement dans les récits, et ce n'est pas seulement métaphoriquement. Le dispositif spéculaire permet à l'oeil de se doter d'un complément qui favorise le regard, appelé à devenir le lorgnon de Freud, et aussi de toutes les variations de la perspective : le passage du grand au petit, du petit au grand. On se rappelle les jeux de Sylvie et Bruno, dans Lewis Carroll où l'appareil mis au point par Mein Herr fait de l'éléphant une souris. Le couloir qui sépare le Voyageur enthousiaste dans la chambre des étrangers de la loge de l'Opéra pose l'existence de deux espaces contigus, l'espace du sommeil et des rêves rattaché par une lorgnette à l'espace théâtral de la Musique et du Chant.

La mise en abîme qui fascine Michel Foucault dans la peinture, quand il étudie Les Ménines de Vélasquez, ces "contrebandes de la vision" qui irritent Louis Aragon par leur côté conventionnel, font partie de la fantasmagorie et du "catalogue d'armes" du double. La figure du Double est toujours une "Apparition"527, suivie d'une disparition, que le double soit reflet ou ombre, ce que justifie le dispositif optique.

Quel que soit le dispositif auquel celui qui regarde a recours, il ne voit souvent qu'une partie de l'"image" morcelée, "encadrée", par le cadre d'une fenêtre par exemple, glissant vers le portrait et l'image peinte. Le miroir peint se fait miroir d'encre. Immobilité, mise à distance, caractère énigmatique de scènes dont la signification échappe à celui qui regarde, de l'autre côté de la rue, sans que le lecteur sache qui a mis en scène. Ouverte ou fermée, la fenêtre est à la fois cadre, écran et voile.

Pour dire le double dans un texte littéraire, son apparition, son effacement, sa transformation, il faut un autre langage que celui qu'utilise la pensée rationnelle : nous avons souligné dans notre parcours l'usage des modalisations, des corrections, de la succession des métaphores, de la tentative, autant qu'il sera possible de laisser plusieurs sens, de voiler ce qui ne sera pas dévoilé. Ce qui est inconnu, inexplicable, n'est pas éclairé par une explication qui réduirait l'étrange à nos valeurs habituelles, mais reste dans la chambre noire.

L'analyse de la figure du double dans la musique, la peinture et au cinéma nous a donné une idée de la façon dont les autres arts traitaient ce qui ne peut être figuré. Il est intéressant de voir que, à la fois on retrouve des dispositifs assez semblables dans la peinture et au cinéma : la présence obsessionnelle des cadres, des portraits, portraits photos, miroirs et portes, de tout ce qui crée ce que Lacan appelle justement cette béance soudaine d'une fenêtre qui s'ouvre. L'émiettement des figures, les traces brouillées abolissent la distinction entre le double et ce qui serait l'original. De même, la musique, le chant surtout, confère à tous les degrés de l'être une réalité unique, à la limite extrême de ce que peuvent exprimer les sons : la femme qui fantasme ou se souvient dans Le Tour d'Ecrou , les enfants qui rêvent ou sont hantés par les fantômes, les fantômes eux-mêmes. La musique installe au-delà des limites de la scène, et dans les limites de la scène, un espace vivant, que viennent moduler plusieurs clivages ( clivages de l'espace, la tour..., et clivages sonores ). Au sein de cet espace qui est instauré s'établit un va et vient entre les plans musicaux et les personnages et leurs doubles. La musique littéralement double le clivage des personnages, et c'est elle qui fait percevoir, rend crédible, intensifie par sa présence, la réalité des fantômes.

Il me paraît que, de la même façon, au cinéma dans le film muet, ce qui se voit sur l'écran agrandi comme la peinture par la perspective, c'est l'occupation de l'espace, partagé en deux par une division violente, où le regard, regard de l'Etudiant, regard du spectateur, va chercher dans l'ombre, à l'arrière-plan, la présence oscillante, sortie du miroir. La transparence du fantôme continue à s'inscrire dans le miroir disparu. Le jeu des surimpressions, le partage collage de l'écran, de multiplication en multiplication, abolissent la frontière entre l'ici et l'ailleurs. Je suis où je ne suis pas .

Faire accéder le regard à l'irreprésentable, à cet écho intérieur des arrière-pensées, atteindre par la matière sonore le "son fantasque", un monde virtuel, ce sont les réussites recherchées par les images peintes, les images du cinéma, et la musique. Que reste-t-il à l'écriture? Sinon restituer avec des mots, avec une histoire toujours embrouillée, toujours fragmentaire, et toujours reprise, l'inconscient des fantasmes.

Pour finir, le recours à Freud et au"champ freudien" était nécessaire, puisque le "phénomène du double" est le plus saillant des motifs inquiétants et c'est Hoffmann qui fournit à Freud une entrée par la littérature. Le Double préside à la naissance de la psychanalyse, constituant une défense figurée contre l'anéantissement et la mort, à l'instar de la langue du rêve, et, dans un développement ultérieur, une instance particulière qui s'oppose au reste du moi et sert à l'auto-analyse, - dont on sait le rôle qu'elle a joué dans la psychanalyse.

