I. A la découverte de la plus ancienne Danse Macabre.

La plus ancienne danse macabre connue en Europe serait la danse peinte sur les murs du charnier du cimetière des Innocents. Cette fresque, accompagnée de vers, représenterait le modèle initial de toutes les autres danses.

I.1. La Danse Macabre du cimetière des Innocents.

Tous les auteurs s’accordent pour reconnaître que la danse macabre représentée au cimetière des Innocents à Paris est la première oeuvre de ce type connue en Europe. « La danse macabre des Innocents est la première en date qui a développé ce thème dans la forme que nous connaissons », écrit Valentin Dufour88; « c’est le plus ancien des monuments français connus jusqu’ici, le prototype probable des danses des morts de France, le prototype possible de toutes les danses des morts de l’Europe occidentale », nous dit Alexandre Masseron89 . La même constatation est faite plus tardivement par Liliane Guerry, « le thème est sans doute d’origine française, en tout cas, c’est en France qu’il fut figuré pour la première fois, sur les murs du charnier des Innocents, en 1425 90»; puis par Joël Saugnieux, « cette fresque, qui fut peinte en 1424 sur le mur du cimetière des Saints Innocents à Paris, est la plus ancienne représentation connue de la danse macabre 91 ».

Louis Dimier dans sa liste des danses macabres donnait la danse du Petit-Bâle ou du Klingenthal comme étant de 1312 92. L’attribution de cette date serait en réalité liée à une faute de lecture. « Büchel, qui avait copié la fresque de Bâle au XVIIIe siècle, et qui avait relevé la date de 1312, reconnut qu’il s’était trompé et qu’il fallait lire 1512. C’est la date de restauration de l’oeuvre. Un coup d’oeil jeté sur les costumes assigne à l’oeuvre une date voisine de 1450. 93» La danse de Minden, datée de 1383, que Peignot considérait comme la première des danses macabres ne peut être classée parmi celles-ci. « C’était une simple figure de la Mort peinte sur un panneau mobile; au revers on voyait une femme qui symbolisait le Monde ou la Chair. 94» Emile Mâle affirme ainsi, à sont tour, qu’on « ne connaît pas de danse macabre peinte plus ancienne que celle du cimetière des Innocents 95» ...

Ce constat reste cependant invérifiable puisque la danse macabre, représentée sous les arceaux du cloître, disparut au XVIIe siècle lorsque la charnier fut démoli pour agrandir les rues voisines : « l’ordonnance de Louis XIV, prescrivant l’élargissement de la rue de la Féronnerie, du 18 octobre 1669 (...), amena la destruction des peintures de la danse macabre.96 »

Comment s’expliquer alors une telle unanimité ? Il faut pour cela se reporter à ces quelques phrases, écrites dans le Journal d’un bourgeois de Paris : « Item, l’an 1424, fut faite la Danse Macabre aux Innocents, et fut commencée environ le mois d’août et achevée au Carême ensuivant.97» Ces lignes ont cependant pu être diversement interprétées par les auteurs et il me semble intéressant de rapporter ici ce  débat  qui suggère que la danse macabre des Innocents se présenta sous une forme théâtrale. Ainsi, Hippolyte Fortoul écrit en 1842 : « Villaret dans son Histoire de France, M. de Barante dans l’Histoire des ducs de Bourgogne, M. Villeneuve de Bargemont dans l’Histoire de René d’Anjou, paraissent s’être autorisés de ce témoignage laconique pour raconter que l’année 1424, le duc de Bedford et le duc Philippe le Bon se trouvant ensemble à Paris, on leur donna un spectacle extraordinaire, dans lequel la Mort parée d’habits royaux traîna après elle, au cimetière des Innocents, et ensuite dans les rues de la ville, toute une suite de personnages représentant les divers états de la condition humaine. 98»

