I.3. L’origine biblique.

Dans le manuscrit de Besançon, l’auteur parle d’une « choream machaboeorum » que des Frères Mineurs avaient fait représenter en 1453. Pour Armand Machabey, « il est hors de doute que le nom du célèbre Roi de Judée ait revêtu au moyen âge deux formes : l’une, savante, latinisée, avec l’orthographe biblique (sans « r »), et une autre, populaire (avec « r »), utilisée jusque dans les romans de la Table Ronde 38». Dans La Bible, « le surnom Macchabée s’applique non seulement aux trois fils du grand prêtre Mathatias qui combattirent avec succès, au IIe siècle avant notre ère, Antiochus Epiphane, mais encore et surtout, dans la liturgie catholique, aux sept frères qui, avec leur mère39, subirent le supplice et la mort, précisément sous le règne des Macchabées, pour n’avoir pas voulu adorer les idoles. Les « Sept Frères », devenus légendaires, furent adoptés, sous le nom emprunté des Macchabées, comme saints et martyrs de la Foi pour la nouvelle religion; leur fin tragique associait tout naturellement leur histoire à l’idée de la mort, à telle enseigne qu’un passage de l’Office des Défunts est tiré du récit qui les concerne 40». Pour montrer combien cette légende était présente aux esprits, l’auteur cite ensuite une certain nombre d’églises, de couvents, de monastères, de fiefs, et mêmes de moulins et granges placés sous le vocable des saints Macchabées.

Emile Mâle avait avancé la même opinion :  « Le mot « macabre », ou plutôt « macabré » (comme on a écrit jusqu’au XVIIe siècle), est la forme populaire du nom des Macchabées. La danse macabre s’appelait en latin « Macchabaeorum chorea », en hollandais « Makkabeus danz41 ». La danse macabre est donc liée par des fils mystérieux au souvenir des Macchabées (XII, 13) qu’on récitait aux messes des morts : Sancta ergo et salubris est cogitatio pro defunctis exorare ut a peccatis solventur  42». Toutefois, le passage sur lequel s’appuie Emile Mâle ne renvoie pas au martyre des sept frères et de leur mère mais à l’histoire de Judas Macchabée. Il se peut qu’une confusion se soit produite entre ces deux légendes.

Selon Joël Saugnieux qui s’est penché sur le deuxième de ces récits, il existe un rapport entre la danse et le Livre des Maccabées. Le livre II « raconte comment Judas Macchabée, après avoir trouvé sur le cadavre des Juifs morts au combat des amulettes consacrées aux idoles, ordonna un sacrifice expiatoire pour que ces malheureux fussent absous de leurs péchés43. A partir de ce passage s’élabora toute une tradition qui était encore vivante au XVIIe siècle puisque l’on trouve au musée de Nantes un tableau de Rubens, peint en 1620 pour l’Autel des Trépassés de la cathédrale de Tournai, qui représente Judas Macchabée priant pour les morts. Judas Macchabée passait pour avoir institué le culte des morts, et il n’est pas étonnant que la « Danse des morts » en soit venue à s’appeler « Danse Macabré ». 44»

Toutefois, G. Huet ne fut pas convaincu par ces affirmations : « on ne voit pas bien comment le fait que la messe des morts contenait, à côté d’autres textes bibliques, des versets tirés du IIe Livre des Macchabées (XII, 43-46) - fait qui ne pouvait intéresser que des théologiens et des liturgistes professionnels - a pu donner lieu à une dénomination populaire, d’un emploi général comme « danse macabré »45 ». D’autre part, le terme « machabaeorum » ne se trouve au pluriel que dans le manuscrit de Besançon. G. Huet souligne que Jean le Fèvre « écrit « de Macabré la dance » et non « des Macabrés la dance », ainsi qu’il l’aurait fait s’il avait eu présent à l’esprit le titre du « livre des Machabées », « liber Macchabaeorum » (au pluriel). Il en est de même pour « Makkabeusdans », que cite M. Mâle : cette expression, employée par le « rhétoriqueur » brugeois Anthonis de Roovere (mort en 1482) est la traduction exacte de « danse Macabré » au singulier; si le Brugeois avait eu dans l’esprit un terme français « danse des Macabrés », il eût écrit, non « Makkabeusdans », mais « Makkabeëndans ». 46»

Cette explication, basée sur l’emploi du singulier ou du pluriel peut être remise en cause. En effet, les noms de lieux ou d’édifices oscillent entre les deux emplois. Le pluriel semble associé aux bâtiments religieux, ainsi Armand Machabey47 nous apprend que Lyon édifie une église des Macchabées dès les premiers siècles, que Vienne avait une chapelle des Macchabées au XIIIe siècle, que de nombreux couvents et monastères portaient cette dénomination. Inversement des granges, des moulins, des fiefs portent le nom de Macabré ou Macchabée. Il est tout à fait possible que les premiers compositeurs de la danse macabre (qui tire une partie de ses origines des traditions populaires) aient mélangé les deux emplois. D’autre part, si l’on suit l’hypothèse de Léo Spitzer qui a travaillé sur la chasse sauvage, le singulier aurait été employé pour désigner un des membres de la famille des Macchabées, Judas. « Si la « chasse Macabré » a précédé comme je crois, la « danse Macabré », nous pourrions nous expliquer aussi le singulier du nom propre dans les deux expressions : c’est qu’il fallait un chef à la chasse qui prît la place de Wodan - et Judas Macchabée était tout destiné à la remplir. Ces singuliers sont donc loin de prouver, comme le voulait Huet, que « Machabé » fut le nom de l’auteur de la première danse. Le singulier avait déjà fait son entrée dans les désignations de la chasse sauvage, avant d’être transféré à celle de la danse macabre 48». La danse aurait alors pu tirer son nom d’un ou de l’ensemble des membres de la famille, d’autant que nous l’avons vu, la confusion a très bien pu se faire entre l’histoire du martyre des sept frères et la prière pour les morts instituée par Judas Macchabée ... le mélange du singulier et du pluriel était alors pratiquement inévitable !

