I.1. Le nom du premier artiste.

Gaston Paris, se basant sur les vers du Respit de la Mort de Jean Le Fèvre (1376) :

« Je fis de Macabré la dance,
Qui toutes gens maine a sa tresche
et a la fosse les adresche
qui est leur derraine maison.14 »

affirme que ce dernier aurait écrit une danse macabre aujourd’hui disparue. Selon Gaston Paris, l’expression « Je fis de Macabré la danse », employée métaphoriquement, ne signifierait pas « je faillis mourir » comme l’affirmait M. Seelmann15 mais « mourir ». « Il résulte clairement de ces vers que Jean Le Fèvre avait, antérieurement à 1376, composé un poème intitulé La dance Macabré ou de Macabré, où l’on voyait la Mort emmener tout le monde dans sa « tresche », et par lequel il se considérait comme « obligé verbalement » envers elle, en plus de l’obligation « réelle » qu’il avait en commun avec tous les hommes 16». Le mot « Macabré » serait ainsi un nom propre17 et Gaston Paris démontre qu’il a pu être utilisé comme patronyme au XIVe siècle18. « On ne peut guère considérer ce Macabré hypothétique comme l’auteur d’un poème que Jean Le Fèvre se serait borné à renouveler : celui-ci n’aurait pas désigné son oeuvre par le nom du premier auteur. Je serais plus porté à voir dans Macabré le peintre qui avait, le premier peut-être, représenté sous la forme d’une danse menée par la Mort l’appel fatal qu’elle adresse à tous les humains : Jean Le Fèvre se serait inspiré de cette peinture pour son poème, comme l’auteur du poème conservé s’est certainement inspiré de la célèbre peinture des Innocents. 19»

Cependant, rien ne nous permet d’affirmer que la représentation picturale ait précédé l’oeuvre écrite20. De plus, Emile Mâle a remis en cause cette ancienne théorie : « Gaston Paris a avancé que ce nom de Macabré pourrait fort bien être celui de l’artiste qui peignit la première danse macabre. Il y a là une véritable impossibilité : jamais au moyen âge une oeuvre d’art, si célèbre fût-elle, n’a été désignée par le nom de son auteur. 21»

Les hypothèses de G. Paris ont été reprises et corrigées par G. Huet. Il accepte tout d’abord l’idée selon laquelle Jean Le Fèvre serait l’auteur d’une composition sur le thème de la « danse de Macabré ». Il confirme ensuite que le nom  biblique  « Judas Macabré »  a été attribué à des Sarrasins et nous renvoie à la Table de M.E. Langlois. Il affirme également que ces noms sarrasins, vulgarisés par les poèmes, ont pu persister jusqu’à nos jours et cite enfin deux exemples empruntés au Testament de l’officialité de Besançon dans lequel on trouve « année 1381, « Jean Macabrey, de Porrentruy, damoiseau » et, à l’année 1446 : « Jean Macabrey de Tavannes, écuyer »22». G. Huet modifie alors le raisonnement de son prédécesseur. Ce dernier pensait que le plus ancien poème de la danse macabre devait être écrit en français, « l’hypothèse d’une origine latine du poème ne s’est pas présentée à son esprit. Or, c’est vers cette supposition d’un original latin que les recherches se sont orientées de plus en plus (...)23. Il paraît actuellement certain que la Danse des morts est d’origine latine, cléricale 24». Les Vado mori, montrant les représentants des différentes classes sociales soumises au pouvoir de la Mort sont peut-être à l’origine des danses. Ceux-ci se rapprochent d’une Danse latine issue d’un manuscrit de Heidelberg dans laquelle les vivants qui sont seuls à parler prononcent deux vers (des hexamètres léonins). De plus, le prologue de ce texte fait mention d’une « pictura ». « Dès lors, le problème change de face. Il ne saurait plus être question d’un poète - Jean Le Fèvre ou tout autre - s’inspirant d’une série de tableaux : la fiction de la Danse est d’origine littéraire, elle se rattache à une fiction littéraire antérieure (les distiques Vado mori). Mais ce poème latin primitif de la Danse était accompagné, dès l’origine, d’une série de peintures ou de dessins, sous lesquels étaient placés les hexamètres latins. Les dessins (ou tableaux) ont été évidemment exécutés d’après les indications du « clerc », auteur des vers : les images n’allaient pas, primitivement, sans le texte, ni le texte sans les images. Nous pouvons donc supposer que Jean Le Fèvre a mis en vers français - en les développant peut-être - des « légendes » latines placées sous des dessins ou des peintures murales 25».

