II.2.2. Les prédicateurs et la mise en scène de la mort.

Si nous ne pouvons affirmer que la danse des morts trouve son origine dans les danses de cimetières, nous pouvons par contre avancer qu’elle a partie liée avec les sermons sur la mort. En Italie, les représentations du Triomphe de la mort coïncident avec les plus célèbres prédications des ordres mendiants. Le clergé multipliait ses exhortations à chaque nouvelle atteinte de la peste : « à Florence en 1360, à Sienne en 1374, où sainte Catherine se prodigua auprès des malades ; à Sienne encore en 1437, où pendant la « granda moria », l’influence des prédicateurs fut un contrepoids aux scènes de débauche qui suivirent l’épidémie. Tandis que se fondaient des sociétés de plaisir comme la « Godereccia » ou la « Spenderecchia » qui dépensaient deux cent mille florins en quelques mois, les Dominicains, en images saisissantes, incitaient la population à la pénitence 163». Afin d’amener la population au repentir, les prédicateurs n’hésitaient pas à se servir des peurs ancestrales. « Ils prirent souvent les récits d’apparition comme sujets de leurs sermons afin d’inspirer une crainte salutaire aux insouciants.164 » Afin que leurs paroles s’imposent à l’auditoire avec encore plus de force, les prédicateurs utilisèrent le jeu théâtral165. « Il arrivait, surtout chez les Franciscains, que ces exhortations pour être plus frappantes fussent accompagnées de toute une mise en scène spectaculaire. La fresque d’Assise dans laquelle un moine, d’un geste éloquent, montre, dressé sur des tréteaux, un squelette couronné, nous permet d’imaginer jusqu’à quel raffinement d’horreur était poussé le goût de ces exhibitions funèbres.166 » Emile Mâle nous rapporte également que les moines mendiants « prêchaient la Passion en la faisant représenter dans l’église 167». Ils auraient ainsi appliqué au thème de la mort les pratiques qu’ils utilisaient déjà pour rendre plus vivantes les scènes de la Bible. D’autre part, nous savons que les Mystères, inspirés des scènes bibliques rencontraient alors un vif succès. « A cette époque les représentations des mystères duraient plusieurs jours et dit-on jusqu’à 40, pour un débit de 80000 vers, tel le mystère des actes des apôtres, représenté en 1539 à Bourges, qui mettait en scène 500 personnages et se poursuivit 40 jours durant ; et, plus modeste, le mystère de la Passion d’Arnould Gréban qui comptait 34 574 vers, débité en quatre journées ou encore le mystère de la Passion de Jean Michel (1486) qui comportait un texte de 45 000 vers et dont il fallait dix jours pour voir le bout ; certains mystères avaient plus de 70 scènes animées par 150 acteurs assumant chacun plusieurs rôles, sans compter les figurants, et qu’un arrêt du Parlement de Paris interdit en 1548. 168» Enfin, Vincent de Beauvais nous apprend que les Vers de la Mort d’Hélinand étaient destinés à être récités : « au XIIIe siècle, on faisait des vers d’Hélinand des lectures publiques dans les couvents. 169» De l’association de ces derniers et des mystères jusqu’aux danses macabres, il n’y avait qu’un pas

Les danses des morts, qui commencent ou finissent parfois par un sermon sur le jugement dernier et la résurrection des morts170, seraient ainsi nées des sermons sur la mort, elles en seraient l’illustration « vivante ». Hippolyte Fortoul nous apporte sur ce sujet un témoignage précieux, dû à l’érudition d’un abbé, correspondant du Mercure. « Il finissait sa lettre en annonçant l’intention, qu’il n’a point remplie, de commenter le passage suivant d’un vieux manuscrit de son église : « Sexcallus (senescalcus) solvat D. Joani Coleti matriculario S. Joannis quatuor simasias vini per dictum matricularium exibitas illis qui choream machaboeorum fecerunt 10 julii (1453) nuper lapsâ horâ missae in ecclesiâ S. Joanis evangelistae propter capitulum provinciale Fratrum Minorum. » ainsi les Frères Mineurs faisaient représenter devant un de leurs chapitres provinciaux, par des hommes à qui l’on distribuait ensuite quatre mesures de vin, une danse que l’on appelait « machabée » dans un pays où le nom populaire de « Macabre » n’avait pu parvenir sans altération. 171» Il est donc certain que la danse des morts a tout d’abord été exprimée sous la forme d’un drame. En effet, Emile Mâle cite le témoignage de l’abbé Miette qui trouva dans les archives de l’église de Caudebec un document qui atteste que l’on avait dansé dans l’église en 1393 une danse des morts : « Les acteurs représentaient tous les états, depuis le sceptre jusqu’à la houlette. A chaque tour il en sortait un, pour marquer que tout prenait fin, roi comme berger. Cette danse sans doute, ajouta-t-il, n’est autre que la fameuse danse macabre. 172» La danse sortit rapidement de l’église, et se joua « sur les tréteaux comme une simple Moralité. En 1449, le duc de Bourgogne, étant dans sa ville de Bruges, fit représenter, « dans son hôtel », le jeu de la danse macabre 173». Des cérémonies semblables avaient encore lieu en Espagne au temps de Cervantès. « On connaît de Don Quichotte un bien curieux passage où il est question d’une troupe de comédiens errants s’en allant de village en village représenter le mystère des Assises de la Mort 174». Ce texte, proche de la Danza general tend à faire penser que la représentation scénique de la danse macabre fut longtemps populaire en Espagne.