Notes
38.

Op. cit., p. 120. Ce dernier ajoute : « On en trouve un commencement de preuve dans un vers de Perceval le Gallois (XIIe siècle, manuscrit cité : XIIIe siècle). Perceval ayant, après maintes péripéties, retrouvé le château du roi Pêcheur, les Chevaliers le conduisent dans la salle du Graal : « Dès le tans Judas Macabre/ Ne fue veue autre si faite.»

39.

Livres des Maccabés, La Bible, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, Tours : éditions du Seuil, 1973, deuxième livre, VII pp. 1075-1077. Chacun des sept garçons meurt, après avoir assisté au supplice de ses frères, dans des tortures atroces, pour avoir refusé de manger du porc et donc de bafouer la Loi. Le plus jeune des fils, qu’Antiochus tente de fléchir, soutenu par sa mère, ne succombera pas aux tentations mais portera des propos encore plus outrageants que ses frères contre le roi ; son supplice n’en sera que plus grand. La mère mourra après avoir vu torturer ses sept enfants.

40.

MACHABEY A., op. cit., pp. 120-121.
Littré partage la même opinion : « On ne peut douter que la danse macabre et la danse des Machabées ne soit une seule et même chose. On peut supposer que les sept frères Machabées, avec Eléazar et leur mère, souffrant successivement le martyre, donnèrent l’idée de cette danse où chacun des personnages s’éclipsait tour à tour, et qu’ensuite, pour rendre l’idée encore plus frappante, on chargea la mort de conduire cette danse fantastique. » Dictionnaire de la langue française, article « macabre », tome IV, 1958, p. 1782. (Le martyre d’Eléazar précède celui des sept frères et de leur mère, mais le texte biblique ne dresse aucun lien de parenté entre eux).
« It is common knowledge that the word Machabee designated an individual of the group, called Machabees, and also was applied as a family name, as for example Judas Machabee. It follows then that Dance Macabré = Dance de Macabré can logically be interpreted « Dance of the family of the name Machabee », which firmly connects it with the sacrifice of the mother and seven sons ». KURTZ Léonard P., The dance of death and the macabre spirit in European literature, Genève : Slatkine, 1975, p. 24.

41.

Le Dr G. A. Nauta nous précise la source de ce mot : « Dans la revue néerlandaise Noord en Zuyd, T. XVI, p. 247, M. Moraaz, de Bruxelles, cite le passage suivant d’un poème d’Anthonis de Roovere, « rhétoricien » brugeois ( 1482) :
Die nu ghesont stoet, es morgen duere;
Makkabeusdans stelt dan inhetruere
Al doen dau op valt, of zonne op rayt.
C’est-à-dire : « Celui qui est aujourd’hui florissant est demain desséché ; la danse Machabée flétrit tout ce que la rosée humecte, tout ce que le soleil éclaire. » NAUTA Dr. G.A., « La danse macabré », Romania, 1895, 24e année, p. 588.

42.

Op. cit., p. 360, note 5.

43.

Le sacrifice pour les morts.
« Judas, emmenant son armée, se rendit à la ville d’Odollam, et le septième jour de la semaine étant arrivé, ils se purifièrent selon l’usage et célébrèrent le sabbat en ce lieu. Le jour suivant, les hommes de Judas - car il était grand temps - allèrent relever les corps de ceux qui étaient tombés, pour les déposer avec leurs proches dans les tombeaux de leurs pères. Or ils trouvèrent sous les tuniques de chacun des morts des objets consacrés aux idoles de Jamnia, ce que la Loi interdit aux juifs, et il devint clair aux yeux de tous pour quelle raison ces hommes étaient tombés. Tous donc bénirent la conduite du Seigneur, le juste Juge qui rend manifeste les choses cachées, et ils se livrèrent à la supplication, pour demander que le péché commis fût entièrement effacé. L’héroïque Judas exhorta l’assemblée à se garder sans péché, maintenant qu’ils avaient vu de leurs yeux ce qui était arrivé à cause du péché de ceux qui étaient tombés. Puis, ayant fait parmi ses hommes une collecte d’environ deux mille drachmes, il l’envoya à Jérusalem afin qu’on offrît un sacrifice pour le péché : très belle et très noble action inspirée par la pensée de la résurrection ! Car s’il n’avait pas espéré que ceux qui étaient tombés ressusciteraient, il eût été superflu et ridicule de prier pour des morts. Il considérait en outre qu’une très belle récompense est réservée à ceux qui s’endorment avec piété : sainte et pieuse pensée ! C’est pourquoi il fit ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu’ils fussent délivrés de leurs péchés ». Livre des  Maccabées, XII 38 - XIII, op. cit., p. 1090.

44.

Op. cit., p. 15.

45.

Op. cit., pp. 151-152.

46.

Ibid. p. 152.

47.

Op. cit., p. 121, voir aussi p. 127.

48.

SPITZER Léo, « La danse macabre », Mélanges de linguistique offerts à Albert Dauzat, Paris : éditions d’Artrey, 1951, p. 317 (Notre partie suivante développe le thème de la chasse sauvage).