I.4. La chasse des Macchabées.

Dans une de ses notes concernant le mot « macabre », G. Huet nous apprend qu’à Blois et dans le Blasois la « chasse sauvage 49» est dite « chasse Macchabée » ou « des Macchabées », le chasseur maudit qui la conduit est Thibault le Tricheur, comte de Blois. « Ceci peut être un nouvel exemple de « macchabée » ayant pris le sens de « mort » ; mais il est aussi possible qu’on ait ici un souvenir direct de Judas Macchabée. Dans plusieurs régions de la France, on a donné au chef de la « chasse sauvage » des noms bibliques, non seulement des noms de mécréants, comme Caïn, Holopherne et Hérode, mais de personnages recommandables, comme David et Salomon. 50»

Séduit par cette piste, Léo Spitzer l’a approfondie. Il mentionne l’article de Horning qui a rassemblé des mots patois du nord et de l’est de la France « tous rattachables à « macabré, macabre » (aussi arbre « ma(l)cabre ») et signifiant « figure fantastique que présentent certains nuages », « disposition de nuages en forme d’éventail, dont la partie étroite est à l’horizon, dans la direction du vent », « ensemble de nuages d’une forme particulière, imitant plus ou moins un grand arbre garni de branches », c’est-à-dire des nuages qui en général annoncent la pluie ou un orage51 ». Ces formations de nuages sont très souvent désignées par l’expression « arbre macabre » ; pour Horning ces formes patoises sont des échos de la danse macabre et la conception du nuage / arbre reposerait sur une étymologie populaire. « Daβ das Volk, dessen Phantasie durch den Totentanz lebhaft angeregt wurde, die danse macabré in jenem eigenartigen Wolkengebilde wiederfand, hat nichts Unwahrscheinliches. Ich erinnere dabei an die Bermekunk Martellières s. v. Hennequin, « qu’on voyait dans certains nuages orageux des âmes en peine menées par Satan en personne dans les airs ». Wohl aber ist auffällig, daβ sich nie « danse macabré », statt dessen jedoch « arbre macabré » findet. Ist letzteres das Ursprüngliche, so stehen wir vor einem ungelösten Rätsel. Indessen ist wohl die Annahme nicht allzukühn, daβ der « arbre macabré » eine späte Vorstellung ist. Daβ ein Wort wie (danse) « macabré » zahlreichen Um und Miβdeutung ausgesetzt war, liegt auf der Hand. Gleichwie die Silbe « ma » in « mal » oder « mont » umgedeutet wurde, so konnte die Lautgruppe « abr » als « abre » « Baum » aufgefaβt werden und dazu verleiten, in jenem Wolkengebilde die Zweige eines Baum zu sehen. So hätte man durch nachdrückliche Betonung des Begriffes Baum zunächst « arbre » (de) « macabré », dann « arbre macabre » gesagt. Auf diese Weise läβt sich die Entstehung der Wortform « macabre » in der Volksprache am einfachsten erklären. 52»

A. Horning mentionne une autre étymologie populaire : « Das Wallonische kennt « âb Abraham » oder « âb Saint-Barnabé », éventail de nuées longues aux bords vagues ; quand l’arbre a les pieds dans l’eau, c’est-à-dire quand il se trouve dans la direction d’un cours d’eau, il pleuvra ; es liegt wohl auch hier Umdeutung vor, da « Abraham » an « abre » (die volkstümliche Form von « arbre ») und « macabre », « Barnabé » an « machabé » anklang. 53» Selon Rotzler, les expressions « arbre d’Abraham », « arbre du vent » remontent à l’idée indo-européenne de « l’arbre du monde ». « Le type « arbre-macabre » commémorerait le martyre des sept sous Antiochus Epiphane. D’autre part, Rotzler estime que dans la désignation de la voie lactée comme chemin de David, le roi des Juifs a pris la place de Wodan, le chasseur sauvage54, qui rôde dans l’air sur la voie lactée, ou du diable. 55» Sainéan pense qu’il faut chercher l’origine de la danse macabre dans la tradition orale, que « la légende biblique des Macchabées s’est profondément imposée à l’imagination populaire, qui a placé leur nom jusque dans les nuages du ciel et les fantômes de l’air 56».

