II.2. L’association des deux termes.

La réunion des mots « danse » et « mort » peut surprendre au premier abord. « L’exactitude de l’expression ainsi obtenue a même été contestée. Ce n’est pas une danse, a-t-on dit. « Le mort saisit le vif sans le faire entrer dans une ronde bouffonne. » Lisons donc la réponse du roi à son partenaire :

« Je n’ay point appris a danser,
A danse et note si savage, »

et l’apostrophe ironique du mort au chartreux sa victime :

« Faitez vous valoir à la danse ! »

Voilà qui semble bien net. D’ailleurs, à la Chaise-Dieu le cortège était précédé d’un moine musicien ; et à Kermaria-Nisquit les morts exécutent une sarabande effrénée. 77» La danse des morts, composée de mouvements saccadés, surprend les vivants par sa chorégraphie et l’on comprend aisément qu’ils n’aient guère envie d’imiter les squelettes ! La présence de nombreux instruments de musique, les paroles prononcées et la forme circulaire de certaines fresques confirment l’idée d’une danse sans doute proche de la ronde78.

Ayant acquis la conviction que la danse macabre obéit bien au principe de la danse, imaginons comment ce titre de danse macabre pouvait être perçu par les gens du moyen âge. Pour Georges Kastner, l’association de la danse et de la mort « n’avait rien que de fort naturel dans un temps où l’humanité, éprouvée par les plus cruels fléaux, la guerre, la peste, la famine, l’intolérance et le fanatisme religieux, ne pouvait se livrer à son penchant naturel pour le plaisir que guettée en quelque sorte par la mort qui semblait l’attendre à la sortie du bal. Le moyen pour elle de séparer ces idées de mort funeste et de danse folâtre, quand, au mépris des imprécations que la chaire lançait contre eux et d’autres avertissements non moins sinistres qu’ils recevaient tous les jours, jeunes fous et jeunes folles de tous pays se donnaient tendrement la main et continuaient la ronde ! Mais bientôt, effet visible de la colère du ciel, au dire des prédicateurs mécontents, les danses se changeaient en convulsions, les danseurs renient Dieu et s’avouent possédés du diable ; la joie devient une maladie, un châtiment, et, pour les malheureux atteints du chorysantisme de saint Jean ou de saint Guy danser, c’est mourir ! 79» La danse subit donc, sans doute par le biais des prédicateurs, une transformation qui reflète les préoccupations de la société médiévale confrontée aux épidémies, aux maladies inexpliquées ...

Jane H.M. Taylor s’arrête sur le titre danse macabre, danse des morts et nous explique comment la danse a pu recevoir des connotations négatives. Se référant aux travaux de John R. Searle portant sur la métaphore, il nous dit que la ressemblance fonctionne comme une stratégie de compréhension, et non comme un constituant de sens. « L’assertion porte ainsi moins sur le comparant, soit dans le présent contexte la danse, que sur le comparé la mort. La fonction de la métaphore « danse » sera donc de permettre au lecteur ou au spectateur de mieux saisir le sens du comparé « mort ». La présence de l’énoncé métaphorique est pour ainsi dire un signe pour le lecteur ; elle lui donne l’instruction qu’il a à faire un effort de compréhension, reconstruire par évocation un arrière-plan d’informations manquantes, fait de caractéristiques du comparé « mort » à mettre en rapport avec les caractéristiques du comparant « danse ».80» Deux présupposés s’attachent au syntagme « mort » : les squelettes évoquent les contraintes liées à la mort alors que les vivants sont envahis par la peur, ils voient dans l’appel de la mort un acte de violence. Pour que la métaphore « danse » fonctionne, il faudra qu’elle puisse signifier d’une part la contrainte, d’autre part la menace.

J.H.M. Taylor se penche tout d’abord sur l’idée de menace. « Le champ associatif de l’activité « danse » a au moyen âge une double orientation, positive et négative, prenant appui sur des considérations morales et religieuses plutôt qu’esthétiques. La danse signe de célébration et de fête n’a pas « a priori » de connotations négatives. Au contraire : c’est ainsi que l’on cite l’Evangile où l’on danse à la louange du Seigneur ou pour célébrer les fêtes ; que les âmes bénies et les anges dansent au paradis ; qu’encore les clercs dansent dans les églises. Cela dit, dans l’imagination populaire, les connotations négatives de danse sont sans doute prépondérantes. Lorsqu’un Jacques de Vitry dit que la danse est un cercle dont le diable est le centre ; lorsque les prêcheurs répètent inlassablement des histoires de danseurs condamnés à une éternité de peines ; lorsque l’Eglise elle-même fait des efforts désespérés pour éloigner la danse des lieux de culte, voilà autant d’indices qui donnent à la danse une coloration foncièrement dangereuse, voire diabolique. 81» Les préconceptions du lecteur / spectateur orienteraient ainsi sa lecture vers l’idée de la danse-menace. De plus, les mouvements saccadés de la danse ainsi que la musique qui les accompagne rapprochent la danse macabre des danses paysannes et des danses diaboliques. Les notions de dangereux et de diabolique se rattachent donc au syntagme « danse ».