Selon Emile Mâle, au moyen âge, une oeuvre d’art n’a jamais été désignée par le nom de son auteur, ceci est vrai en ce qui concerne l’art mais n’est pas valable pour une oeuvre littéraire. G. Huet montre qu’en Allemagne on désignait, à la fin du moyen âge, dans le monde des meistersinger, les différentes combinaisons strophiques par le nom de celui qui les avait utilisées pour la première fois. « On ne voit pas bien pourquoi il en aurait été différemment en France : on a très bien pu désigner, aux XIVe et XVe siècles, la Danse des morts par l’expression « Danse macabré » ou « Danse de Macabré », le mot « Macabré » indiquant l’homme qui était considéré, à tort ou à raison, comme l’inventeur du thème. 26» Cette explication remonterait au XVe siècle puisque le titre de la traduction latine de la danse française,  imprimée en 1490 à Paris, « par Guyot Marchant pour Goddefroi de Marnef » se présente ainsi : Chorea ab eximio Macabro versibus alemanicis edita, et a Petro Desrey trecario quodam oratore nuper emendata, « ce qui indique sans doute que Macabré était considéré par le traducteur comme l’auteur du texte original 27».

Cette explication reste fragile puisqu’elle s’appuie sur un transfert de la tradition allemande vers l’usage français, et celui-ci n’est prouvé par rien. De plus, cette tradition germanique remonte à la fin du moyen âge, ce qui réduit encore son champ d’application à la France et aux danses. Pour Edelagard E. Dubruck, cette hypothèse d’un auteur, peut-être allemand, portant le nom de « Macabré » est indéfendable. «  We know about the linguistic tendency of the late Middle Ages, by which words were twisted and adjectives were used, in a playful manner, as nouns and proper names 28». Le responsable de cette édition a ainsi fort bien pu jouer avec les mots afin d’attirer un public toujours plus friand de nouveautés, comme il a pu lui même être influencé par des modifications antérieures de ce titre. D’ailleurs, G. Huet précise en note : « Le traducteur, ou plutôt Pierre Desrey - si c’est lui qui est responsable du titre, comme il s’est déclaré responsable de l’ensemble de l’édition - en tout cas un Français, doit avoir eu un motif pour son affirmation. Il nous paraît très vraisemblable que nous avons dans le titre de 1490 l’écho de dires d’allemands ou de gens de la Suisse allemande (ce qui, politiquement, à cette époque, revenait au même), qui soutenaient que la première Danse des Morts avait été peinte ou dessinée en Allemagne (ou en Suisse) avec un texte en vers allemands. A Paris, alors comme aujourd’hui centre international d’étude, l’origine de la Danse pouvait donner lieu à des discussions et à des affirmations diverses. L’auteur du titre latin de 1490 a recueilli et adopté une de ces affirmations et l’a combinée avec la tradition courante de son temps, d’après laquelle « Macabré » désignait l’inventeur du thème, de la fiction 29». G. Huet reconnaît ainsi, que ce titre repose sur des traditions et non sur des certitudes, ce qui remet en cause, et l’origine allemande du poème, et l’existence d’un personnage du nom de « Macabré ».

De plus, cette hypothèse repose sur une des éditions de la danse macabre dont Joël Saugnieux30 nous dit qu’elle a été publiée par Goddefroi de Marnef avec des gravures qui sont celles des éditions de Guyot Marchant. Cette danse perd ainsi sa légitimité puisqu’elle ne fut pas publiée par Guyot Marchant et qu’elle n’est qu’une imitation ou une copie de la première danse, éditée en 1485. Entre ces deux épreuves, Joël Saugnieux ne répertorie pas moins de quatre éditions des danses, ce qui expliquerait peut être le besoin de modifier le titre pour augmenter les ventes ou pour personnaliser cette édition qui n’était pas issue des presses de l’imprimeur parisien.