Léo Spitzer voit dans la danse des morts « le résultat d’une combinaison, dans l’esprit populaire de deux conceptions folkloriques, des morts qui dansent et de la Chasse Sauvage 57». C’est ainsi que s’expliquerait l’introduction de Judas Macchabée dans la danse macabre. « Car la cohue fantasque menée par Wodan (Hellequin ou le Grand Veneur), le dieu germanique de la mort et de l’orage, ou par ses substituts, le Diable ou certains personnages semi-hérétiques de l’ancien Testament comme Holopherne, Hérode ou le roi David ou même des chasseurs célèbres du moyen âge (le roi Arthus), ne consiste-t-elle pas en âmes en peine (souvent représentées sans tête), qui dans leurs randonnées, soit entre Noël et le jour des Mages, soit le jour de la Toussaint, saisissent les vivants qu’elles peuvent rencontrer et dont il est prudent de se garer ? La Chasse sauvage n’est-elle pas elle-même une danse des morts qui attirent les vivants dans leur « tresche » ? Substituons donc « danse » à « chasse » et substituons « les Morts » (ou « la Mort ») à la « mesnie Hellequin » - et nous avons devant nous le procédé qu’à dû suivre l’imagination populaire. 58» Pour repousser toute objection, Léo Spitzer se demande comment l’on peut expliquer l’absence du mot « danse » dans les désignations météorologiques. Tout d’abord, il nous fait remarquer que le mot « danse » est courant dans les descriptions des randonnées de la Mesnie Hellequin et s’il n’apparaît pas dans le nom de la Chasse sauvage et dans les expressions météorologiques qui en dérivent, c’est parce que la fusion ne se serait pas alors produite avec l’idée des morts qui dansent. Il explique ensuite l’emploi du singulier dans les expressions « chasse Macabré » et « danse Macabré ». Léo Spitzer pense que le singulier avait déjà fait son apparition dans les désignations de la Chasse sauvage, il aurait ensuite été transféré à la danse qui lui est postérieure59.

Comment Judas Macchabée a-t-il pu devenir le chef de la Chasse sauvage ? Le peuple « doit avoir saisi plutôt le caractère turbulent et révolutionnaire de cet affirmateur de la foi juive, par conséquent non-chrétienne, que fut Judas Macchabée60. Sa description61 comme chasseur implacable et gigantesque, enrôlant les passants dans son entreprise guerrière, pouvait en faire un digne émule de Hellequin 62». Son prénom le classait parmi les traîtres de la religion chrétienne et devait suffire à le rapprocher des êtres diaboliques. « D’ailleurs la première syllabe du nom de famille, si proche de ces faux préfixes « mal- » , « mar- » qui caractérisent les mécréants (cf. les Malbien, Malduit, Malcuidant, Malpriant, Marsilie, Marganice de la Chanson de Roland), le rangeait aussi parmi ceux-ci .63»

Le nom « Macabré » révèle ainsi tout un passé folklorique de la danse macabre, qui a sans doute pu s’harmoniser avec les représentations de l’Eglise.

Notes
49.

Les âmes qui n’ont pu trouver le repos, conduites par un meneur, parcourent certaines nuits la campagne en faisant entendre un grand tumulte. La troupe emporte avec elle les humains qui ont l’imprudence d’adresser la parole à un de ses membres. Cette troupe des morts a reçu le nom de chasse sauvage, elle peut également être désignée par le nom de son meneur (mesnie Hellequin, chasse Macchabée...).

50.

Op. cit., p. 166.

51.

