I.5. Autres hypothèses.

« On a pensé au verbe italien « maccare » qui signifie « fracasser » ; mais ici encore on ne connaît que quelques rares danses macabres en Italie et il est bien peu probable que le nom n’ait pas accompagné la chose.

D’autres auteurs ont supposé que le mot « macabrée » qui a été accolé à celui de « danse », pourrait dériver des verbes, anglais « to make » (faire) et « to break » (rompre, briser) ; en certains lieux de l’Angleterre, le verbe « mourir » se paraphrase en prenant un sens figuré : « I am going to dance my caper », c’est-à-dire « je vais danser mon saut ».

Enfin, comme de nombreuses peintures de ces danses ont été exécutées sur des murs de cimetières (« macheria » en basse latinité), « danse macabre » voudrait dire « danse des murs ». 64»

F. Douce a également remarqué que dans certaines figurations de la danse macabre nous trouvons le personnage de Saint-Macaire, dont le nom aurait, par altération, donné l’adjectif « macabre ». Cet ermite aurait eu une vision en Thébaïde, celle-ci est représentée dans la très belle fresque du Triomphe de la Mort du Campo Santo de Pise qui met notamment en scène la Légende des trois morts et des trois vifs. L’ermite arrête les jeunes seigneurs pour leur montrer les trois tombeaux dans lesquels trois cadavres représentent divers états de la décomposition, il déroule également devant eux un parchemin sur lequel le texte de la légende est sans doute transcrit. Jacob Burckhardt nous apprend qu’à cet égard « le « Macarius » Alexandrinus des Vitae Patrum (Vies des Pères de l’Eglise) et de la Légende dorée, auquel fait allusion Vasari à propos des fresques du Campo Santo de Pise, est particulièrement représentatif dans la tradition médiévale ; la danse macabre serait une « chorea Macarii » 65».

Il reste très difficile de choisir entre ces différentes suppositions quant à l’origine du mot « macabre » et nous ne prétendrons pas trancher. Le recours à Judas Machabée, à la chasse sauvage et à l’influence orientale me semblent séduisants car ces différentes hypothèses allient la référence aux textes bibliques, aux légendes populaires, aux représentations en mouvement tout en n’écartant pas le lien possible avec les Dits des trois morts et des trois vifs. Nous retrouverons ces pistes lors de l’étude de l’origine des danses.

Toutefois, avant de poursuivre, il me semble intéressant de s’arrêter quelques instants sur le poème de Jean Le Fèvre. Pourquoi ce dernier, devançant d’un demi siècle la célèbre fresque parisienne, a-t-il associé ces deux termes?

Je ferai tout d’abord remarquer que le verbe « faire » qui a pu être interprété de diverses manières, se retrouve également dans le Journal d’un Bourgeois de Paris qui écrit : « l’an 1424, fut faite la Danse Macabre aux Innocents 66» ainsi que dans le Manuscrit de Besançon dans lequel il est écrit : « illis qui choream machaboerum fecerunt ». Le verbe « faire » semble ainsi évoquer une réalité et non quelque chose de virtuel.

Le texte de Jean le Fèvre, par plusieurs aspects, fait écho au cinquième Dit des trois morts et des trois vifs. Les deux textes parlent d’une « vision » et véhiculent la même leçon. Les vers

« Bien doit penser a la mort qui est saige,
Car en la fin il nous convient telz estre.67 »
renvoient à ceux de Jean le Fèvre :
« De cez mos trop bien me souvient;
Bien say que morir me convient. 68»

Ce texte se rapproche surtout des Dits par cette petite anecdote :

« Un homme, ce dit on, estoit
que, quant joye l’admonnestoit,
volentiers ooit de tristresche
pour moderer en sa leësche.
Pour amender sa contenance,
son vallet, par bonne ordenance,
en l’oreille li conseilloit
trois mos, dont l’omme se esveilloit.
Tous ces .iij. mos oÿr porrés;
il disoit : « Sire, vous morrés. »
Il les voloit oïr afin
qu’il li souvenist de sa fin.69 »

Nous retrouvons ici, transposée dans le monde domestique, la leçon que les morts adressent aux riches insouciants, et que l’ermite du cinquième Dit rappelle aux lecteurs.

