II.2. L’origine scénique.

Nous allons maintenant étudier les deux aspects qui se joignent à la peste pour expliquer la naissance des danses macabres : l’influence des premières danses chrétiennes et des prédicateurs.

II.2.1. La danse.

La danse a longtemps appartenu à l’univers quotidien des chrétiens, « elle a été utilisée comme moyen d’action de grâce, et lorsqu’elle était condamnée par un Père de l’église, ce n’était pas en tant que telle, mais en raison de l’usage abusif qu’on en faisait parfois 146». Saint Thomas (1225-1274) prononce d’ailleurs ce jugement nuancé : « La danse en elle-même n’est pas mauvaise ; c’est selon qu’elle est ordonnée à diverses fins et revêt diverses circonstances qu’elle peut être acte de vertu ou de vice 147». Cette question était encore débattue à la Renaissance. Un ouvrage de 1580, le Traité des Danses est entièrement consacré à la question de savoir « s’il est permis aux chrétiens de danser ». A la même époque Jean Bodin, démonologue dénonçant les égarements des sorciers porte un jugement nuancé sur la danse : « (...) il est bien certain que les anciens Hebrieux aportans leurs obligations au Temple quand ils approchoyent de l’autel, ilz dansoyent... David pour un grand signe d’allégresse dansoit... et sonnoit de la harpe devant l’arche. Et en cas pareil, nous lisons que Samule adressa Saül à la troupe des Prophètes, qui dansoyent en louant Dieu avecques instruments de musique..., mais le mouvement du corps estoit tel qu’il ny avoit rien d’insolent, ainsi le doux mouvement du corps elevoit le coeur au ciel, qui est la chose la plus agréable à Dieu. 148» En réalité, la danse était condamnable parce qu’elle reflétait les pratiques païennes. Dès le VIIIe siècle, Saint Pirmin donnait les instructions suivantes : « Fuyez les bals, les sauteries, de même que les chansons grossières et luxurieuses comme si cela était flèche du diable. En effet, il ne vous est pas permis de le faire ni à l’église, ni chez vous, ni en quelque autre lieu, parce que cela ramènerait la coutume des païens. 149» Malgré les efforts de l’Eglise pour se préserver de l’imitation de certaines cérémonies païennes et les nombreuses interdictions qu’elle prononça contre celles-ci150 - « en 1209, un synode d’Avignon proscrit les danses théâtrales et obscènes dans les églises aux vigiles des fêtes des saints 151» -, l’habitude de danser dans les églises lors de certaines fêtes s’est maintenue pendant très longtemps152. Au moyen âge, danse et religion semblent avoir cohabité dans de nombreuses occasions puisque « à la fin de la période médiévale, en dépit de toutes les condamnations, on comptait toujours « deux saisons dansantes » : celle de Noël (ou des calendes de janvier) pour l’hiver ; celles de Pâques (ou des calendes de Mai) au printemps 153».

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’La danse des morts’ du Temple Neuf de Strasbourg.Premier tableau, (vers 1450) Reproduction de Arnold.REINHARD Aimé, Le Temple Neuf à Strasbourg, Strasbourg : Typographie de G. Fischbach, 1888.

Toutefois, le fait de danser dans les églises n’était pas nécessairement associé aux fêtes religieuses ; de nombreuses personnes, atteintes de maladies aux causes inexpliquées et qui se manifestaient par une absence de maîtrise des mouvements, cherchèrent à se purifier dans les églises de ces spasmes « diaboliques ». « La chorée de 1374 affecta essentiellement le pèlerinage hongrois qui était organisé tous les sept ans en direction de Cologne, Trêves et des Flandres. Il va sans dire que ces populations entières qui se déplaçaient avec des moyens précaires, constituaient des victimes de choix pour toutes espèces d’épidémies. Et nous savons que ces pèlerins-là furent sujets à des hallucinations, des crises d’épilepsie, des crampes et autres manifestations de l’ergotisme. Mais, convaincus eux-mêmes qu’ils étaient possédés, ils mettaient tous leurs espoirs dans la bienveillance des saints. Raison pour laquelle, soignant le mal par le mal, ils dansaient aussi dans les églises en l’honneur de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et d’autres auxiliateurs (...). En 1518, à Strasbourg, l’épidémie choréique qui éclata, obligea le conseil municipal à multiplier les lieux de danse et à faire venir des musiciens pour permettre aux agités de se défouler jusqu’à l’évanouissement. 154» Plusieurs incidents de ce genre se produisirent partout en Europe : danses furieuses, frénétiques, de groupes de gens, souvent dans les cimetières, souvent au moment des solstices. L’on considérait alors que ces danses étaient inspirées par le Diable. « L’opinion médicale moderne propose d’autres explications : la jeune fille de Kolbijk155 qui perdit le bras aurait été victime d’un « ergotisme gangreneux » ; les mouvements convulsifs et autres symptômes vertigineux des danseurs résulteraient « d’intoxications végétales 156» ; les malades se rassemblaient au cimetière, devant l’église, à la recherche de guérisons miraculeuses ; ils choisissaient le moment des solstices par tradition et par superstition. 157» Toutes ces manifestations avaient lieu dans les cimetières, sur le porche des églises ou à l’intérieur de celles-ci, la danse devait ainsi permettre de se concilier les faveurs des saints protecteurs. « Le peuple était habitué à se réunir en ces lieux pour toutes les cérémonies ordinaires de la vie chrétienne, de la naissance à la mort, ainsi que pour toute manifestation ou cérémonie sortant de l’ordinaire ; quoi d’étonnant qu’il y vînt danser soit pour témoigner sa joie, soit par réflexe, au cours d’une maladie psychosomatique, pour venir chercher dans la maison de Dieu l’intercession des saints à qui l’on montrait misère et infirmité ? 158»

