Introduction

« Le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement 1». Cette maxime de La Rochefoucauld prend toute sa portée lorsque nous l’appliquons aux danses macabres. Ces vastes fresques parfois accompagnées de vers, décolorées par l’humidité, rongées par le temps, oubliées par les hommes n’ont rien perdu de leur pouvoir de terreur. Les personnes qui découvrent ces peintures au hasard d’une rencontre - la curiosité ayant guidé leur pas dans une petite chapelle de village, dans un cimetière presque abandonné, une oeuvre reconnue comme les tapisseries de la Chaise-Dieu les révélant au visiteur...- se montrent surprises et ne s’attardent guère à décrypter le sens de cette sinistre farandole. Rien ne prépare le visiteur nonchalant, à la recherche de parcelles de culture et de réflexions, à une telle vision : les petits villages ne s’enorgueillissent guère de posséder de telles oeuvres, les églises, les cimetières ne placent même pas une pancarte indiquant leur présence... tout au plus trouve-t-on parfois une vague notice explicative posée à côté des fresques ! Ainsi, celui qui ne s’attend pas à voir la mort dans son habit de squelette ou de momie desséchée jaillir du mur pour prendre par le bras ou la main les vivants bien portants que nous sommes, esquisse à juste titre un mouvement de recul mêlé de terreur ... et ce encore plus lorsque le « raffinement » du réalisateur a poussé le réalisme, comme à Wolhusen, jusqu’à remplacer les visages des squelettes par des crânes empruntés aux hôtes des sépultures ! Mais la plus frappante de ces rencontres, lorsque l’on recherche ces fresques tenues « secrètes » par les municipalités - il faut en effet parfois « mener son enquête » pour les découvrir - fut sans aucun doute celle que je fis à Hasle. Une dame d’une cinquantaine d’années, manifestement une habitante du village, au vu de ses vêtements et de son attitude, pénétra dans la petite chapelle qui abrite quelques couples d’une danse macabre inspirée de la fresque de Bâle, afin de s’agenouiller pour sa prière quotidienne. Lorsqu’elle me vit en train de regarder les fresques, elle montra une mimique de dégoût et m’expliqua, tant par les gestes que par la parole, que ces squelettes étaient répugnants et qu’il fallait craindre la mort. Ainsi, même une vision quotidienne n’efface pas nos peurs ancestrales devant la mort ! Personne ne peut regarder ces fresques, lire les vers qui les accompagnent parfois, se plonger dans les éditions gravées des danses macabres, sans emmener avec soi un personnage, une phrase qui, malgré le détachement que l’on essaie d’entretenir, revient le soir habiter nos rêves. La raison en est peut-être toute simple : nous sommes tous mortels et voulons trop souvent l’oublier....

Le soleil et la mort nous aveuglent, mais ils peuvent aussi nous captiver. Saint-Saëns, Liszt, Baudelaire, Gautier, Flaubert, Verlaine... pour n’en citer que quelques-uns, ont été hantés par les textes ou les peintures des danses à un point tel qu’ils ont donné naissance à leur propre vision du thème. Pourquoi ont-ils redécouverts ces oeuvres presque tombées dans l’oubli ? En quoi étaient-elles aptes à exprimer leurs préoccupations devant la mort ?

Besoin de comprendre nos angoisses, nos terreurs et les peurs collectives, besoin de découvrir comment des oeuvres aussi dérangeantes ont pu voir le jour et renaître quelques siècles plus tard de l’oubli dans lequel elles avaient été laissées, besoin de rechercher les leçons que les auteurs et artistes médiévaux ont adressé à toute une population et aux générations qui allaient leur succéder.... ce sont ces diverses motivations qui ont poussé mes pas dans ces rondes infernales. Comment peut-on de prime abord définir ces oeuvres ?