Monsieur Peignot nous dit qu’une telle procession n’aurait pu durer aussi longtemps et conclut, d’après la phrase suivante qui explique la manière dont le cordelier Richard prêcha en 1429 aux Innocents - « Et était monté quand il prêchait sur un haut échafaud qui était près d’une toise et demie de haut, le dos tourné vers les Charniers encontre la Charonnerie, à l’endroit de la danse macabre.99» - que la danse n’a pas été représentée par des personnages vivants, mais seulement peinte sur les murs des charniers. Hippolyte Fortoul s’appuie sur un témoignage qui prouve que les danses macabres ont été mises en scène en 1453 (nous y reviendrons plus tard) pour affirmer que la danse des Innocents ne fut rien d’autre que cela. Il suppose qu’une compagnie rivale des Frères de la Passion (qui établirent au début du XVe le premier théâtre où l’on représenta publiquement des Mystères) inspirée « par l’esprit des ordres mineurs, ait entrepris de donner aux Innocents des représentations accommodées toute ensemble à la tristesse du lieu et à la turbulence des spectateurs100 ». Cette représentation aurait duré six mois et l’échafaud « sur lequel prêcha le cordelier Richard, était le théâtre même où l’on avait donné des représentations cinq ans auparavant, et qu’ainsi le frère prêchait « à l’endroit de la danse macabre »101.  Il ajoute également, pour soutenir sa thèse, qu’il aurait été impossible de « peindre la longue suite de la danse des morts sur des arcades qui n’étaient point une propriété publique, mais qui étaient des sépultures particulières réservées à des familles différentes  102».

Louis Dimier revient sur cette interprétation et nous dit que le mot « à l’endroit » « signifie vis-à-vis et met la question hors de doute 103».

Ainsi, ces quelques lignes extraites du Journal d’un bourgeois de Paris, ont donné naissance à des théories différentes et il nous est impossible de trancher pour l’une ou l’autre. Cependant, Valentin Dufour vient lever le voile en citant un autre passage qui lui, prouve que la danse macabre des Innocents a réellement existé : « Un autre contemporain, Guillebert de Metz, un lettré, miniaturiste du duc de Bourgogne, écrivait en 1436, dans sa Description de Paris, au Chapitre des Innocents : « Illec sont paintures notables de la danse macabre avec escriptures pour émouvoir les gens à dévocion104 ». Les mots « paintures » et « escriptures » prouvent que la danse macabre était peinte et accompagnée de vers. Et si le doute subsiste encore, Alexandre Masseron nous cite un texte de Noël du Fail qui parle des alchimistes que l’on voit « par bandes et regiments, comme estourneaux, se promenant aux cloistres Sainct Innocent à Paris, avec les trespassés et secrétaires des chambrières, visitans la danse Marcade, poète parisien que ce savant et belliqueux roi Charles le Quint y fit peindre, où sont représentés au vif les effigies des hommes de marque de ce temps-là et qui dansent en la main de la Mort 105».

Il semble donc incontestable que la danse macabre des Innocents fut peinte sur les murs du cimetière mais rien ne nous empêche de penser qu’elle fut aussi jouée dans ce même lieu. « Le Père Menestrier affirme que c’est le 2 novembre, le jour de la fête des Trépassés, qu’on jouait au cimetière des Innocents un « Triomphe de la Mort ». A cette époque les représentations des mystères duraient plusieurs jours et dit-on jusqu’à quarante (...). Peut-être y a-t-il donc eu, dans le cas de la danse macabre des Innocents, diverses reprises de la même danse pendant les six mois indiqués, ou peut-être encore ne jouait-on pas tous les jours, mais seulement les dimanches et fêtes, d’où une série de représentations qui ont bien pu, dans ces conditions, se poursuivre pendant six mois. 106» D’après Valentin Dufour, la fresque des Innocents aurait été commanditée par le chancelier Gerson qui en aurait composé les vers107, quant aux peintures, elles seraient l’oeuvre de Jehan d’Orléans, peintre de Charles VI et de Louis d’Orléans. Noël du Fail fait, quant à lui, mention de Charles V. Ces deux hypothèses ne sont plus retenues et Félix Lecoy écrit que « même s’il s’agit d’une faute de copie pour Charles VII, il y a encore erreur, car en 1424-1425 Paris était sous la domination anglaise, et en aucune manière, Charles VII n’a pu jouer aucun rôle dans la commande ou l’exécution de l’oeuvre 108».

Notes
88.

Op. cit., p. 6.

89.

Op. cit., pp. 531-532

90.

Le thème du « Triomphe de la mort dans la peinture italienne », Paris : Librairie Orientale et américaine, G.P. Maisonneuve et C°, 1950, p. 58-59.

91.

Op. cit., p. 17.

92.

Les danses macabres et l’idée de la mort dans l’art Chrétien, Paris : Librairie B. Blond, 1902, p.54.

93.

MALE Emile, op. cit., pp. 368-369, n. 3.

( Vous pouvez vous reporter à l’annexe n° 2 pour consulter une liste chronologique des danses macabres. )

94.

Ibid. p. 368.

95.

Ibid., p. 363.

96.