Comment la cérémonie se déroulait-elle175 ? Dans certaines fresques, à la Chaise-Dieu, à Meslay-le-Grenet, à la Ferté-Loupière, à Kernascleden, à Strasbourg, à Bâle, à Metnitz176, l’on voit un religieux qui s’adresse à un groupe de personnes rassemblées au pied de la chaire. Celui-ci est sans doute le prédicateur177 qui présentait un prologue sur la mort. Il semble « chargé d’exhorter et de préparer à la mort chacun des personnages de la danse (ou de faire son oraison funèbre) qui semblent défiler devant lui 178». Une scène biblique accompagne parfois l’apparition de ce personnage, ainsi en est-il à la Chaise-Dieu où Adam et Eve nous rappellent que par leur faute, la mort entra dans le monde terrestre (le serpent tentateur y est figuré avec une tête de mort). Le prêcheur se servait peut-être de ce thème pour amener la danse macabre ou peut-être entamait-il un sermon sur le Jugement dernier et la Résurrection comme nous l’avons vu à Bâle. Par la suite, les personnages rentraient sans doute en scène selon l’ordre presque immuable des fresques. Les acteurs, costumés en empereur, en pape, en moine, en laboureur... répondaient à l’appel de la mort, sans doute représentée par un acteur grimé, enveloppé dans un linceul. Les personnages se lamentaient puis disparaissaient pour laisser place au suivant. Pour clore cette mascarade et en tirer enseignement, le prédicateur devait commenter la scène et inciter au repentir.

Pour Christine Martineau-Génieys, il ne fait aucun doute que les danses étaient l’illustration mimée d’un sermon, « d’un sermon sur la mort, où était probablement évoquée en premier lieu - comme plus tard dans le Mors de la pomme - la désobéissance de nos premiers parents qui provoqua l’entrée de la mort dans le monde, pour passer en second lieu à l’effet actuel de cette malédiction divine : la mort humaine symbolisée alors par la danse 179». Nous devons toutefois faire remarquer que les scènes bibliques n’apparaissent que dans les plus vieilles fresques, d’inspiration germanique. Faut-il voir dans ces scènes une reprise des représentations théâtrales ou une réadaptation du thème influencé par l’Eglise? Nous pouvons aussi imaginer que le prédicateur étant absent sur les tréteaux, les comédiens aient pu représenter symboliquement la mort en faisant appel aux scènes de la Genèse, connues de tous. Le Christ, que nous trouvons notamment à Berlin, apparaissait alors comme celui qui a vaincu la mort.

Plusieurs détails accréditent également l’idée d’une représentation théâtrale. Le fait le plus marquant me paraît être la présence, à la Ferté-Loupière, d’un mort qui termine la danse180. Tenant les mains du clerc et de l’ermite, ce mort, représenté de face, la tête inclinée, les bras pliés, salue sans doute les spectateurs. D’autre part, dans cette danse, comme dans la plupart des danses allemandes, le personnage de l’acteur qui donne l’impression d’être un graveur, est suivi de trois morts musiciens. La présence d’un orchestre rythmant l’entrée et la sortie des personnages semble, là encore, prouver la thèse de la mise en scène. Cependant, l’orchestre apparaît tardivement dans les danses macabres françaises, on le voit pour la première fois dans l’édition troyenne de 1486 181. Pourquoi, si le drame a précédé les fresques murales, n’a-t-on pas représenté plus tôt cet orchestre ? Il était sans doute absent des mises en scène de l’église et n’est peut-être apparu que lorsque les danses ont commencé à se jouer sur les places publiques. D’autre part, la présence du roi mort, couché à terre, qui clôt l’édition de Guyot Marchant et qui se retrouvait à Londres, pourrait être liée à une convention théâtrale182. Plus encore, à Reval, dont la fresque est une copie de celle de Lübeck, « le prédicateur, au lieu d’annoncer comme à Paris la danse macabre, y parle d’un spectacle, « Spectel », dit le texte, « spectaculum ». 183»