Op. cit., p. 309.
« La Mesnie Hellequin devient synonyme de vacarme, de bruit fréquemment comparé au fracas de la tempête et, selon Henry Guy, Gaston Raynaut et Paul Sébillot, elle personnifie celle-ci. Dès le XIIIe siècle, en France comme en Allemagne, la Chasse infernale n’est plus silencieuse, ce qui la distingue des processions des morts ». LECOUTEUX Claude, Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au moyen âge, Saint-Estève : Imago, 1999, pp. 118-119.
« L’un des principaux arguments des érudits qui font d’Odin le meneur de la Chasse infernale est le motif de la tempête ; c’est lui aussi qui ouvre la porte donnant sur l’univers indo-européen. Dans la plupart des traditions postmédiévales, le passage de la Chasse infernale est lié à des phénomènes atmosphériques. C’est aussi le cas dans les histoires de revenants ou de défunts hors du commun, ce qui est pour ainsi dire normal puisqu’une conception fort ancienne lie l’âme au « pneuma », au souffle : donc, quand passent les âmes, le vent se lève. » Ibid., p. 183.

52.

HORNING A., « Etymologisches. Macabré, macabre », Zeitschrift für Romanische Philologie, 1897, n° XXI, p. 234.
« Que le peuple, dont l’imagination a toujours été extrêmement vive en ce qui concerne la danse des morts, retrouvait la danse macabre dans chaque forme étrange de nuage, n’a rien d’invraisemblable. Je rappelle à ce propos la remarque « qu’on voyait dans certains nuages orageux des âmes en peine menées par Satan en personne dans les airs ». Il est cependant à remarquer que « danse macabré » ne se trouve jamais au lieu de « arbre macabré ». Si c’était en définitive l’origine, nous nous trouvons là devant un mystère non résolu. Toutefois, l’hypothèse selon laquelle l’ « arbre macabré » est une représentation tardive, n’est sans doute pas trop audacieuse. Qu’un mot tel que (danse) « macabré » fut transposé de nombreuses fois - et proposé de façon erronée, est évident. De même que la syllabe « ma » était interprétée en « mal » ou  « mont », le groupe de sons « abr » a pu être pris pour « abre » « arbre », conduisant ainsi à voir dans chaque forme de nuage les branches d’un arbre. Ainsi aurait-on dit à travers une accentuation emphatique le concept d’arbre sous la forme première « abre de macabré » puis d’ « abre macabre ». De cette façon, la genèse de la forme du mot « macabre » dans le langage populaire s’explique très facilement ».

53.

Ibid., p. 234. « Il existe aussi une explication selon laquelle « Abraham » rappelle « abre » (la forme populaire de « arbre ») et « macabre », « Barnabé » rappelle « Machabé ».

54.

« Le chasseur sauvage est un être de la mythologie populaire (daimôn) qui persécute surtout des créatures surnaturelles ; il ne possède pas de chiens sauf dans des traditions postérieures au moyen âge. En fait, c’est un poursuivant. » LECOUTEUX C., op. cit., p. 55.

55.

SPITZER L., op. cit., p. 310 (ROTZLER H., Die Benennungen der Milchstrasse, 1913).

56.

Ibid., p. 310. (SAINEAN Lazare, Les sources indigènes de l’étymologie française, I, 1925. Il ajoute : « Le sens de « macabré » dans le vulgaire parisien « cadavre de noyé », est un souvenir de l’imagerie de colportage de la Grande danse macabre (éditée à Troyes), dernier écho des poèmes sur la Danse des morts ».)
Au mot « macchabée », nous trouvons la définition suivante : « macabé, « noyé » 1856, peut être allusion biblique (les sept Maccabées) ou allusion aux personnages de la danse macabre ». REY-DEBOVE J. et REY A., op. cit., p. 1317.

57.

Op. cit., p. 311.

58.