Après avoir étudié ces diverses hypothèses, la seule certitude que nous puissions avancer, est celle d’une version latine de la danse, qui serait née des vado mori et qui aurait donné naissance aux textes français. L’existence d’un texte allemand n’est pas prouvée, le personnage de « Macabre » a certes existé mais ne semble pas être l’auteur des danses, quant à Jean le Fèvre, s’il n’a pas écrit le texte des danses, il l’a peut-être traduit, à moins qu’il ne se soit contenté d’utiliser une expression devenue courante pour décrire son expérience de la mort.

Notes
14.

LE FEVRE Jean, Le Respit de la Mort, PAQUETTE Jean-Marcel, Poèmes de la Mort de Turold à Villon, Paris : Union Générale d’Edition, 1979, p. 160.

15.

SEELMANN, Romania, XVIII, p. 113. Cité par PARIS Gaston, « La Dance Macabré de Jean Le Fèvre », Romania, 1895, 24e année, p. 131.

16.

PARIS G., ibid., p. 131.
D’autres personnes furent proposées comme auteurs de la danse macabre :
Valentin Dufour nous rapporte que Jean, duc de Berry, fit sculpter au portail des Innocents la légende des trois morts et des trois vifs, en mémoire du duc d’Orléans. La suite logique de cette légende serait la fresque de la Danse macabre, peinte selon Valentin Dufour par Jehan d’Orléans et composée par Jean Gerson. « On n’en saurait douter, deux manuscrits de la Bibliothèque nationale, provenant de l’ancienne abbaye de Saint-Victor, contiennent parmi les oeuvres latines et françaises de Jean Gerson, deux copies des huitains de la Danse macabre des Saints-Innocents. » La Danse Macabre des Saints Innocents, d’après la première édition de Guyot Marchant, précédée d’un étude sur le cimetière, le charnier et la fresque peinte en 1425, Paris : Léon Wilhem, 1875, p. 6.
Pour Gaston Paris cette « hypothèse ne s’appuie sur aucune preuve ». « Anteckningar om Martial d’Auvergne och hans Kärleksdommar », Romania, 1889, tome XVIII, p. 513. Aucun chercheur ne reprendra la thèse de Dufour.
Noël du Fail attribuait les vers de la Danse au poète Eustache Mercadé qui s’appelait en réalité Marcadé. « L’attribution des vers de la Danse des Innocents à Marcadé ne se heurte à aucune impossibilité externe ; la faiblesse de l’hypothèse réside uniquement dans le fait que le témoignage de Noël du Fail est tardif et dans la suspicion que fait peser sur ce témoignage la vague ressemblance qui lie « Marcadé » et « Macabré », si bien qu’on est tenté de ne voir, dans l’affirmation de Noël du Fail, qu’un essai d’interprétation, par à peu près, de l’obscur « Macabré ». » LECOY Félix, « Robert Eisler, Danse macabre », Romania, 1950, tome VXXI, p. 411.
« On connaît un poète provençal du XIVe siècle appelé Macabre, Macabrus ou Macabrées, mais on ne saurait rapporter à ce rimeur aucun ouvrage sur les danses des Morts. » LOUIS Maurice L.A., « Les Danses Macabres en France et en Italie », Cahiers Ligures de Préhistoire et d’Archéologie, 1956, n°5, p. 120.

17.

Pour G. Paris, la question de savoir si le mot « macabre » désignait à l’origine un nom propre ou un adjectif, n’a pas lieu d’être, il affirme ainsi que « le nom de danse macabre n’a jamais existé que par suite d’une mauvaise interprétation moderne. Le nom ancien est danse Macabré, et « Macabré » est un nom d’homme et non un adjectif. »  « Je me bornerai à citer, comme preuve que « Macabré » est un nom, le vers de Jean Régnier : « Si fault il aller à la danse De Macabré »; comme preuve que l’ « e » final n’est pas féminin, la graphie Macabray. » PARIS G., « Anteckningar om Martial d’Auvergne och hans Kärleksdommar », op. cit., p. 513.
Une autre question a suscité les débats : le « e » de « macabre » était-il oui ou non tonique ?
Selon G. Paris, le caractère tonique de l’accent ne fait aucun doute (op. cit., tomes XVIII et XXIV).
Selon E. Dubruck, la question est insoluble : « Since the word turns up in Le Fèvre only in the interior of a verse, there is no way of knowing whether the final « e » was strong or weak. » E. Dubruck semble toutefois se rallier à la thèse de G. Paris, cf. DUBRUCK Edelgard E., « Discussion, another look at « macabre » », Romania, 1958, tome VXXIX, p. 537.

