« ‘Il ne devait probablement y avoir dans la première moitié du seizième siècle aucune de nos anciennes provinces où l’on ne rencontrât des représentations nombreuses, peintes ou sculptées, de la danse des morts’.245 » Emile Mâle fait la même constatation que Alexandre Masseron en nous signalant que plusieurs textes mentionnent l’existence de danses macabres que le temps n’a pas épargnées : « à Amiens, dans le cloître des Macchabées ; à Blois sous les arcades du Château, à Dijon dans le cloître de la Sainte-Chapelle. 246 » Béroalde de Verville parle également, dans Le Moyen de parvenir, de la danse de Dole.247
D’autres danses, comme celles de Cherbourg, de Rouen et de Strasbourg ne nous ont laissé que quelques traces de leur existence. La première fut sculptée au début du XVIe, détruite pendant la Révolution et restaurée vers 1870 alors qu’il n’en subsistait plus que le tambour d’un squelette. La deuxième était sculptée sur les piliers du cloître qui entoure un vieux cimetière du XVIe siècle, l’aître Saint-Maclou. « Une frise en bois sculpté décore chacun des étages du cloître : les tibias, les vertèbres, les os du bassin, le cercueil, la pelle du fossoyeur, le bénitier du prêtre, la clochette de l’acolyte forment une guirlande funèbre. Chacune des colonnes du cloître est ornée d’un groupe en relief, où l’on reconnaît, ou plutôt où l’on devine les couples d’une danse macabre. Un mort sorti du tombeau prend par la main le pape, l’empereur, le roi, l’évêque, le moine, le laboureur, et les entraîne d’un pas rapide.248 » « A chaque colonne un vivant se débattait avec un mort qui entraînait sa victime par le bras ou par le manteau. Adam et Eve rappelaient l’origine de la Mort 249». La danse des morts du Temple-Neuf de Strasbourg se composait d’une série de tableaux peints à fresque à l’intérieur de l’édifice, cinq d’entre eux ont été copiés en 1824 par un architecte, Monsieur Arnold. « Le premier tableau représente le Sermon du dominicain, prêchant aux fidèles la nécessité « du bien vivre et du bien mourir » pour éviter la damnation éternelle. 250 » Dix personnes forment son auditoire. Le second tableau commence la ronde funèbre, la Mort se saisit du pape, suivi de trois cardinaux et de trois autres personnages de la cour pontificale. La momie se glisse ensuite entre l’empereur et l’impératrice et invite cinq personnes de leur suite à se joindre à eux. Puis, elle s’attaque au cardinal, à l’évêque, à l’abbé, au vieillard et à la noble dame. Nous pouvons encore citer, en dehors de ces danses dont il ne reste que des copies, les fragments peints de Kernascléden, de Josselin (Morbihan), et ceux de Villiers-Saint-Benoît (Yonne).
Il ne reste aujourd’hui que cinq danses macabres en France : celle de La Ferté-Loupière, celle de Kermaria dans les Côtes d’Armor, celle de Meslay-le-Grenet en Eure-et-Loire, celle de la Chaise-Dieu en Haute-Loire et celle de Brianny, près de Semur-en-Auxois dans la Côte d’or, cette dernière ayant été découverte en 1940. Le sujet serait ainsi, selon Alexandre Masseron, « plus familier à la région située au nord de la Loire qu’aux pays du midi 251».
Les auteurs s’accordent pour reconnaître que les danses de Kermaria et de la Ferté-Loupière trouvent leur origine dans le modèle parisien. Celle de Kermaria aurait été peinte entre 1450 et 1460. « L’original dont elle dérive ne peut-être que la danse macabre du cimetière des Innocents ; et, en effet, les personnages se succèdent exactement dans le même ordre, et les vers que nous lisons sous leurs pieds sont ceux-là même qu’on lisait à Paris 252», nous dit E. Mâle. Celle de la Ferté-Loupière que P. Mégnien date de la fin XVe- milieu XVIe est selon cet auteur « imitée, - nous dirons même servilement copiée - des gravures sur bois qui ont mis ce sujet à la mode au XVe siècle 253 ». D’après lui, la danse aurait pu être exécutée par l’atelier des Le Rouge. Guillaume Le Rouge avait gravé pour Guyot Marchant les planches des premières éditions de la danse macabre lancée à Paris en 1485 et à Troyes en 1486. Cet imprimeur donna ses propres éditions de la danse macabre et séjourna à Chablis en 1489. « On l’imagine volontiers sollicité par Pierre de Courtenay de reproduire sur le mur de l’église les images qu’il avait gravées, ou bien faisant lui-même l’offre de ses services254. » Tirée des gravures de Guyot-Marchant, cette danse est indubitablement imitée de celle des Innocents. Nous reviendrons plus tard sur l’étude des personnages de ces deux danses, qui permet de mettre à jour certains détails divergents ; ceux-ci me semblent significatifs pour mener à bien notre recherche. L’oeuvre de Brianny semble avoir été réalisée dans la première moitié du XVIe siècle, de même qu’à la Ferté-Loupière, une des momies salue le public. Enfin, dans la petite église de Maslay-le-Grenet, « on retrouve avec les vers connus de l’abbaye de Saint-Victor les personnages de Guyot-Marchant. Mais la place trop étroite a contraint le peintre à supprimer plusieurs figures 255».