Lorsque le peuple ne pouvait danser dans les églises, il dansait sur le seuil de celles-ci ou dans la cour avoisinante. « Dans cet emplacement que j’appellerais volontiers le forum des villes gothiques, le peuple se tenait assemblé, les dimanches, dans l’intervalle des offices. C’était là qu’il entendait les pèlerins réciter les légendes, et les trouvères chanter les chansons épiques ; là qu’il voyait les jongleurs faire leurs tours ; là qu’il dansait ses rondes. Mais dans ce même endroit nos pères avaient aussi l’habitude de prendre leur sépulture. Ils cherchaient pour leurs cendres la protection des édifices sacrés, et s’ils ne pouvaient mettre leurs tombeaux dans l’intérieur des églises, ils les rangeaient autour d’elle. En sorte que le lieu des divertissements populaires était aussi l’asile de la mort.159 » Ainsi, il semble que le fait de danser dans les cimetières ait été chose courante.

C’est dans ce lieu que se manifestèrent les premières danses macabres. « Au moyen âge, malgré les incessantes condamnations de l’Eglise et des autorités civiles, les populations se réunissaient de nuit dans les cimetières. Nus ou vêtus de leur seule chemise, les danseurs battaient le tambour et s’adonnaient à des rondes désordonnées, sautant, chantant aussi de manière indécente, buvant, forniquant même parfois (...). En transgressant les interdits, l’homme, par la fête, croit se revivifier, rajeunir, renaître. Il puise de nouvelles forces et restaure l’univers. S’il choisit le cadre de l’église ou du cimetière, c’est que ce sont autant de portes ouvertes sur le sacré. Evidemment, de telles croyances étaient difficilement conciliables avec l’enseignement chrétien. D’où des luttes constantes qui se soldaient souvent par la condamnation des danseurs. 160» « En 1421, de véhémentes remontrances furent adressées par Alain de la Rue, évêque de Saint-Brieuc en Bretagne, à ceux qui menaient danses et autres jeux voluptueux et bruyants dans les cimetières et autres pratiques dissolues qui empêchent la dévotion, et provoquent ordinairement dangers, scandales et incitations aux péchés, en particulier de la chair. 161» En 1555, à Dresde, nombreux furent ceux qui payèrent d’un séjour en prison leur participation à ces danses « diaboliques ». Les synodes interdisants de telles pratiques se multiplièrent au cours du moyen âge. Un synode tenu à Paris au début du XIIIe siècle « décrète que les évêques ne doivent pas admettre que l’on danse dans les cimetières et autres lieux saints, même si la coutume en est déjà établie. En 1231, c’est le synode provincial de Rouen qui enjoint aux prêtres d’interdire sous peine d’excommunication les danses dans les églises et les cimetières à l’occasion des noces et des fêtes. Mais là encore, il semble que ce soient les débordements que ces réjouissances pouvaient entraîner qui étaient visés. Ce que corroborent les statuts synodaux de 1260 dans lesquels l’archevêque de Bordeaux prohibe, sous peine d’anathème, les danses qui sont exécutées dans certaines églises de son diocèse le jour des Saints-Innocents, à cause des rixes qu’elles provoquent. Il n’est pas jusqu’aux « statuts synodaux de Lyon » (1566 et 1577) qui ne soient pas formels : « Défendent les curés sous peine d’excommunication de mener danses, faire baccanales et autres insolences ès églises ou ès cimetières ». Car en effet, les clercs entraient aussi dans la danse ... 162» Il n’est pas impossible d’imaginer que cette danse païenne ait été récupérée par l’église pour édifier les chrétiens. Ne pouvant lutter contre la passion des danses et des spectacles, l’église tourna de nombreuses coutumes au profit du culte. La fête de la Saint-Jean n’est ainsi rien d’autre qu’un vieux culte de fécondité.