Voici comment l’acteur ouvre la danse macabre éditée par Guyot Marchant en 1485, oeuvre gravée accompagnée de vers qui reprenait scrupuleusement, selon son éditeur, la fresque des Innocents, sans doute la plus ancienne danse d’Europe. Par le biais de cet éditeur parisien, elle va connaître en son temps un succès inouï et inspirera de nombreuses fresques :

« O creature raysonnable
Qui désires vie eternelle
Tu as cy doctrine notable
Pour bien finer vie mortelle.
La danse macabre s’appelle
Que chascun à danser apprant
A homme et femme est naturelle
Mort n’espargne petit ne grant.
En ce miroir chascun peut lire
Qui le convient ainsi dancer
Saige est celui qui bien si mire.
Le mort le vif fait avancer;
Tu vois les plus grans commencer,
Car il n’est nul que mort ne fiere.
C’est piteuse chose y penser.
Tout est forgié d’une matière. 2»

La danse macabre, dont la première particularité est d’entraîner tout le monde dans sa ronde, peut ainsi se définir comme une leçon de morale adressée aux vivants, elle doit leur permettre de réfléchir sur leur condition, de vivre tout en ayant conscience qu’il faut sans cesse se préparer à mourir. La danse est un miroir dans lequel chacun peut contempler le reflet de ce qu’il sera un jour, elle console les plus pauvres en leur rappelant que personne ne peut échapper au pouvoir de la mort et inversement elle apprend aux plus grands qu’il ne faut pas se croire au-dessus des lois, que personne n’est invincible. La mort frappe chacun d’entre nous, ce qui n’est pas sans rappeler le vieux thème de la Roue de Fortune.

La danse macabre obéit à une idée de hiérarchie et fait d’abord entrer en piste les plus « grands » ; pape, empereur, cardinal, roi, patriarche, connétable, archevêque... elle descend peu à peu l’échelle sociale pour se clore avec le ménestrel, le curé, le laboureur, le cordelier, l’enfant, le clerc et l’ermite. Nous voyons se dessiner un schéma binaire, les hommes d’Eglise alternant avec les laïques. La présence du chiffre deux se lit également dans le vers « le mort le vif fait avancer », chacun des vivants est entraîné par un cadavre. Les « poètes des danses des morts cultivent l’obsession de l’abandon de la vie. Ils le font de manière concrète, adaptée à leur milieu, plus souvent urbain que rural, en rappelant les activités de chacun, leurs attributs et leurs outils 3».

S’inspirant vraisemblablement des Dits des trois morts et des trois vifs, les danses médiévales les plus anciennes insistent sur la décomposition du cadavre. Le premier mort qui suit l’acteur, dans la danse de Guyot Marchant de 1486 donne le ton :

« Et si seront menges de vers
Voz corts. Hélas, regardez-nous,
Mors, pourris, puans, descouvers.
Commes sommes, tel seres vous. 4»

Le roi mort, placé à la fin de la danse, ne manque pas de nous le rappeler, afin que le spectateur ou le lecteur qui quitte la danse n’oublie pas de réfléchir sur son état d’être mortel :

« Vous qui en ceste portraiture
Veez danser estas divers,
Pensez que humainne nature
Ce n’est fors que viande a vers. 5»

La danse exige enfin une certain sens du rythme et de la chorégraphie, là encore le choix n’est pas possible, « chascun à danser apprant », même le roi qui dit n’avoir « point aprins a danser / A danse et note si savaige 6». En définitive, la danse macabre peut se lire comme une farandole menée par des cadavres qui entraînent à leur suite avec une satisfaction visible les hommes et les femmes de tous états. Les humains, contraints d’esquisser un pas de danse, regrettent le trop court temps de leur vie passée alors que les morts les menacent parfois de connaître les peines de l’Enfer. Les morts, cadavres rongés par les vers ou momies desséchées, exécutent sauts et cabrioles au son de divers instruments : harpe, cornemuse, vielle à archet...

Les danses macabres connurent un immense succès tant par l’imprimerie que par la peinture à une époque où la mort, amenée par la peste, la guerre et la famine, était omniprésente. Au lieu de s’en détourner, les hommes de cette époque se complurent à lire ces dialogues entre les morts et les vivants, à représenter leur défilé sur le mur de leurs églises ; mais ce sont également les sermons des franciscains qui permirent de diffuser largement leur message.

Les auteurs et compositeurs qui, plus proches de nous, se sont exercés aux danses macabres se réfèrent directement aux oeuvres médiévales et notamment à l’oeuvre la plus connue qui nous soit parvenue, la danse macabre d’Holbein... comme si un vide nous séparait du moyen âge. Force est de reconnaître que l’arrivée du squelette « propre » et « sec » repoussa les visions du corps corrompu et relégua au rang de « barbare » le défilé macabre. Avec la Renaissance les « danses des morts connaissent une certaine « perte d’âme ». La pensée de la mort se cherche d’autres moyens d’expression comme les Vanités 7». Les peintres et graveurs qui représentent alors la mort se « libèrent des textes qu’ils illustrent. L’esthétique l’emporte 8». L’oeuvre d’Hans Holbein, par la prédominance donnée à la composition, à la scène sur le thème avait d’ailleurs déjà commencé à faire de la danse macabre un élément décoratif. Holbein la représenta en outre sur un fourreau de poignard, et, devenue objte d’une mode macabre, elle se déclina sur de nombreux objets, Meglinger la peignit sur un pont.... La danse macabre, lorsqu’elle n’avait pas disparu, avait du moins perdu son aspect littéraire.