L'approche de Freud du champ de la littérature a varié, ce que met en évidence notre choix de présenter les textes de Freud dans leur ordre d'apparition. Les analyses que Freud fait du Double sont datées, d'aucuns disent décevantes. Mais si elles n'ont sans doute pas une valeur de modèle, elles ont un double intérêt : elles nous permettent de mesurer la nouveauté et les limites de ces premières interprétations. Il nous reste, dans un deuxième temps, à chercher, en utilisant les données de la psychanalyse, ce qui est mis en jeu dans les textes, et ce qui implique l'inconscient du lecteur ou du spectateur.

S'appuyer sur la psychanalyse pour lire les textes de façon différente, nous conduit à aborder le Double à partir de la question du sujet, de ses rapports avec Autrui et avec l'inconscient. Que le Double puisse être le ça, la Chose, la régression, Julia Kristeva, lectrice d'Aurélia , le débusque dans la trame et les répétitions du texte. Le clivage du Moi, qu'il soit angoisse de la Mort, peur de la castration, tentative de rejoindre l'Autre absent ou refus de le rencontrer, cherche un lieu, un espace, un temps où donner sens par la Parole.

Les simulacres sont une façon de mettre hors de soi, reflétés, multipliés, dédoublés ses propres doubles, dont on peut voir ainsi la réflexion sur des visages d'autrui. Le Moi déjà constitué, cherche à projeter hors de soi comme quelque chose d'étranger un Non-Moi inquiétant. C'est dans la Parole, dans le récit qui est fait que se constitue le sujet.

La présence du sujet, ce moi qui regarde et se met hors de soi, les personnages d'Hoffmann, d'Achim von Arnim, Nodier, Nerval, Hawthorne, le font apparaître comme le verre des tableaux de Francis Bacon où se reflète, multiplié, celui qui regarde. Pour nous lecteurs, quelque chose s'éclaire dans le miroir, que n'a pas vu Hoffmann. Ce n'est pas l'inconscient de l'auteur qui est en jeu, et que nous cherchons, comme a pu le faire Marie Bonaparte avec Edgar Allan Poe, ou Freud lui-même avec Jensen, mais un sujet inscrit en profondeur avec ses doubles, dans l'inconscient des textes528 ou plus largement des oeuvres artistiques mises en résonance.

Les procédures de l'analyse sémiotique permettent avec l'importance accordée aux séries, à l'interprétation des Valeurs du Sujet distinguées des valeurs sociales, de rompre avec l'analyse classique des textes de fiction et rendent ainsi possible une traversée des histoires de doubles attachée à rendre accessible les associations, les réseaux.

Que le texte soit écrit à la troisième personne ou à la première personne importe peu, de même qu'est reléguée toujours au second plan la question surnaturelle. Le Double est un possible, un irréel probable, enveloppé dans une sorte d'absence de signification.

Reste pour finir, ce qui revient au Tiers. Ce Tiers qui est le lecteur, spectateur, auditeur, interprète. Si on fait de la présence du Double une anamorphose, il lui appartient de trouver sa place et d'interpréter, de déchiffrer, -- cela peut l'être avec la psychanalyse --, cette image du Sujet qui lui est renvoyée. C'est en gagnant un point de vue privilégié que le spectateur peut voir émerger dans Les Ambassadeurs de Holbein, au premier plan, l'image d'un crâne.

Leurre visuel, le double, même s'il a souvent partie liée avec la mort et l'au-delà, l'entre-deux-morts, est aussi le lieu du désir inconscient et la source du plaisir. C'est en effet sur le plaisir du lecteur-déchiffreur, explorateur que nous souhaitons conclure.

Ce qui est régression, hallucination, impossibilité de communiquer se trouve retourné comme l'envers d'une bourse dans l'oeuvre de fiction, et ce retournement est source de plaisir. Les confusions, glissements d'un personnage à l'autre -- le Maître du majorat étant tour à tour le Maître et son cousin et aussi, selon la dénomination des Juifs, les premiers nés des animaux--, mêlent les identités. On échappe à son corps, à sa condition d'homme, à la grande route de la vie normale, à l'espace et au temps, pour rentrer dans d'autres certitudes, d'autres croyances. Les ressemblances, la perte des frontières entre le moi et les objets du monde, le spectacle de l'homme et de son reflet, se manifestent sur la base d'un jeu qui rappelle le jeu théâtral. Dédoublé, le lecteur, spectateur, auditeur, perd ses propres repères, mis lui-même hors de soi, il lui reste à se faire voyeur ou à prendre à son tour la parole, ce que fait Anzieu pour Bacon ou Henry James, sur ce qu'il vient de voir, de lire, ou d'entendre. C'est le rapport essentiel, la complicité pour Gilles Deleuze de la vue avec la parole.