DUFOUR V., op. cit., pp. 10-11.

97.

Op. cit., p. 22O.

98.

La danse des morts dessinée par Hans Holbein, gravée sur pierres par Joseph Schlotthauer, Essai sur les poèmes et sur les images de la danse des morts, Paris : Jules Labitte, 1842, pp. 83-84.

M. L. A. LOUIS rectifie et précise ces propos : « M. de Barante, dans son Histoire des Ducs de Bourgogne, (T.V, p. 82) parlant des fêtes qui eurent lieu à Paris, quand Philippe le Bon, duc de Bourgogne y vint en 1424, dit: « Il n’y avait point de divertissements pour les seigneurs seulement ; le peuple avait aussi les siens. Durant six mois, depuis le mois d’Août jusqu’au Carême, on représenta au Cimetière des Innocents, la Danse des Morts, qu’on nommait aussi la danse Maccabrée. Les anglais surtout s’y plaisaient, dit-on ; c’étaient des scènes entre gens de tout état et de toutes professions où, par grande moralité, la mort faisait toujours le personnage principal », « Les Danses Macabres en France et en Italie », op. cit., p. 190. Monsieur Louis pense que De Barante tire ces propos du Journal d’un bourgeois de Paris. Il ajoute : « Dans son Histoire de René d’Anjou (T.I, pp. 54-55) de Villeneuve-Bargemont dit que, pendant que les anglais occupaient Paris, alors que Charles VII errait dans le royaume, le duc de Betford célébra sa victoire de Verneuil sur les français, en faisant défiler à Paris, sous le nom de danse Macabrée ou Infernale une procession « à laquelle présidait un squelette ceint du diadème royal, tenant un sceptre dans ses mains décharnées et assis sur un trône resplendissant d’or et de pierreries. » Mais il s’agissait là d’une ironique mascarade et non pas d’une danse ; cependant elle a des affinités certaines avec les danses macabres, bien que l’idée qui a présidé à sa représentation en soit toute différente ». p. 193.

99.

ANONYME, Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 253.

100.

Op. cit., p. 89.

101.

Ibid., p. 89.

102.

Ibid., p. 88.

Une remarque d’Emile Mâle me semble contredire un attachement possible à une sépulture donnée : « les morts ne restaient pas longtemps dans cette terre sainte ; sans cesse ils devaient faire place aux nouveaux venus, car vingt paroisses avaient le droit d’ensevelir dans l’étroit enclos ». Op. cit., p. 360.

103.

Op. cit., p. 54.

104.

Op. cit., p. 9. (Référence de ce passage : Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris au XVe siècle, Paris : in-8°, Aubry, MDCCCLV, p. 64.)

105.

Op. cit., p. 548. Il dit tirer ces textes de Le Roux de Lincy et Tisserand. L’auteur ajoute : « Il ne faut pas oublier que Noël du Fail avait surtout pour but en écrivant de faire de l’esprit et qu’à part cette sèche observation qu’il existait en 1597 une danse macabre au charnier des Innocents il serait imprudent de vouloir tirer quoi que ce soit de son texte ».

106.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 191.

107.

« On n’en saurait douter, deux manuscrits de la Bibliothèque nationale, provenant de l’ancienne abbaye de Saint-Victor, contiennent parmi les oeuvres latines et françaises de Jean Gerson, deux copies des huitains de la Danse macabre des Saints Innocents. » Op. cit., p. 8. (voir ces pages qui expliquent comment Gerson aurait poussé le Duc de Berry à élever plusieurs monuments en la mémoire de son neveu et héritier, le Duc d’Orléans. Il fit sculpter au cimetière des Innocents, « l’histoire des trois morts et des trois vifs », fit peindre dans la chapelle d’Orléans, aux Célestins de Paris, une fresque où le prince regardait la Mort, armée d’une flèche. Selon V. Dufour, la danse macabre serait la suite logique de ces deux peintures.)

Jean-Marcel Paquette dans son ouvrage Poèmes de la Mort de Turold à Villon, attribue également ce texte à Gerson.

Emile Mâle n’attribue pas le texte à Gerson mais confirme le fait que ces vers sont l’exacte copie de ceux qui étaient inscrits sous les personnages de la fresque. « On lit dans le manuscrit latin 14904 : « La danse macabre, prout est apud S. Innocentem », et dans le manuscrit franç. 25550: « Dictamina choreae Machabre quae sunt apud Innocentes Parisii ». Op. cit., p. 363, n.4.

108.

Op. cit., p. 411.