Ibid., p. 314. Il ajoute : « La description de la mesnie Hellequin, telle que nous la donne, toujours selon le folklore médiéval, encore un Ronsard dans l’Hymne des Daimons (éd. de A.M. Schmidt, 1939)
« Un soir vers la Minuict...
Joignant une grand’croix, dedans un carrefour,
J’ouy, ce me sembloit, une aboyante chasse
De chiens qui me suyvoit pas-à-pas à la trace,
Je vy aupres de moy sur un grand cheval noir
Un homme qui n’avoit que les ôs, à le voir,
Me tendant une main pour me monter en crope :
J’advisay tout-au-tour une effroyable trope
De picqueurs, qui couroient un Ombre qui bien fort
Sembloit un Usurier, qui naguère estoit mort,
Que le peuple pensoit, pour sa vie meschante,
Estre puny là-bas des mains de Rhadamante ... »
contient des éléments très proches de la danse macabre : la Mort, sous forme du Chasseur sauvage, saisit ici l’usurier comme dans tant de versions de cette dernière : l’usurier, il est vrai, était déjà mort « naguère », mais c’était un petit pas que de faire chercher dans la vie, « media in vita », le vivant par la Mort ».
« L’on a dit aussi que les danses macabres pourraient-être issues des sabbats et autres horribles farces que l’on désignait sous le nom de « diableries » ou encore des cérémonies que l’on célébrait au cours du IXesiècle à l’anniversaire du décès et pendant lesquelles on s’enivrait en l’honneur des saints, orgies qui se terminaient par l’introduction de danseuses et autres personnages portant des masques effroyables; un ancien concile de Reims dut défendre rigoureusement aux ecclésiastiques d’y assister. » LOUIS M.L.A., op. cit., p. 126.

59.

Pour cette question, vous pouvez vous reporter à la partie I.3. L’origine biblique.

60.

Hans Sperber ne partage pas l’opinion de Léo Spitzer, selon lui Judas Macchabée n’a jamais été considéré comme un hérétique. « While maintaining that the Biblical Judas Macchabeus is the origin of the word « macabre », he emphasizes (insiste) that Judas was never considered a heretic. His role at the leader of the « Wild Hunt » « must be explained as a by-product (dérivé) of his importance to the doctrine of the Purgatory », in connection with ideas centered around All Souls’Day (Toussaint). It appears, that the words folowing Judas’recommendation to offer sacrifices and prayers for fallen Jews (II Mach. 12, 24 ff.) belong to the official repertory of texts quoted (cités) on this festival. They read : « Sancta ergo et salubris est cogitatio pro defunctis exorare ut a peccatis solvantur ». » DUBRUCK Edelgard E., op. cit., p. 539.

61.

« Il étendit la gloire de son peuple.
Il revêtit la cuirasse comme un héros
et ceignit ses armes de guerre ;
il livra des batailles,
protégeant le camp de son épée,
semblable au lion dans ses hauts faits,
tel un lionceau rugissant sur sa proie. Il pourchassa les sans-loi, qu’il dépista,
et livra au feu les perturbateurs de son peuple.
Les sans-loi furent réduits par la crainte qu’il inspirait,
tous les malfaisants furent épouvantés,
et le salut réussit dans sa main.
Il remplit maints rois d’amertume,
réjouit Jacob par ses hauts faits,
et sa mémoire sera en bénédiction à jamais.
Il parcourut les villes de Judée,
en extermina les impies
et d’Israël détourna le Courroux.
Son nom retentit jusqu’à l’extrémité de la terre,
et il rassembla ceux qui allaient périr. »
Livres des Maccabées, Livre I, III, 3-9, op. cit., p. 1018.

62.

SPITZER L., op. cit., pp. 317-318. Il nous apprend que le martyrologe officiel contient une fête des Macchabées tombant le premier août, parfois confondue avec la fête de Sainte Félicité et ses fils. Il ajoute cette note qui aurait mérité plus d’explication : « la danse macabre exécutée dans l’église à l’occasion de la fête de sainte Félicité et de ses sept fils, habituellement confondue avec celle des sept victimes d’Antiochus Epiphanes, sera un exemple de plus de ces danses dans l’église ».

63.

Ibid., p. 318.