‘Car quelle conduite tenir, vis à vis des doubles, des simulacres ou des reflets, sinon celle de parler? Ce qui ne peut être que vu, ou ce qui ne peut être qu'entendu, ce qui n'est jamais confirmé par un autre organe, ce qui est l'objet d'un oubli dans la mémoire, d'un Inimaginable dans l'imagination, d'un Impensable dans la pensée, -- qu'en faire sauf d'en parler?529 Le langage est lui-même le double ultime qui exprime tous les doubles, le plus haut simulacre’ .

Notes
519.

Sabine possède le don d'ubiquité et a le pouvoir de se multiplier en autant de lieux qu'il lui plait, de Paris à Bamako ou Shangai. "Dans la seconde même où Louise Mégnin mourait étranglée, ses soixante-sept mille et quelque soeurs rendaient également le dernier soupir avec un sourire heureux en portant la main à leur cou" (Marcel Aymé, Le Passe-Muraille ,Les Sabines , Gallimard, 1943, p. 69 )

520.

L'homme du Sous-sol dit : "Je vous le déclare solennellement; maintes fois déjà j'ai essayé de devenir un insecte; mais je n'en ai pas été jugé digne." ( Dostoïevski, L'Adolescent )

521.

Ecrire sur le Double nous oblige à rencontrer le plagiat. Il n'est pas possible dans le domaine du reflet, de la reproduction, d'éluder comme une nécessité le fait de réutiliser obligatoirement des formes existantes dans la littérature ou d'autres arts, cette réutilisation constituant en quelque sorte le fondement même de l'oeuvre. Voir Michel Schneider dans Voleurs de mots, Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée , Gallimard, 1985

522.

Dans Sylvie et Bruno , Mein Herr apprend à la jeune femme à fabriquer avec des mouchoirs une bourse sans fond, sur le modèle de l'anneau de Moebius, où tout ce qui est à l'intérieur est à l'extérieur et réciproquement, la richesse ne pouvant être atteinte qu'en faisant les choses à l'envers. ( Lewis Carroll, Sylvie et Bruno , 1898, Le Seuil, p. 301 )

523.

La revue Les Cahiers Du Double ( Editions de l'Athanor ) explore sociologiquement, médicalement et poétiquement, le thème du Double dans son rapport avec la mort. Louis-Vincent Thomas analyse la présence du double, double interne, et double externe, dans les sociétés négro-africaines. "La personnalité négro-africaine se conjugue fréquemment sur le mode du duel.(...)La notion de double franchement polysémique connote des registres assez divers et d'importance inégale: celui de l'élément constitutif de la personnalité, celui de la réduplication (gemelléité), celui de la moitié complémentaire (placenta et cordon ombilical), celui de l'existant parallèle (animal totémique, animal favori), celui du substitut (personne ou objet) intervenant dans les conduites de deuil ou de chagrin."p. 41, n°1, automne 1977

524.

Jacques Geninasca distingue l'espace objectif soumis à la perception, d'un autre espace, transcendant, avec ses valeurs hors situation. "Apparition" est apte à signifier l'irruption dans l'espace objectif , soumis à la perception, d'une figure relevant d'un ailleurs normalement hors de portée, l'espace des morts, par exemple. L'apparition se distingue de l'hallucination en ceci qu'elle jouit d'un statut d'objectivité et qu'elle ne dépend pas exclusivement de celui qui en est le témoin. Geninasca, La parole littéraire , p. 183, PUF, 1997

525.

Freud, L'inquiétant , Oeuvres complètes, Volume XV, Psychanalyse , PUF, 1996, p. 167

526.

Dans les histoires de doubles, c'est en même temps que le sujet est grand et petit, jeune et vieux. C'est la dualité paradoxale et l'affirmation des deux sens à la fois que Gilles Deleuze illustre avec l'exemple d'Alice qui ne grandit pas sans rapetisser, "véritable devenir fou qui ne s'arrête jamais, dans les deux sens à la fois, toujours esquivant le présent, faisant coïncider le futur et le passé, le plus et le moins, le trop et pas-assez dans la simultanéité d'une matière indocile" Logique du sens, p. 9, Les Editions de Minuit, 1969

527.

Jacques Geninasca analyse les rapports de la configuration du double dans Sylvie de Nerval. Le phénomène de l'apparition relève du "rêve" éveillé, il implique la coïncidence illusoire ou non, (... ) du Moi et du Non-Moi, des états modaux du Sujet et des figures situées dans l'espace objectif." Op. cit. p. 183

528.

Jean Bellemin-Noël cite un article de B. Pingaud : "De même que le rêve, selon Freud est le gardien du sommeil, on pourrait dire que le texte est le gardien du fantasme, qu'il incorpore, annexe, manipule pour en faire sa substance propre, l'arrachant ainsi au vécu de l'auteur. Dès lors, la critique psychanalytique n'a de chances d'atteindre son véritable objet que si elle pose, au départ, l'hypothèse d'un inconscient du texte ."Psychanalyse et Littérature , Que sais-je, PUF, 1978, p. 117

529.

Gilles Deleuze, Logique du sens, Les Editions de Minuit, p. 329