Il semble donc hors de doute que la danse macabre ait été représentée sous forme théâtrale. Elle l’aurait été sous l’impulsion des sermons tenus par les moines franciscains. Cependant, les détails des fresques qui renvoient à ces représentations s’amplifient avec les années, comme si les peintres avaient suivi un phénomène de mode qui tendait à rajouter toujours plus d’images aux danses originelles, ceci sans doute afin de réactualiser, de donner vie aux anciennes représentations. Les pièces des danses des morts, nées des sermons sur la mort, sont ensuite sorties des églises, ont échappé au contrôle du clergé, et ont peut-être, par la suite, été « embellies » par le peuple. Pour toucher plus directement encore les fidèles, il est possible que le clergé se soit résolu à fixer cette danse d’une manière définitive, un acteur-peintre, comme Nicaise de Cambray, ou l’auteur d’un texte, peut-être Gerson, ont pu également ressentir ce désir. Ne voyait-on pas déjà d’autres formes alliant littérature et peinture, se fixer sur les murs? Cependant, cet attrait des franciscains pour les danses macabres n’est pas apparu sans raison. L’Eglise est peut-être l’instigatrice des représentations théâtrales des danses mais il nous faut maintenant chercher l’origine des textes eux-mêmes et montrer en quoi la peinture de fresques correspondait aux coutumes d’une époque.

Notes
163.

GUERRY L., op. cit., p. 25.

164.

HAUREAU, « Mémoire sur les récits d’apparition dans les sermons du Moyen Age », in Mémoire de L’Acad. des Inscript. et Belles Lettres, 1876, XXVBIII, 2e partie, p. 239. Cité par GUERRY L., op. cit., p. 43.

165.

« Les prédicateurs utilisaient fréquemment la méthode de la représentation scénique. Nous savons qu’ils prêchaient aussi la Passion en la faisant jouer au fur et à mesure dans l’église. » SAUGNIEUX J., op. cit., p. 32.

166.

GUERRY L., op. cit., p. 43.

167.

Op. cit., p. 362.

168.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 191.

169.

MARTINEAU-GENIEYS Christine, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris : Champion, 1978, p. 94.

170.

« La Danse de Bâle, du couvent des Dominicains, nous montre un prédicateur qui traite ce sujet en chaire, devant un auditoire composé de gens de tous états : « Lorsque l’ange de la vie/ Viendra dire aux trépassés : / « La promesse est accomplie,/ Fils des hommes, paraissez ! »/ Alors se levant en masse,/ On verra l’humaine race/ Renaître sur ses tombeaux,/ Et d’un mouvement rapide,/ Avec l’ange qui la guide, / Transportée aux lieux très hauts (...). » KASTNER G., op. cit., p. 8.

171.

Op . cit., pp. 84-85, citant le témoignage d’un abbé qui parle du diocèse de Besançon, dans une lettre au Mercure de France de 1742.

« Il s’agit donc, dans le manuscrit de Besançon, d’une véritable représentation d’une pieuse farce ecclésiastique, dont les acteurs figuraient, comme sur les tableaux et les gravures que nous connaissons, et par une action réelle, des pontifes et des rois, soumis comme le commun des hommes, à l’inévitable atteinte de la mort. C’était un véritable ballet, une action de courte durée. » LOUIS M.L.A., op. cit., p. 189.

172.

Bibliothèque de Rouen, manuscrit 2215, Y, 39, f°69. Cité par MALE E., op. cit., p. 361.

173.

MALE E., op. cit., p. 362. (De Laborde, Les ducs de Bourgogne, partie II, volume I, p. 393.).

MASSERON, op. cit., p. 544, nous rapporte ce passage : il fut payé « a Nicaise de Cambray, painctre, demourant en la ville de Douay, pour lui aidier a deffroyer au mois de septembre l’an 1449, de la ville de Bruges, quant il a joué devant mon dit seigneur, en son hostel, avec ses autres compaignons, certain jeu, histoire et moralité sur le fait de la danse macabre, VIII francs. »

174.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 197.