Comment la danse, activité par nature joyeuse, peut-elle devenir asservissement ? « Pour un Saint Augustin, il va de soi que la danse est une contrainte : « Cantat qui praecipit, saltat qui facit. Quid est saltatio nisi motu membrorum cantico consonare ? » C’est dire qu’à un premier niveau de sens, la danse ne se conçoit qu’à travers l’obéissance.82 » Les prédicateurs condamnent ceux qui osent danser dans les lieux de culte et les croyances populaires illustrent le thème de la danse-contrainte. Des légendes courent sur des danseurs qui seraient condamnés à danser sans trêve pendant une certaine période. L’exemple le plus célèbre est celui de Kolbijk, petite ville en Saxonie. « En l’an 1012, au soir, le prêtre, Robert, venait de commencer la célébration de la Messe, à l’église Saint Magnus. Au cimetière, un certain Otbert, avec dix-huit compagnons (dont quinze hommes et trois femmes), dansait et chantait des chansons profanes au point de distraire l’attention du prêtre, qui répéta devant l’autel les paroles impies d’une des chansons. Il leur ordonna de se taire, mais on ne l’écouta point. Là-dessus, il prononça une malédiction : « Que cela plaise à Dieu et à Saint Magnus que vous continuiez à chanter comme cela pendant un an entier ! » Ce qui arriva. La fille du prêtre était parmi ceux qui chantaient ; quand son fils la saisit par le bras, celui-ci se détacha de son corps, sans qu’une goutte de sang ne s’en écoulât. Elle resta avec les autres à chanter et à danser sans répit, la durée d’un an. La pluie ne descendit pas sur eux ; ils ne réagirent ni au froid, ni à la chaleur, ni à la faim, ni à la soif, ni à la fatigue. Leurs vêtements et leurs souliers ne s’usèrent pas, mais ils continuèrent à chanter comme des fous. Ils s’enfoncèrent dans la terre jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux cuisses. Au bout de l’an, ils furent libérés du sortilège par l’évêque de Cologne. La fille du prêtre et deux autres moururent instantanément. Les autres dormirent trois nuits ; certains moururent ensuite, mais d’autres, s’étant repentis sincèrement, devinrent illustres. 83»

Jean Markale rapporte une légende picarde assez proche. Un jour de fête, les jeunes gens de Bosquel, après avoir beaucoup dansé et beaucoup bu, décidèrent de terminer la fête en allant danser un branle dans le cimetière. Tous, gaiement, butant sur les tertres, renversant les croix, s’en donnent à coeur joie. A minuit, les jeune gens s’arrêtèrent de danser, les tombes s’ouvrirent et les engloutirent tous. Chaque année, le jour de la fête patronale, on raconte que les tombes s’ouvrent et que les danseurs reprennent leur ronde en poussant des gémissements terribles. A minuit, les tombes se referment sur les fantômes, et tout rentre dans le silence. « On ne doit pas manquer de respect envers la mort, sous quelque aspect qu’elle se présente. Danser dans le cimetière est un geste impie dans la mesure où une danse profane, et vécue comme telle, est en contradiction avec le caractère sacré de l’endroit. Par contre, châtiés par la mort, les jeunes gens reviennent chaque année accomplir cette danse, mais qui, en cette occasion, devient un élément sacré. Tout est donc dans l’ordre des choses. 84» Un pas de plus a été ici franchi dans la profanation, ce n’est plus l’église mais le cimetière, le lieu réservé aux morts, qui a été violé. En conséquence, le châtiment devient exemplaire, la danse, parce qu’elle n’a pas respecté les « traditions » ancestrales, a apporté le châtiment ; de symbole de vitalité elle s’est transformée en symbole de mort.

« ‘L’idée de la danse-châtiment fut longtemps vivace, ainsi qu’en témoigne la relation suivante faite par un chroniqueur de Bohème, Léo de Rozmital. En 1466, alors qu’il se trouvait à Brescia, il aperçut une grande foule qui, comme chaque année à pareille époque, accourait des alentours pour danser sans répit du lever au coucher du soleil. Une colline était traditionnellement le théâtre de ces saltations. C’était là, en effet, que bien des années plus tôt des danseurs avaient négligé de saluer le Saint-Sacrement que portait un prêtre de passage. A titre expiatoire, les habitants de la contrée devaient ainsi se livrer à une danse forcenée.’ 85» Nous pouvons enfin mentionner la légende du Ratier de Hameln, datée de 1284, dont le pipeau imposait la danse aux enfants et aux rats.

Dans tous ces récits comme dans les danses macabres, le personnage qui entre dans la danse se trouve condamné à suivre les mouvements qu’on lui impose et de divertissement, la danse devient contrainte, ou même châtiment.