Au XVIIe siècle on « traite de la mort dans la poésie sacrée, ou dans les pièces écrites sur le décès de personnes chères ou de personnes célèbres 9», et au siècle suivant seule la littérature de colportage semble encore se souvenir des images de corruption offertes par les danses. « Les auditoires des champs » « devaient être davantage préparés à de telles visions par les brochures des colporteurs, qui diffusaient encore en plein XVIIIe siècle des danses macabres, avec des illustrations et un texte riche en images terrifiantes de la mort, corps affreux, cadavres mangés de vers... 10» Puis, brusquement, le romantisme noir, en redécouvrant le moyen âge, remet à jour ces oeuvres qui correspondaient bien à la « gaieté putride » des Jeunes-France. « Dans la journée, il a vu les Catacombes, le Père-Lachaise et la Chambre des Pairs ; il devise sur Montfaucon et le cabinet d’anatomie ; aux jeunes dames il montre un os, et leur dit : « Vous en avez autant sous vos gazes et vos mousselines. Ainsi vous marchez toujours en compagnie d’un squelette, vous avez la mort sous vos jupes : voyons la mort ! 11» Cette définition du Jeune-France esquisse les thèmes qui seront développés par les romantiques : corruption du corps, rencontre de la jeune fille et de la mort, présence de la mort dans la vie... nous retrouvons les cruelles peintures des cadavres et la poésie des cimetières.

La danse macabre redevient, à partir de 1830, un sujet à la mode. Théophile Gautier écrit la Comédie de la mort, Victor Hugo décrit la grande faucheuse et sera bientôt imité par Paul Verlaine, Charles Baudelaire mêle quelques fleurs funèbres à son bouquet des Fleurs du Mal, Théodore de Banville chante une nouvelle « Ballade des pendus », Gérard de Nerval fait danser les morts autour du ménétrier et Paul Lacroix recrée l’atmosphère des premières représentations des danses. Tous, sans appartenir nécessairement à l’école romantique, se complaisent dans ces motifs remis à jours au début du siècle et les érudits eux-mêmes, Champollion-Figeac, Georges Kastner et Hyacinthe Langlois, se penchent sur ces oeuvres trop longtemps oubliées. Les écrivains du début du XXe siècle reprendront ce thème que la première guerre mondiale va entacher de sombres couleurs. La danse macabre retrouve alors sa verve originelle sous la plume d’André Spire, de Pierre-Jean Jouve, de Léon Cathlin en dénonçant la lâcheté et la cruauté humaine. Elle retrouve également ses accents religieux dans les oeuvres de Serge Barrault ou d’Auguste Hoyau puis s’éteindra lentement dans l’entre deux guerres. Mais bien d’autres, Apollinaire, Alfred de Musset, Ferdinand Barth, Auguste Brizeux.... ont composé des danses macabres, et beaucoup d’entre eux connaissaient les oeuvres médiévales ou les travaux des historiens qui avaient traité le sujet.

Paul Lacroix publia un ouvrage sur Le Moyen Age et la Renaissance et Fagus était professeur d’histoire du moyen âge. Gustave Flaubert avait en sa possession un des exemplaires de l’étude de Langlois portant sur la danse des morts de l’aître Saint-Maclou de Rouen et connaissait fort bien les oeuvres d’Holbein, il emprunte enfin l’épigraphe de sa danse au poème édité par Guyot Marchant. Baudelaire prend pour modèle de son poème une sculpture d’Ernest Christophe représentant un squelette féminin se préparant pour le bal, et, c’est en feuilletant l’histoire des danses macabres d’Hyacinthe Langlois, que l’idée lui vint d’orner la deuxième édition de son livre des Fleurs du mal d’un frontispice représentant un squelette. Un nom, de plus, revient sous bien des plumes à partir de 1830 : celui de Villon. Théodore de Banville s’inspira de sa « Ballade des pendus » et Gérard de Nerval la cite dans un de ses récits. Rimbaud compose en souvenir du poète une lettre de « Charles d’Orléans à Louis XI », le bibliophile Jacob propose une édition de ses oeuvres en 1854 et Théophile Gautier consacre au poète oublié sa première étude des Grotesques. Ce dernier fait également référence, tout comme Alcide Ducos du Hauron, à la danse d’Holbein ; Anatole France évoque celle de Bâle et Léon Cathlin celle de Kermaria. Bien d’autres relations peuvent sans doute être établies entre les oeuvres médiévales et les auteurs qui composèrent des danses macabres, d’autant que ce thème possédait de multiples moyens d’expression, la peinture, la musique et la littérature étant les plus fructueux.