Ce texte se trouve dans la deuxième partie, chapitre XII. « ... Don Quichotte allait répondre à Sancho quand il en fut empêché par une charrette qui traversait le chemin, chargée des plus étranges figures et personnages que l’on puisse imaginer ; celui qui conduisait les mules et servait de charretier était un vilain démon ; la charrette était à découvert, sans claie, ni toiles. La première figure qui s’offrit aux yeux de Don Quichotte, fut celle de la Mort elle-même, à face humaine ; près d’elle un ange avec de grandes ailes peintes ; à son côté on voyait un empereur ayant sur la tête une couronne qui paraissait d’or ; aux pieds de la Mort était le Dieu appelé Cupidon, sans bandeau sur les yeux, mais avec son arc, son carquois et ses flèches. Il y avait aussi un chevalier armé de pied en cap, si ce n’est qu’au lieu de morion ou de salade, il portait un chapeau garni de plumes de diverses couleurs; on voyait encore d’autres personnages de costumes et d’apparence différents. Cette vue inopinée causa quelque trouble à Don Quichotte et jeta l’épouvante dans le coeur de Sancho ; mais le chevalier ne tarda pas à se réjouir croyant qu’il s’offrait à lui une nouvelle et périlleuse aventure. Dans cette pensée et résolu à affronter le danger, il se plaça devant la charrette et, d’une voix haute et menaçante, cria : « Charretier, cocher, diable, ou qui que tu sois, dis-moi sans retard qui tu es, où tu vas, et quels sont les gens que tu portes dans ta carriole, qui ressemble plus à la barque de Caron qu’aux charrettes ordinaires. Seigneur, répondit le diable d’une voix douce, en arrêtant sa charrette, nous sommes acteurs de la compagnie d’Angulo le Mauvais ; ce matin qui est l’octave de la Fête du Sacré Corps, nous avons représenté dans un lieu derrière cette colline, la Comédie des Cortès de la Mort et nous devons la représenter encore ce soir, dans un autre village que l’on découvre d’ici, nous en sommes si près que, pour éviter la peine d’ôter et de remettre nos habits, nous marchons revêtus de nos costumes. Ce jeune homme que vous voyez représente la Mort, cet autre est un ange ; cette femme, qui est celle du directeur, fait la reine ; celui-ci le soldat, cet autre l’empereur et moi je suis le diable et l’un des principaux acteurs de la pièce, car je remplis les premiers rôles dans cette compagnie. Si votre seigneurie désire savoir autre chose de nous, demandez, je répondrai ponctuellement ; étant le diable, je n’ignore rien... ». » CERVANTES Miguel de, Don Quichotte, tome 2, : La Flèche, Le livre de poche, 1996, p. 107.

175.

Vous pouvez consulter le Livre d’Heures à l’usage de Saint-Denis, qui reproduit une danse macabre qui est sans doute une illustration de ces représentations publiques. B.N.P., ms. lat. 1072, (dépt. des manuscrits). Reproduite dans TENENTI Alberto, La vie et la mort à travers l’art du XVe siècle, Paris : Librairie Armand Colin, 1952, figure 7.

176.

Voir les représentations dans HAMMERSTEIN Reinhold, Tanz und Musik des Todes, Regensburg (Allemagne) : Francke Verlag Bern und München, 1980, figure 97 pour Metnitz.

177.

« Il y a, dans la danse macabre de Guyot Marchant, un vers très significatif. Le mort qui emmène le cordelier lui dit : « Souvent avez prêché de mort. » C’est le prédicateur de la danse macabre entrant lui-même dans la danse. » MALE E., op. cit., p. 362.

178.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 128.

179.

Op. cit., p. 94.

180.

Le même personnage se retrouve dans les gravures de G. Marchant, entre le clerc et l’ermite, mais il ne termine pas la danse puisque l’ermite est suivi d’un autre mort qui précède lui-même un mort couronné, couché à terre.

181.

On ne le trouve pas, comme l’affirme L. Dimier, op. cit., p. 29, dans toutes les éditions de G. Marchant. Ces personnages étaient également absents dans les plus anciennes fresques : Londres, Bâle, Kermaria. Pour plus de précision sur les différentes éditions des danses macabres, se reporter au chapitre III de cette partie.

182.

Le mort prononce ces vers : « vous qui en ceste portraiture/ Veez dancer estas divers. » Comment faut-il interpréter le terme « portraiture » ?

183.

MASSERON A., op. cit., p. 545.