Notes
146.

PASTORI Jean-Pierre, op. cit., p. 37. Dans son chapitre, « La danse et l’Eglise », J.P. Pastori relève les passages de La Bible où il est question de danse, opposant la danse de David qui exprime la joie du coeur et de l’âme à celle de Salomé qui suscite la corruption. Il mentionne ensuite les sectes ou personnages chrétiens qui ont mêlé la danse aux cérémonies religieuses : Thérapeutes, Mélétiens, Saint Ambroise, Saint Jean Chrysostome.

147.

Ibid., pp. 37-38.

148.

Ibid., pp. 69-70.

149.

Ibid., p. 44.

150.

H. Fortoul parle, entre autres, d’un concile assemblé à Rome au IXe siècle, sous le pontificat d’Eugène II, qui « prescrivait aux prêtres d’extirper les débris du paganisme : « Ut sacerdotes admoneant viros ac mulieres, qui festis diebus ad ecclesiam occurunt, ne ballando et turpia verba decantando choros tenant, ac ducunt, similitudinem paganorum peragendo ». » Op. cit., p. 70.

151.

PASTORI J.P., op. cit., p. 44.

152.

H. Fortoul et J.P. Pastori relèvent plusieurs de ces danses. H. Fortoul parle notamment de la Bergeretta qui était exécutée le jour de Pâques dans le diocèse de Besançon, et qui était réglée « par les statuts mêmes de l’église ». Cette coutume ayant été interdite, « l’église de Besançon trouva le moyen d’obéir à l’autorité ecclésiastique sans renoncer à ses vieilles coutumes. Après none, le chapitre de la collégiale s’en allait au cloître, et là, tous les dignitaires se tenant l’un l’autre par la cape, tournaient trois fois autour du préau ; après quoi ils faisaient la collation. Cet usage fut suivi jusqu’en 1737 ». Op. cit., pp. 72 à 74.

153.

PASTORI J.P., op. cit., p. 45.

154.

Ibid., pp. 58-60.

155.

( Voir chapitre I, II.2 )

156.

« Les symptômes suivants peuvent être retenus : mouvements choréiques, désordonnés, prolongés, atteignant les quatre membres et la tête ; troubles de l’équilibre et de la coordination motrice ne permettant pas de garder la moindre immobilité et pouvant réellement ressembler à des mouvements de danse ; troubles vasculaires avec gangrène ; troubles sensoriels avec hallucinations ; troubles psychiques avec cris inarticulés, délire et atteinte maniaque (...). Des feuilles, des baies, des champignons, des parasites peuvent provoquer une symptomatologie analogue. La belladone est sans doute la plus connue, avec ses troubles neurologiques sévères, son délire hallucinatoire caractéristique, ses mouvements de danse véritable. L’ergot de seigle, la muscarine et bien d’autres produits naturels engendrent des troubles évoquant précisément ce qui est décrit dans ces anciennes chroniques. Il est dit aussi que des conditions climatiques difficiles avaient accompagné ou précédé ces éléments dramatiques : hiver long et rigoureux et plus encore inondations prolongées. Il est donc évident que certains individus ont dû consommer, en groupe, des baies ou des champignons qu’ils n’auraient pas consommés en temps normal. Si le seigle est récolté ou conservé humide, le parasite appelé ergot s’y développe facilement, et les symptômes de l’ergotisme sont soit psychiques et cérébraux, soit des gangrènes des extrémités, gangrènes à la fois spectaculaires et gravissimes. » UTZINGER Hélène et Bertrand, Itinéraires des Danses macabres, Mayenne : éditions J.M. Garnier, 1996, pp. 230-231.

157.

WILKINS N., op. cit., p. 64.

158.

UTZINGER H. et B., op. cit., p. 231.

159.

FORTOUL H., op. cit., pp. 75-76.

160.

PASTORI J.P., op. cit., p. 50.

161.

WILKINS N., op. cit., p. 63.

162.

PASTORI J.P., op. cit., pp. 44-45.