I.2. L’origine arabe.

Valentin Dufour, rejetant l’hypothèse selon laquelle le mot « macabre » proviendrait d’un poète, d’un peintre d’une danse des morts ou encore d’un moine, affirme que ce mot est « une des conquêtes de l’esprit français, de l’argot parisien : il nous vient en droite ligne des croisades, il a été emprunté aux idiomes de l’Orient, il a son étymologie dans l’hébreu : « machabé », qui signifie « la chair quitte les os », a son dérivé en arabe « maqbarah, maqbourah » et « maqhabir ». Par corruption « macabre » signifie « cimetière », et par extension la danse des morts 31».

Du terme « maqbara » qui signifie « cimetière », l’ancien espagnol a tiré « almacabra ». « Au siècle dernier, les cimetières d’Almeria s’appelaient encore « macabes ». Le mot, utilisé par les « moriscos », a pu être connu dans la région catalano-aragonaise. Il a pu ensuite passer en France où il apparaît pour la première fois en 1376, dans le Respit de la mort de Jean le Fèvre. Il n’est pas impossible que, comme l’a suggéré Helmut Rosenfeld, ce poète ait emprunté le terme aux soldats français qui, sous les ordres de Du Guesclin, étaient allés en Espagne pour soutenir Henri de Trastamare contre Pierre le Cruel, car ces soldats entrèrent en Espagne par l’Aragon et ils y demeurèrent un certain temps. C’est seulement plus tard que la confusion se serait faite entre ce mot « macabre », étranger à la langue française et que le peuple était incapable d’assimiler, et le nom de Judas Maccabée. 32»

Maurice L.A. Louis trouve cette étymologie séduisante mais selon lui, les danses « ont incontestablement pour source un principe moral et religieux qui tient essentiellement au christianisme et qui n’a rien à voir avec l’islamisme, lequel n’envisage pas du tout la question de la même façon; si donc les danses des morts ont emprunté un mot à l’arabe, elles ne lui ont certainement pas emprunté l’idée 33».

Quant à G. Huet, il avait reconnu quelques années auparavant qu’il était probable que les Dits des trois morts et des trois vifs trouvent leur origine en Orient mais ceci lui semblait impossible « pour la danse elle-même, qui repose en premier lieu sur l’idée de la société hiérarchisée, telle qu’elle existait dans l’Europe occidentale du moyen âge, et qui, par conséquent, ne peut être d’origine exotique, arabe ou autre 34».

Armand Machabey dément également cette hypothèse grâce à une étude toponymique. « En aucun cas, ni en Dauphiné, ni en Suisse, ni en Allemagne, ni en Franche-Comté, le terme « Macabré » ne s’applique à un cimetière ou à quelque fonction funèbre comme le voudraient les étymologies hébraïques, syriaques ou arabes proposées par certains philologues. La liaison « Macchabée-Macabré » est établie par la graphie, le langage et la prononciation ; la signification première du surnom évoque d’abord le caractère victorieux ou belliqueux des Rois de Judée et ce n’est que par une sorte de glissement qu’il a été appliqué aux « Sept frères » ; de toute façon c’est le terme biblique et plus exactement chrétien qui s’applique aux couvents, églises, chapelles, fiefs ...35 ».

Quant à Joël Saugnieux il pense que cette hypothèse reste à vérifier. « Elle s’appuie surtout sur le fait que les arabes possédaient des coutumes funéraires très « macabres » et qu’ils pourraient fort bien être à l’origine sinon de la danse macabre dans sa forme définitive, du moins de l’état d’esprit qui a pu engendrer le thème et lui donner son impulsion initiale. Ainsi s’expliquerait en partie l’apparition, dans la littérature de l’occident chrétien, d’un genre si peu traditionnel et si peu conforme à l’enseignement de l’Eglise. En Egypte, au siècle dernier, on dansait encore dans la maison du mort ; des pleureuses faisaient entendre leurs lamentations en les accompagnant de mouvements rythmiques. Chez les Maures d’Espagne se remarquait aussi un goût prononcé pour les thèmes eschatologiques. La mort des proches était célébrée de façon solennelle et théâtrale, les cimetières étaient des lieux de réunion très fréquentés. 36» Les fidèles des premiers temps manifestaient leur foi par le mouvement. « C’est ainsi que les vigiles des fêtes des martyrs étaient l’occasion de réunions autour du tombeau. Outre les psaumes et les hymnes qu’on y chantait, les agapes fraternelles qu’on improvisait, se prolongeaient souvent en danses dont le caractère religieux pouvait paraître moins évident... Cela à l’intérieur ou dans les abords immédiats de l’église. Inutile de dire que les débordements qui ne manquèrent pas de se produire eurent pour conséquence de jeter l’opprobre sur toutes ces manifestations dansées. 37»

L’influence des Dits des trois morts et des trois vifs, qui trouvent une partie de leurs sources en Orient, conjuguée aux légendes populaires, aux coutumes primitives, pourrait expliquer cet emprunt à la pensée arabe, d’autant que la première fresque française connue fut peinte dans un cimetière, cependant ce ne fut sans doute pas la première manifestation de la danse macabre en France.

