II.3.3. Les jeux de cartes.

Les jeux de. cartes, et plus précisément les tarots, marquent le passage de l’Apocalypse à la danse. En effet le jeu des tarots, comme les échecs, offre une allégorie du jeu de la guerre : inventé en Inde vers 1120, il entra en usage dans tout l’Orient avant de pénétrer en Europe par le biais des croisades. « Ce jeu garda la racine de son nom arabe, en Italie on les appela « naïbi » et en Espagne « naypes ». « « Naïb », en arabe, signifie « capitaine, lieutenant » ; il s’agissait donc d’un jeu militaire, comme le jeu de échecs, et nous sommes tentés de reconnaître dans ce premier jeu de cartes les tarots ou tarocs, « taorcchi », tels qu’ils se sont perpétués dans le midi de l’Europe. 194» Les jeux de cartes remportèrent un vif succès, nous les trouvons à Burgos en 1387, à Paris en 1392, à Florence en 1393, à Ulm en 1397 ... En France, les jeux de cartes qui ne semblaient d’abord destinés qu’à l’ébattement de Charles VI en démence « sont bientôt si répandus parmi la bourgeoisie et même le peuple de Paris, que le prévôt de Paris, dans une ordonnance du 22 janvier 1397, fait défense aux gens de métier de jouer à la paume, à la boule, aux dés, aux cartes et aux quilles, excepté les jours de fête. Et pourtant, vingt-huit ans auparavant, Charles V, dans sa fameuse ordonnance de 1369, qui énumère tous les jeux de hasard en usage alors, n’avait pas parlé de cartes 195».

Selon Paul Lacroix, les cartes, dites de Charles VI, au nombre de dix-sept196, doivent être considérées comme les plus anciennes que l’on possède dans les collections publiques et particulières d’Europe. On y retrouve, entre autres images tirées du livre saint, les trois cavaliers bibliques, munis pour les besoins du jeu d’une épée, d’un bâton et d’un denier. « La mort y figure. Dans le jeu de Charles VI, le spectre manie une faux du haut de son cheval qui galope. Crâne au front ceint d’un bandeau à bouts flottants, corps de momie vêtu d’une robe dont l’écharpe s’agite au vent de la course ; sous la bête, les tronçons d’un roi, d’un pape entre deux cardinaux, d’un évêque (...). Il y a mieux. Ces « gisants » frappés par la mort ne sont que la réplique en petit des personnages royaux et ecclésiastiques qui, dans les autres cartes, forment des tableaux distincts. Or ces derniers s’apparentent à leur tour aux acteurs les plus caractéristiques des danses macabres197»

Dans les tarots hollandais ou « penterjes », la galerie des personnages est encore plus complète. « Depuis l’empereur et l’impératrice jusqu’au serviteur, et à la servante, tous les états, toutes les positions sociales y sont représentés. La série semble être subordonnée à deux figures principales : la vie, qui nous apparaît sous les traits d’un enfant qui s’amuse à lancer des bulles de savon, et la mort, sous la forme d’un squelette, qui s’apprête à décocher le trait mortel. Les « penterjes » semblent être une véritable danse des morts en jeu de cartes. Néanmoins, quelque ressemblance que présentent les tarots avec la ronde lugubre du moyen âge, il est impossible de donner comme certain qu’ils en aient été la forme primitive ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est qu’ils appartiennent au même ordre d’idées 198».  Les tarots, offrant une représentation philosophique de la vie, n’eurent apparemment guère de succès au sein de la cour de Charles VI, cour frivole et corrompue, où malgré les émeutes et la gravité des événements politiques, l’on ne s’occupait que de plaisirs, de fêtes, de mascarades et de tournois. « En revanche, les tarots ne manquèrent pas de frapper vivement l’imagination naïve et mélancolique des bonnes gens de Paris : pour eux, tout préparés à l’allégorie mystique et religieuse, ce fut le jeu de la Vie ou de la Mort ; l’idée morale de l’inventeur se trouva tout à coup comprise, expliquée et commentée. Ce jeu représentait l’Homme dans les différents états que la naissance lui donne et dans les conditions diverses où la nature le place : ici, le Fou et l’Amoureux ; là, le Pape et l’Empereur. L’Homme, quel que fût son rang social, devait fuir le Diable, écouter la religion (l’Ermite) et s’attacher aux vertus : la Force, la Justice et la Tempérance, en poursuivant la Fortune, car, un jour ou l’autre, la Mort viendrait, la Mort qui saisit le vif sur une potence (le Pendu) comme sur un Char de triomphe, la Mort qui amène le Jugement des âmes et qui ouvre aux justes la Maison de Dieu. Ce fut peut-être là l’origine de la fameuse danse macabre. 199» D’autre part, un grand nombre des portraits des cartes sont à cheval et accompagnés des emblèmes de la chasse (oiseaux de proie, quadrupèdes et fleurs) ; celle-ci était le passe-temps favori de la noblesse en temps de paix. L’Eglise s’est inquiétée de cette passion qui entretenait le goût des jouissances matérielles et ruinait la terre. Ce thème de la chasse nous renvoie aux Dits des trois morts et des trois vifs dans lesquels les trois cavaliers sont accompagnés du lévrier et du faucon, deux animaux employés pour quêter le gibier.

message URL lamort-a-cheval.gif
’La mort à cheval’, Cartes à jouer de Charles VI.(1392). (H. Rosenfels).
message URL gentilhomme.gif
’Le gentilhomme’, Cartes à jouer de Charles VI.(Italiennes, XVe siècle). Gravées au burin et attribuées tour à tour à Finiguerra et à Montegna.Bibliothèque Nationale de Paris, Cabinet des Estampes.
Notes
194.

LACROIX Paul, Le Moyen Age et la Renaissance, Tome II, Partie 3, « Cartes à jouer », Paris : 1849, non paginé).

195.

Ibid. .

196.

« Ces dix-sept cartes, que nous classerons dans l’ordre des tarots de Volaterran, sont : l’Ecuyer (Eques), la Justice (Justicia), le Soleil (Sol), la Lune (Luna), la Mort (Mors), la Potence (Patibulum), l’Ermite (Minimus), la Fortune (Rota Fortunae), la Maison de Dieu ou la Tour (Propugnaculum), l’Amour (Amor), le Char (Currus), la Tempérance (Temperatia), le Pape (Summus Pontifex), l’Empereur (Imperator), le Fou (Stultus), la Force ou la Foi, qui pourrait être la Reine (Regina), et le Jugement dernier, dans lequel nous avons hésité à reconnaître l’Ange (Angelus) ». Ibid., P. Lacroix nous donne ensuite la description détaillée de chacune de ces cartes.

197.

VICARD A., op. cit., pp. 66-67.

KASTNER fait la même remarque : « Il est certain qu’on retrouve dans les tarots des figures qui appartiennent aux danses des morts ; le jeu de carte célèbre, connu sous le nom de Cartes de Charles VI, renferme le pape, l’empereur, l’écuyer, l’ermite (proche parent peut-être de l’ermite de la légende des trois morts et des trois vifs), le fou, l’amoureux, enfin la mort elle-même, la mort montée sur un cheval au poil hérissé et renversant sous sa faux, rois, papes, évêques et autres grands de la terre, comme le squelette des peintures murales. Le jugement dernier y figure également. (...). » Op. cit., p. 12.

198.

KASTNER G., op. cit., p. 12.

199.

LACROIX P., op. cit. .