II.3.4. Le Dit des Trois morts et des Trois vifs.

Les textes ou fresques des Dits présentent trois jeunes seigneurs qui revenant de la chasse, rencontrent, au détour d’un cimetière, trois cadavres sortis de leurs tombeaux. Ceux-ci leur disent : « vous serez ce que nous sommes » et exhortent les jeunes nobles au repentir. Selon Antoine Vicard, le monde religieux aurait jugé utile de rendre plus directe la leçon du prophète de l’Apocalypse en l’appliquant à la vie contemporaine. Les trois cavaliers des Dits seraient ainsi la transposition des cavaliers de l’Apocalypse200. « Personnage de l’Apocalypse d’Angers chevauchant en pleine nature, ou chasseur, c’est toujours le même représentant d’un régime de féodalité sans cesse à la poursuite d’un idéal de violence, et qui, accaparant ou détruisant les richesses de la terre, tient en ses mains la vie d’autrui. »201

Pour d’autres auteurs, les personnages des Dits trouveraient leur origine en Orient. « Un récit arabe rapporte que le poète Adi passant près d ’un cimetière avec Noman, roi de Hora, lui dit : « Que le malheur soit loin de toi. Sais-tu ce que disent les tombes? Elles disent : nous fûmes ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes ». 202» Pour Jurgis Baltrusaitis, le sujet est foncièrement bouddhique et la légende même du Bienheureux en fait un épisode central. « On se souvient qu’avant le Grand Départ, Bodhisattva se trouve successivement en présence d’un vieillard, d’un malade, d’un mort et d’un ermite que les dieux placent sur son chemin. Ces quatre rencontres lui révèlent la vanité du monde et commandent sa décision de renoncer aux jouissances terrestres. Il est surtout hanté par le cadavre. Lorsque, une nuit d’insomnie, il passe devant ses femmes et leurs servantes endormies, il les voit inanimées et se croit dans un cimetière. Le mort et le moine, en face d’un prince troublé, voici la préfigure du Dit occidental et elle contient le même enseignement. L’ermite qui intervient dans les compositions françaises et italiennes correspond à la quatrième rencontre, donnant un apaisement et une issue à la révélation tragique. 203» Pour Antoine Vicard, le personnage de l’ermite n’est autre que la transposition du personnage de saint Jean qui, « à l’angle gauche de chaque tapisserie de l’Apocalypse d’Angers et en conformité au texte biblique, regarde l’avenir dans une attitude d’extase ; c’est lui qu’on retrouve ici, et le prophète, en passant dans la nouvelle composition, a seulement changé d’ordre religieux, laissé la toge d’apôtre pour prendre le froc du moine204 ».

Une scène semblable figure dans une version chrétienne de la légende du Bienheureux. Elle figure dans le Roman de Barlaam et Josaphat et se trouve traduite dans le Spectulum historiale de Vincent de Beauvais. « Josaphat est, lui aussi, le fils d’un roi de l’Inde ayant une vocation d’ascète. Il a été aussi tenté par les mauvais esprits et il rencontre un cadavre. Comme Siddhârta, il en est bouleversé et il médite sur le sens de la vie. Un manuscrit serbe du XIVe siècle le représente debout, en face du corps, dans le tombeau ouvert, et d’un moine. 205» Dans la représentation occidentale du thème, les morts sont multipliés et offrent à notre regard trois états de la décomposition. Cette désagrégation progressive nous renvoie une fois de plus vers l’Orient qui définit neuf états du corps après la mort206.

Nous pouvons établir un lien tout à fait plausible entre ces deux visions d’un même mythe lorsque l’on sait que l’expansion du lamaïsme a lieu au XIIIe et XIVe siècles, favorisée par l’installation, en 1264, de la cour Mongole à Khambaliq. De plus, « jusqu’à la fin du règne des Yuan, Pékin devient un centre lamaïque. Avec son évêché et ses missions accréditées à la même cour, c’était aussi un centre franciscain 207». Une fois de plus, nous retrouvons les ordres mendiants et leurs prédicateurs, et il n’est pas impensable qu’ils aient mêlé à leurs sermons sur la mort des images empruntées à des cultures différentes afin d’en augmenter la portée et d’en renouveler le thème. Ceci est d’autant plus probable que Jurgis Baltrusaitis nous apprend que les ballets d’Asie centrale mettaient en scène des morts ressuscités « qui restituent dans l’immobile grandeur d’un paysage triste des gestes et des mouvements fixés depuis des millénaires 208» ; ces ballets auraient été inaugurés par Pandmasambhava au VIIIe siècle et représentent la vie du fondateur. Celle-ci « est traversée par l’obsession des danses et des cadavres, tout en reprenant des éléments de l’histoire du bienheureux. Comme le Bouddha, il est d’origine princière et né sur un lotus. Il a aussi choisi l’exil mais en le commençant par des assassinats et en dansant dans un « habit de cimetière décoré d’ossements ». Comme le Bouddha, il a été tenté mais dans un cimetière, et ce sont des Dâkinîs, vampires portant des têtes de mort, et des cadavres qui lui ont donné ses livres d’exorcisme 209».