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Jean le Noir. ’La rencontre des trois morts et des trois vifs’.Psautier de Bonne de Luxembourg. (1348-1349) New York, The Metropolitan Museum of Art, the Cloisters Collection.Inv. 69, 86, fol. 321 v. et 322.
Notes
31.

Op. cit., p. 5. Ce dernier ajoute : « Le savant Van Praët, le premier avait signalé cet emprunt fait à la langue arabe. Peignot et Langlois ont adopté son sentiment. Adrien de Longpérier et Edouard Fournier se sont rangés à son avis. M. Pihan, Glossaire des mots français tirés de l’arabe, leur donne raison en faisant dériver de l’arabe « maqbarat », pluriel « maquabir » (lieu de tombeaux, cimetière) l’adjectif français « macabre », étymologie aussi naturelle que vraisemblable, le mot correspondant à l’objet et exprimant l’idée qu’elle représente ».
G. Huet précise que Künstle et Fehse ont adopté cette hypothèse et qu’Ellissen la compléta en « interprétant « danse macabre» par « tanz-d-makabiri » « kirchhofs-kurzweil », « amusement de cimetière »  ». HUET G. op. cit., p. 149.
Marcel Devic, dans son Dictionnaire étymologique des mots d’origine orientale écrit, au mot « macabre ». « Quoi qu’en disent maints dictionnaires, la meilleure étymologie qu’on ait encore proposée pour la « danse macabre » est celle qui interprète « macabre » par « cimetière », de l’arabe « maqâbir » (plur. de « maqbara », « tombe »), mot qui est resté en portugais sous la forme « almocavar » et dans certaines régions de l’Espagne sous celle de « macabes » signifiant l’un et l’autre « cimetière ».
W. Seelmann s’est prononcé pour la même étymologie. Il a cependant pu constater lui-même le peu de probabilité de l’hypothèse qui ferait venir le mot de l’Espagne, pays qui ne possède pas une seule Danse des Morts monumentale (...). En désespoir de cause, le philologue allemand se rattache à l’hypothèse que le mot « macabre » aurait été rapporté de l’Espagne par les guerriers qui y étaient allés en 1366 à la suite de Du Guesclin ». HUET G., op. cit., p. 164.
Selon R. Eisler « Meqaber », mot hébreu, signifie « fossoyeur ». Le texte latin procuré à G. Marchant en 1490 serait ainsi traduit d’un poème judéo-allemand et aurait pour auteur un « meqaber », un membre d’une confrérie de fossoyeurs. Il faut voir dans « macabré » un pluriel « maqabre(y) » de type araméen. La variante « marcade » employée par N. du Fail prouverait que le nom original, araméen ou syrien, de la cérémonie était « marqodta de’ maqabre », « lamentation funèbre des fossoyeurs ». La danse macabre serait en fait une danse des fossoyeurs. Se reporter à l’article de LECOY F., op. cit., pp. 408-412, et à celui de E.E. Dubruck, op. cit., pp. 540-544, pour l’explication et la remise en cause de cette théorie. (Tous deux reconnaissent la ressemblance frappante entre le français « macabré » et les sémitiques « meqaber » ou « meqabrey » mais attendent une démonstration probante).

32.

SAUGNIEUX J., op. cit., pp. 16-17.

33.

Op. cit., p. 120.

34.

Op. cit., p. 150.
« One of the strongest arguments in favor of the Arabic origin of « macabre » has been developed by Künstle, who proved that the Legend of the Three Living and the Three Dead also came from an Arabic source. This legend which, after being added as a sculpture to the porch of the Cemetery of the Innocents in Paris (1408), appeared in the third edition of the Parisian Danse macabre (1486) as well as next to the Triumph of Death in Pisa and in the fresco of Clusone, obviously influenced the symmetrical arrangement of figures (and themes) in our Dances of Death. Künstle ’s term « Urtotentanz » for it, however, seems to need more support and evidence. It has no connection with any kind of dance and has no resemblance with any known text of the dances. » Dubruck E.E., op. cit., p. 540.

35.

Op. cit., pp. 127-128. « Il est symptomatique que « le savant juif, confident de Pierre le Justicier » Rabbi Dom Sem Tob de Carrion à qui on attribue la Danza general, vers 1360, n’ait pas songé au terme hébraïque « maqebir », mais ait qualifié cette Danza « de la Muerte ». Deux autres Danzas de la Muerte du XVIe siècle, dont celle de Juan de Valera de Salamanque (1520) ignorent le mot « Macabré » ».

36.

Op. cit., p. 17.
Jean-Pierre Pastori nous rapporte cette anecdote : « En 1870 le baron Charles Davillier a observé une danse funèbre près d’Alicante, en Espagne. Il s’agissait d’une jota autour du lit d’un enfant mort, avec accompagnement de castagnettes et autres instruments de musique, chants et battements de mains. Voyant l’étonnement du voyageur devant cette cérémonie de caractère plutôt joyeux, un membre de la famille expliqua que l’enfant était maintenant « avec les anges ». Et il est de fait que la croyance que l’enfant qui meurt va directement au Paradis, prévaut depuis longtemps ». La danse des vifs, Lausanne : éditions L’Age d’Homme, 1977, p. 50.

37.

Ibid., p. 41 (Se reporter au chapitre 2 pour d’autres informations sur ce sujet).