Il arrive également que les Dits se rapprochent de la danse macabre. Nous pouvons relever deux éléments significatifs. La Chapelle de Kermaria rassemble les fresques de la danse macabre et des dits, Félix Soleil les attribue au même peintre. Les trois morts adressent les paroles suivantes aux vivants :

Rotzler ; les morts se lèvent
« Nous avons bien esté en chance
Autrefoys, comme estes a present;
Mais vous viendrez a nostre dance,
Comme nous sommes maintenant.70 »

Ce quatrain est troublant car c’est le seul des Dits où les morts annoncent aux vivants qu’ils entreront un jour dans leur danse. Il est peu probable que le peintre de Kermaria ait fait preuve d’une initiative personnelle en ce qui concerne les textes, en effet les vers de la danse macabre sont les mêmes que ceux de Paris71. Peut-être faut-il de nouveau chercher l’utilisation de cette expression dans la tradition populaire.

D’autre part, Stefan Glixelli72 mentionne l’existence de miniatures qui sont formellement en contradiction avec les poèmes car elles présentent trois femmes ou trois hommes appartenant aux différentes classes de la société alors que les Dits mettent toujours en scène des personnages de même classe, de même condition et de même âge. Toutefois, si les trois « vifs » des Dits font toujours partie de la haute société il n’en va pas toujours de même des trois « morts ». L’image de l’égalité de tous devant la mort se trouve déjà présente dans le cinquième Dit :

« Or ne scet on si ces trois autreffois
Ont estés ducs, barons, contes ou roys,
Pappes, abbés, cardinaulx ou chanoines,
Ne qui estoit le plus noble des troys;
S’ilz ont esté bossus hommes ou drois,
S’ilz ont esté prevostz ou cappitaines,
Fors qu’ilz ont eu tous troys faces humaines,
Qui ont esté en la terre ammurées,
La ou les vers les ont deffigurées (...).73 »

Il ne restait plus qu’à l’inverser en l’appliquant aux vivants. Quant à la fresque de Pise, elle substitue douze personnages aux trois jeunes gens, et parmi ceux-ci nous pouvons noter la présence de trois femmes et de deux hommes à pied.

Il semble donc que l’idée de danser avec la mort ne soit pas réservée à la seule danse macabre, les Dits ont été contaminés par ce thème de même que par celui de l’égalité de toutes les classes sociales devant la mort. Jean le Fèvre ne pouvait ignorer la terrible leçon de ces textes, une fois de plus, le mot « macabre » trouve peut-être sa source dans les Dits et se rattacherait au personnage de Saint-Macaire ; le texte parle également de « fosse », de « derraine maison », de « ceulx de Saint-Innocent », termes qui nous renvoient tous à l’image du cimetière. Il semblerait que la tradition orale ait contribué à mélanger les différents thèmes et sans doute a-t-elle obscurci le sens même du mot « macabre ».

Notes
64.

LOUIS M.L.A., op. cit., pp. 120-121.

65.

REY Alain, Dictionnaire historique de la langue française, article « macabre », Paris : France Loisirs, 1994, p. 1157.
E. E. Dubruck nous rapporte que Künstle ne prend pas au sérieux le nom de « Macaire » attribué à l’ermite dans la fresque du Campo Santo. « Künstle has shown, that - since nothing in the Macarius legend justifies the substituion of the Saint for Death - the name was an invention of the artists for the speaker, and was later identified with that of the Egyptian hermit ». » Op. cit., p. 539.

66.

ANONYME, Journal d’un Bourgeois de Paris de 1405 à 1449, Paris : Le livre de Poche, p. 220.

67.

ANONYME, « Cy commence le dit des trois mors et des trois vis », GLIXELLI Stefan, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Abbeville : Librairie ancienne Honoré Champion, 1914, p. 93, vers 27-28.

68.

Le Respit de la Mort, op. cit., p. 161.

69.

Ibid., p. 160.

70.

La danse macabre de Kermaria-an-Isquit, Saint-Brieuc : imprimerie-librairie L. Prud’homme, 1882, p. 27.

71.

Voir E. Mâle, op. cit., p. 371 et M. L.A. Louis, op. cit., p. 138.

Nous n’avons trouvé aucun élément qui nous permette d’étudier ce Dit de façon plus détaillée.

72.

GLIXELLI Stefan, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, introduction, notes et glossaire, Abbeville : Librairie ancienne Honoré Champion, 1914, p. 39.

73.

« Cy comence le dit des trois mors et des trois vis », op. cit, vers 29-37, p. 93.