I.2. Le Cimetière des Innocents : un lieu de vie.

Que pouvait donc représenter le Cimetière des Innocents pour les habitants de Paris ? Situé en bordure d’une des grandes voies de l’ancienne Lutèce, remontant probablement à l’époque gallo-romaine, il se trouvait au moyen âge dans l’un des quartiers les plus habités de la ville. On déposait dans cet espace « près de trois mille cadavres par année. On y enterrait des morts depuis Philippe le Bel. Dix millions de cadavres au moins se sont dissous dans un étroit espace 109». Ce lieu était au XVe siècle considéré « comme une sorte d’enceinte sacrée 110», Emile Mâle rapporte qu’ «un évêque de Paris, qui ne put y être enseveli, demanda par son testament qu’on mît au moins dans sa fosse un peu de la terre des Innocents 111».

Plus qu’un lieu de repos sacré, c’était un endroit où l’on aimait contempler les tourments liés à la mort, où l’on vénérait les reliques des martyrs. « Les saints eux-mêmes à qui l’église était dédiée, ces Innocents massacrés au lieu du Christ, éveillaient par leur pitoyable martyre la cruelle compassion et la sanglante tendresse où se complaisait la fin du moyen âge. Et justement, au XVe siècle, la vénération des Innocents prit de l’importance. On en possédait plus d’une relique. Louis XI donna à l’église « un Innocent entier » dans une châsse de cristal. 112»

Notre esprit a du mal à imaginer aujourd’hui, alors que le cimetière est devenu un lieu tabou où l’on ne se rend guère que par « obligation » pour perpétuer les traditions de la Toussaint, que les cimetières aient été des espaces de rencontre et d’échange. « Présents partout, ce sont des lieux ordinaires de passage, par commodité, pour couper au plus court, tant pour les hommes que pour les bêtes de bât et les marchandises ». Le cimetière des Innocents, accolé à la  foire Saint Ladre, « paraît une sorte d’annexe des Halles ; on y vendait des chevaux et du fourrage. Les merciers et les libraires, les ferronniers aussi y exposaient tous les jours leurs articles entre les tombes ; à partir du XVe siècle, les emplacements sous les galeries, enjeux d’âpres querelle, sont systématiquement spécialisés et réservés à différents corps de métiers : frippe, lingerie, bonneterie, tableaux, livres et images, enfin et surtout les écrivains publics 113». « Un marché où l’on vend des légumes s’est élevé sur ces débris de l’espèce humaine 114» ; c’était « un lieu de trafiques et de marchandages forains, une promenade publique où se donnaient les rendez-vous comme au Palais-Royal en 1789 115» ; « c’était un lieu extraordinaire, à la fois vénéré et profané par une foule qui y venait, tantôt pour faire ses dévotions, tantôt pour y chercher des plaisirs impurs (...). Dans cet endroit encombré d’ossements et de têtes de morts, on vendait des objets de mode et de luxe 116». J. Huizinga précise enfin qu’on y trouvait « des femmes publiques sous les arcades. Il y avait même une recluse murée sur un des côtés de l’église. Parfois, un moine mendiant venait prêcher en ce lieu qui était lui-même un sermon symbolique de style médiéval117 ». Le cimetière, tout en étant un lieu de promenades malgré les miasmes qui s’en exhalaient118, conservait son caractère sacré.

Les comédiens donnaient leurs représentations dans cet enclos et Le Journal d’un bourgeois de Paris témoigne de la popularité de ce cimetière, préféré à tout autre, du fait de sa danse macabre, comme lieu de sermon. Lorsque le cordelier nommé frère Richard prêcha aux Innocents, il « commença samedi 16e jour d’avril 1429 à Sainte-Geneviève, et le dimanche ensuivant, et la semaine ensuivant, c’est à savoir, le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche aux Innocents, et commençait son sermon environ cinq heures au matin, et durait environ jusqu’entre dix et onze heures, et y avait toujours quelque cinq ou six mille personnes à son sermon 119». La foule se pressait au cimetière lors des sermons, ce même journal nous rapporte qu’en l’an 1449 « fut faite une procession bien piteuse, le 13e jour d’octobre, des enfants, des quatre ordres mendiants et de toutes les écoles de Paris, de valetons et de pucelles, et furent nombrés à 12 500 enfants et plus, et tous vinrent aux Innocents, et là fut moult bien honorablement pris l’un des saints Innocents et porté par deux dévotes personnes à Notre-Dame de Paris, et les enfants près, tous portant cierge ou chandelle de cire en leur main ; et fut faite une moult belle prédication par un maître en théologie, et au revenir près de leurs églises commençaient Inviolata jusque dedans l’église, et disaient une antienne du saint ou sainte de l’église et une oraison 120».

« ‘Marché, endroit des annonces, des criées, des proclamations et des sentences, espace destiné aux rassemblements de la communauté, lieu de promenade, de jeux, de mauvaises rencontres et de méchants métiers, le cimetière était simplement la grand-place. De la place il avait la fonction : le lieu public par excellence, le centre de la vie collective. De la place il avait aussi les formes, les deux formes connues de l’urbanisme médiéval et du début des temps modernes : le foirail et la cour carrée.’ 121» Le cimetière des Innocents était ainsi un lieu de vie où se mêlaient le profane et le sacré, où les vivants de tous âges et de toutes conditions côtoyaient quotidiennement les morts. Rien d’étonnant alors à ce que la danse macabre trouvât ici un terrain privilégié pour exprimer sa terrible leçon d’égalité entre les hommes à l’heure de l’impossible retour. De leur vivant, les hommes ne « dansaient-ils » pas déjà avec la mort ? Cependant, comment expliquer un tel glissement ? Quels éléments ont présidé à la naissance des danses macabres ? En quoi l’atmosphère de cette époque appelait-elle un tel thème ? Comment les différents arts ont-ils préparé l’éclosion des danses ?

Notes
109.

MERCIER Louis Sébastien, Tableau de Paris, Tome II, Lonrai : Mercure de France, 1994, chapitre DCCLIII, p. 732.

110.

SAUGNIEUX J., op. cit., p. 19.

111.

Op. cit., pp. 359-360.

112.

HUIZINGA J., Le déclin du Moyen Age, Paris : Petite bibliothèque Payot, 1967, p. 153.

113.

HEERS Jacques, Fêtes des fous et Carnavals, Condé-sur-L’Escaut : Fayard, 1983, pp. 49-50.

114.

MERCIER L.S., op. cit., p. 732.

115.

GUERRY L., op. cit., p. 59.

116.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 190.

117.

Op. cit., p. 153.

118.

« (...) le bouillon, le lait se gâtaient en peu d’heures dans les maisons voisines du cimetière ; le vin s’aigrissait lorsqu’il était en vidange ; et les miasmes cadavéreux menaçaient d’empoisonner l’atmosphère ». MERCIER L.S., op. cit., p. 733.

119.

Op. cit., p. 253.

120.

Ibid., pp. 444-445.

121.

ARIES Philippe, L’homme devant la mort , tome 1, Paris : éditions du Seuil, 1977, p. 76.