18.

« Comme d’autres noms bibliques, ce nom, dans les chansons de geste, a été attribué à des païens : on trouve un Macabré sarrasin par exemple dans Elie de Saint-Gilles et dans Anseïs de Cartage. Ces noms sarrasins, vulgarisés par les poèmes, sont très souvent devenus au moyen âge des surnoms puis des noms de famille. » PARIS G., « La Dance Macabré de Jean Le Fèvre », op. cit., p. 132.

19.

Ibid., p. 132.

20.

Voir chapitre II de cette partie.

21.

Op. cit., p. 360, n.5.

22.

HUET G., « Notes d’histoire littéraire, III, La Danse Macabré », Le Moyen Age, 1918, tome XX, pp. 154-155.
A. Machabey nous explique que ce nom est apparu à Tavannes (non loin de Bâle) pour distinguer les descendants d’une famille militaire, propriétaires terriens, en fonction de leur héritage. Voir MACHABEY Armand, op. cit., pp. 122 et suivantes, qui dresse une liste des « Macabrey », explique l’origine et le passage de la syllabe « bré » à « bé » et commente les variations orthographiques. « Les deux formes Macabré (bre) et Macabé ne sont que les doublets du nom biblique (du surnom, exactement) du Roi Juif vainqueur d’Antiochus Epiphane, nom qui s’est ensuite appliqué dans le culte chrétien à la famille martyrisée pour sa foi; que ces deux noms ont été et sont encore des noms de famille (...). L’existence d’un peintre, d’un poète, d’un prédicateur du nom de Macabré est-elle à rejeter catégoriquement ? »
Le Petit Robert écrit au mot « macabre » : « adjectif. - danse macabre, danse Macabré XIVe, probablement d’un nom propre Macabé macchabée ». REY-DEBOVE J. et REY A., Le nouveau Petit Robert, Malesherbes : Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 1317.

23.

« En 1905, Van Hamel, en étudiant, dans l’Introduction à son édition des Lamentations de Matheolus de Jean Le Fèvre la vie et les oeuvres de cet auteur, a fait remarquer qu’il n’est guère vraisemblable que Jean Le Fèvre, qui n’a été en somme qu’un traducteur, ait été l’auteur d’une oeuvre telle que la Danse des Morts primitive ». HUET G., op. cit., p. 156.

24.

Ibid., p. 156.

25.

Ibid., p. 157.

26.

Ibid., p. 158.

27.

Ibid., p. 158. L’auteur ajoute : « W. F. Storck (Die Legende von den drei Lebenden und den drei Toten, Tubingue, 1910, in-8°, p. 6) attribue cette version latine, avec un point d’interrogation, à Pierre Desrey ; ceci nous semble tout à fait improbable, P. Desrey étant désigné sur le titre comme l’homme qui a « émendé » les textes, mais non comme traducteur de quoi que ce soit. La rédaction latine imprimée en 1490 pourrait bien être antérieure au XVe siècle et rien n’indique avec certitude qu’elle soit l’oeuvre d’un Français », p. 166.

28.

Op. cit., p. 539
« Nous connaissons la tendance linguistique de la fin du moyen âge à déformer les mots et à utiliser les adjectifs d’une manière espiègle comme noms et noms propres. »
(Chaque fois qu’un texte en langue étrangère apparaîtra dans le corps du texte, je proposerai une traduction de celui-ci.)

29.

Op. cit., p. 165.

30.

Les danses macabres de France et d’Espagne et leurs prolongements littéraires, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1972, p. 124.