Jusqu’où peut-on pousser la comparaison ? Toujours est-il que par le biais des prédicateurs, on peut relier les images de l’Apocalypse aux figurations de la mort toute puissante, la décomposition des cadavres aux mythes bouddhiques, les trois jeunes nobles des Dits peuvent être comparés aux cavaliers de l’Apocalypse et si les morts se sont mis à danser et à se lever, il est possible que ce soit parce que les franciscains ont trouvé intéressant d’utiliser les ressources du lamaïsme. « La floraison des thèmes macabres à la fin du moyen âge a été puissamment favorisée par la nature de son évolution. Le culte nouveau de la Passion, l’Apocalypse, l’Enfer ressuscités, le goût du mélodrame et des allégories ont stimulé l’ampleur de ces visions. Mais toutes leurs formes, les corps couchés avec les stades de leur décomposition, les corps debout, les corps dansant reflètent le spectre de la mort qui a hanté l’Asie bouddhique. 210»

Il est également probable, comme le suggère Joël Saugnieux, que les Triomphes de la Mort représentent l’intermédiaire « entre la représentation encore figée de la mort telle qu’elle apparaît dans les gravures du Dit des trois morts et des trois vifs et celle, dynamique des Danses macabres. La fresque du Campo santo de Pise ne se contente pas de reprendre le thème de la rencontre des trois morts et des trois vifs. Elle offre une première personnification de La Mort sous les traits d’une femme âgée, au visage impitoyable, avec de grandes ailes noires, de longs cheveux et des griffes aux pieds et aux mains. Cet être à demi réel brandit une faux et sur son passage déchaîne une bataille parmi les forces de l’Au-delà211 ».

Au terme de cette enquête, si nous ne pouvons déterminer quelle influence l’Apocalypse, les Dits des trois morts et des trois vifs, les Triomphes de la mort et les Danses macabres ont eu les uns sur les autres, nous pouvons par contre constater que toutes ces oeuvres renvoient à une représentation de la toute puissance de la mort, à une imagerie qui puise dans les représentations païennes et bibliques de l’Enfer. Toutes ces figurations ont pour but d’amener l’homme au repentir, et la communauté de leur but et de leur source macabre se trouve dans le fait qu’elles sont très souvent associées. A Kermaria, à La Ferté-Loupière on retrouve, comme au cimetière des Innocents, dans un même lieu, les fresques des dits et des danses. L’Italie va plus loin dans ses associations et l’on trouve à Clusone, sur une même fresque, la juxtaposition de la Danse (en bas de la fresque) du Dit (à gauche et au-dessus) et du Triomphe de la mort placé au centre. « Ils s’unissent entre eux et s’interpénètrent pour former une vaste symphonie funèbre pour laquelle chaque thème joue sa partie, dans la logique d’un tout auquel il prête une signification d’autant plus grandiose. 212» Dans la fresque de Pise, c’est une longue cavalcade de seigneurs et de dames qui se heurtent aux trois cadavres couchés dans leurs tombeaux. En tête du cortège, le maître de fauconnerie se retourne pour désigner du doigt et nommer les déterrés à ses voisins tandis que les deux rois se penchent sur leur monture. La présence de ces trois personnages nous renvoie aux Dits alors que le cortège ébauche les premiers personnages de la danse avec son empereur, ses seigneurs et nobles dames. « De plus, Orcagna nous donne en regard un ensemble de l’existence matérielle et morale d’un monastère (...). Ce n’est en réalité que l’amplification du personnage religieux principal, le vieux brave homme d’ermite qui sort de sa grotte pour commenter aux grands le sens religieux de l’effroyable vision, et qu’on retrouvera en maintes imageries du dit au XVe siècle. 213» L’opposition entre les deux mondes, exprimée par les deux sujets, se trouve ici clairement exposée. Quant à la fresque de Subiaco elle présente la Mort à cheval qui est sans doute inspirée du quatrième chevalier de l’Apocalypse, figuration qui sera notamment reprise par le graveur allemand Alfred Rethel.

Notes
200.

« Cette vision de mort, remplie de la haine des grands et du vice, où la trouble lumière des temps futurs éclaire la destruction de tout ce à quoi l’homme attache du prix, ne frappera-t-elle pas autrement fort les laïques une fois dépouillée de ses difficultés d’histoire et de théologie, ramenée à la réalité de seigneurs non seulement jeunes, riches et puisants, mais jouissant de ces biens en pleine action ? Or une scène de chasse se prête admirablement à cette fin. Le procédé, qui ne change rien à la manière d’être des deux cavaliers armés ne dénature pas non plus l’homme à la balance, car si ce dernier perd son attribut dans le remaniement, il n’en conserve pas moins, avec son rang social, le sens propre dont sa balance n’était que le signe visible. » Op. cit., pp. 70-71.

201.

Ibid., p. 71.

202.

GUERRY L., op. cit., p. 47.

203.

Le Moyen Age fantastique, Manchecourt : Flammarion, 1994, p. 253.

204.

Op. cit., p. 84.

205.

BALTRUSAITIS J., op. cit., p. 254.

206.

Nous revenons sur cette description des «Neuf états d’un corps après sa mort » dans notre partie II, chapitre 1, II.2. Mort sèche, mort humide.

207.

BALTRUSAITIS J., op. cit, p. 264.

208.

Ibid., p. 262. « De même qu’en Occident les danses macabres sont introduites dans les spectacles théâtraux joués lors des cérémonies bouddhiques. Il y a quelques années, le temple lamaïque de Pékin conservait encore des masques en forme de crânes et des vêtements peints comme des squelettes. Un des démons de la bannière de Touen-houang semble être lui-même déguisé ainsi, donnant la preuve que ces habits étaient déjà utilisés à cette époque. Au Tibet, les deux Cilipatis interviennent dans le jeu Tsam, où ils se jettent sur un corbeau voleur. Un autre jeu montre les démons et la Mort vêtus aussi de robes avec des os tracés en blanc et noir, qui cherchent à s’emparer d’un homme, comme dans les représentations du moyen âge. »

209.

Ibid., pp. 262-263.

210.

Ibid., p. 265.

211.

Op. cit., p. 26.

212.

GUERRY L., op. cit., p. 62.

213.

VICARD A., op. cit., p. 83.