Nous ne prétendons pas expliquer intégralement les textes que nous allons étudier mais extraire d’eux ce qui les relie aux danses médiévales et ce qui permet de les définir comme de nouvelles formes de la danse macabre. C’est pourquoi nous comparerons ces textes avec les oeuvres qui les ont, d’une manière générale, inspirés. Pour ce faire, nous mettrons à jour, en fonction de la tonalité générale des ensembles que nous allons définir, des thèmes médiévaux dont nous rechercherons les échos ou les transformations dans nos oeuvres. A partir de ces études nous pourrons comprendre quelles métamorphoses les danses ont pu connaître.

Nos textes sont multiples et divers, auteurs connus ou oubliés, oeuvres de jeunesse ou de maturité, oeuvres d’une école ou d’un individu.... aussi un de nos premiers travail a été de trouver une cohérence dans cet ensemble. Cette cohérence ne pouvait être établie qu’en faisant référence aux oeuvres médiévales, c’est pourquoi nous avons tout d’abord recherché la spécificité de ces oeuvres. Deux champs nous sont alors clairement apparus : une partie de nos textes prenaient appui sur les modèles anciens et y faisant étroitement référence, composaient des danses hiérarchisées et porteuses d’un message social, ces oeuvres sont à l’origine de nouvelles danses des morts ; une autre reprenait les thèmes désormais oubliés comme motif à de nouvelles compositions. Ces dernières, puisant aux sources inaltérables du folklore populaire, mélangèrent le thème de la danse à celui du sabbat, de la messe des morts et des cohortes infernales... Ces textes donnèrent naissance à de nouveaux types de danses auxquelles nous avons donné le nom de « danses des trépassés ». Enfin, certains textes qui au premier abord semblaient inclassables prirent par la suite une signification nouvelle car ils empruntaient aux deux types précédemment définis en mélangeant la danse des morts à celle des vivants... La mort fit ses premiers pas dans les salons mondains et se cacha parmi les masques du Carnaval ! Afin de mieux comprendre ce qu’étaient les danses macabres et ce qu’elles pouvaient représenter au moyen âge, nous rechercherons tout d’abord leurs multiples origines et les traces de leur diffusion.

La danse macabre, porteuse de messages multiples, objet de recherches esthétiques, lieu de rencontre des légendes populaires... fut redécouverte et explorée par des auteurs de talents aussi bien que par des écrivains sans prétention, elle a ainsi retrouvé ses couleurs médiévales et fait de nouveau porter son message par les plus grands comme par les plus humbles... ce sont ces métamorphoses que nous nous proposons d’étudier.

Notes
1.

Réflexions ou Sentences et Maximes morales, Paris : Le livre de Poche, 1991, n° 26, p. 80.

2.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents , d’après la première édition de Guyot Marchant, présentée par Dufour Valentin, Paris : Léon Wilhem, 1875, p. 15.

3.

CORVISIER André, Les danses macabres, Vendôme : P.U.F., 1998, p. 29.

4.

MARCHANT Guyot, La danse macabre française, édition de 1486, SAUGNIEUX Joël, Les Danses macabres de France et d’Espagne et leurs prolongements littéraires, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1972, p. 144.

5.

Ibid., p. 163.

6.

Ibid., p. 146.

7.

CORVISIER A., op. cit., p. 59.

8.

Ibid., p. 63.

9.

LARMAND Léon, Les poètes de la mort, Paris : Louis Michaud, 1910, p. 6.

10.

FAVRE Robert, La mort dans la littérature et la pensée française au XVIII e siècle, tome 1, Lille : 1977, p. 92.

11.

DELVAILLE Bernard, Théophile Gautier, Vienne : Pierre Seghers éditeur, 1968, p. 46.