Les danses macabres ne se laissent pas aisément cerner, c’est du moins ce que nous ont révélé les multiples hypothèses formulées quant à l’origine du mot « macabre ». Celles-ci nous renvoient davantage à un fond populaire que savant et c’est pourquoi il est si difficile de savoir quelle supposition prévaut sur les autres. Nous avons montré qu’il est peu vraisemblable qu’un individu répondant au nom de Macabre ait donné naissance à une fresque ou à un texte portant son nom, d’autant que l’absence de signature était règle courante au moyen âge. Ce mot pourrait renvoyer au personnage biblique de Judas Macchabée, fondateur du culte des morts et présenté comme tel par l’église, mais aussi, selon la conception populaire, meneur, à côté de Hellequin, de Horla et de bien d’autres, de la Chasse sauvage. Or, ces cohortes de la nuit, troupes de morts survolant la campagne dans un tonnerre assourdissant, pourraient fort bien être issues de la même tradition que les danses macabres 86. Enfin, l’alliance fréquente des danses et des dits sur les murs des églises ou des ossuaires et dans les éditions médiévales me porte à croire qu’il faut rechercher dans cet ensemble la véritable source du mot « macabre » : ces deux oeuvres sont porteuses du même message - il faut penser à la mort et se tourner vers Dieu -, les dits trouvent sans doute une partie de leurs origines en Orient - une source orientale a été proposée pour le mot « macabre » -, les fresques illustrant la Légende des trois morts et des trois vifs font souvent apparaître le personnage de Saint Macaire, enfin, la présence des fresques des danses macabres dans les cimetières nous ramène à la coutume orientale que l’on retrouve en Europe et qui voulait que l’on se réunisse dans les lieux saints, et donc dans les cimetières, pour danser.

Quant au syntagme « danse », il « aura réussi ce délicat équilibre entre les deux fonctions, désignative et apéritive, qui sont celles du titre d’une oeuvre. Il aura d’une part, par la confrontation ironique et paradoxale de deux syntagmes apparemment en contradiction, « danse » et « mort », créé un certain frisson, une curiosité chez le lecteur / spectateur. Mais il aura aussi, en tant que métaphore dominante, anticipé le message du texte, des fresques et des gravures : cette danse grotesque, cette musique grinçante n’ont rien de joyeux, et l’invitation des morts est plutôt une sommation. Contraints de se joindre à des partenaires sautillants et diaboliques, les vivants ne verront dans cette danse, en fin de compte, qu’un leurre et une contrainte87 ». La danse macabre ne ferait ainsi que réduire à néant le laps de temps qui sépare les trois morts et les trois vifs, les vivants se voyant contraints de se joindre immédiatement aux morts qui apparaissent à l’improviste devant eux.

Notes
77.

MASSERON Alexandre, « Les Danses des Morts de France »,  Le Correspondant, 10/11/1910, Tome 250°, 3° livraison, Nouvelle série, p. 534. (Citation du Bulletin monumental, 1906, I, p. 203).

78.

Nous étudierons la chorégraphie et la musique des danses macabres dans notre troisième partie, chapitre 2.

79.

Les danses des Morts, dissertations et recherches historiques, littéraires et musicales, Paris : Brandus et Cie éditeurs, Librairie Pagnerre, 1852, p. 14.

80.

TAYLOR Jane H.M., « Que signifiait danse au quinzième siècle ? Danser la Danse macabré », Fifteenth Century Studies, Vol. XVIII, Medieval Institute publications, Western Michigan University, p. 260. (Référence aux travaux de SEARLE John R., Sens et expression, Edition de Minuit, 1982, p. 137.

81.

Ibid., pp. 261-262. Il ajoute : « Cette négativité est d’ailleurs étayée par les acceptions métaphoriques du syntagme « danse » déjà en cours. Pour un Gautier de Coincy au treizième siècle, la « vieille danse » semble indiquer à la fois la fornication et les multiples tentations dont dispose le diable ; pour un Guillaume de Guiart au siècle suivant, la « mortelle danse » signifie guerre et bataille ; pour le Bourgeois de Paris, enfin, en 1422, la « dance doloreuse » est celle des tueries orchestrées par les Bourguignons et surtout par les Armagnacs. »

82.

Ibid., p. 267. « Qu’est-ce que la danse, sinon obéir aux commandements de la musique? » ( Sermo CCXI, caput 6 ; Migne, PL XXXVIII, col. 1416).

83.

WILKINS Nigel, La musique du diable, Liège (Belgique) : Mardaga,1999, pp. 63-64.

Cette légende, racontée par Vincent de Beauvais, fut transmise en France au quatorzième et quinzième siècle, on l’a trouve ainsi dans Renart le Contrefait et dans le Tombel de Chartrouse.

84.

Contes de la Mort des pays de France, Paris : éditions Albin Michel, 1992, p. 99.

85.

PASTORI J.P., op. cit., p. 57.

86.

Nous reviendrons sur ce point dans nos parties 3 et 4.

87.

TAYLOR J.H.M., op. cit., p. 270.