Ainsi, seule la fresque de la Chaise-Dieu ne semble pas dériver directement de celle des Innocents. Toutefois, les deux fresques comportent de multiples analogies : « en comparant la suite des figures à celle des vifs gravés dans le livre de Guyot-Marchant et en tenant compte de ce fait que les piliers étaient autrefois peints, on arrive à reconstituer à peu près la danse des morts de la Chaise-Dieu : du pape au chevalier, la série des personnages est la même qu’à Paris ; l’abbé et le bailli au commencement du second panneau ne sont plus visibles ; le maistre ou astrologien, le bourgeois, le chanoine et le marchand occupent leur place accoutumée .256» Emile Mâle remarque la présence des mêmes attributs : « ici et là, le sergent tient une masse d’armes, le curé a un gros livre à la main, le paysan porte sa pioche sur l’épaule gauche ; ici et là, le ménestrel laisse tomber sa vielle à ses pieds257 ». Selon ce même auteur, l’oeuvre serait restée à l’état d’ébauche et des lignes, tracées au-dessous de la peinture, seraient l’indication que des vers devaient l’accompagner.
Les divergences entre les deux fresques ne se lisent pas tant dans la forme générale que dans la présence de personnages « insolites ». La figure d’une femme accompagnerait ainsi le sergent d’armes, or aucune présence féminine n’existait à la Chaise-Dieu ; Emile Mâle, au contraire d’autres auteurs, se refuse à la considérer comme telle et voit dans ce personnage « un chanoine en long surplis258 ». La finesse des traits du visage, les yeux en amande, la taille serrée me semblent être les marques de la féminité. De plus, le mort qui précède ce personnage est l’un des seuls à être vêtu d’un linceul derrière lequel il cache son visage comme s’il ne voulait pas afficher la corruption de son corps en présence de la beauté. Mais ce personnage n’est pas le seul à poser question. Alexandre Masseron ajoute que « d’après les dessins de Jubinal l’usurier n’était pas accompagné d’un « povre home », comme il l’était à Paris 259».
D’autre part, la danse se termine par un groupe de trois personnages : un clerc, un laïc et une femme selon Alexandre Masseron ; deux dames reculant devant la vision et une femme âgée selon Claude et Pierre Boisse. Le poème de La Danza general de la Muerte nous éclaire sur leur présence. « Après que la Mort a dans cette oeuvre répondu au dernier personnage nommé de la danse, on lit une strophe de huit vers précédée de cette indication : « lo que dice la Muerte a los que non nombro. » « Los que non nombro », c’est la foule anonyme que le peintre a symboliquement représentée par trois figures groupées, la foule de ceux que nul ne connaît et qui n’ont pas de place dans la hiérarchie, la foule des humbles et des petits dont la société se préoccupe à peine, mais que la Visiteuse sinistre et inattendue des hommes n’oublie pas et qui, devant elle, sont égaux aux plus grands. 260» Le poème espagnol serait ainsi une forme archaïque de la danse.
Sur le premier pilier l’on remarque enfin un prédicateur en chaire et un personnage assis, à moitié effacé, que nous pouvons rapprocher du cadavre musicien des danses allemandes261, jouant de la cornemuse. On retrouve en effet ce personnage dans les danses de Lübeck et de Berlin, mais, au lieu de faire face au prédicateur comme à la Chaise-Dieu, il est tourné vers les danseurs. « Il n’y avait rien de pareil au cimetière des Innocents ; ni les vers des manuscrits de Saint-Victor, ni la première reproduction de Guyot Marchant ne peuvent laisser croire que le joueur de cornemuse ait eu sa place marquée dans la fresque. Il en faut conclure que le peintre de la Chaise-Dieu aussi bien que le peintre de Berlin et le peintre de Reval, ont connu un original français qui différait un peu - quoique très légèrement - de la fameuse peinture des Innocents. Qui sait même si cet original ne remontait pas jusqu’au XIVe siècle, et n’était pas la forme la plus ancienne de la danse macabre ? 262» M.L.A. Louis, reprenant la théorie d’A. Brunereau, avance une hypothèse sensiblement différente. De même qu’ E. Mâle, il considère que la fresque n’a pas été retouchée et que la danse représentée sur les murs et sur les piliers forme un ensemble unique daté du XVe siècle263, mais il suppose que le modèle de la fresque de la Chaise-Dieu trouve son origine en Allemagne. « Le procédé de peinture des personnages représentés sur les piliers est attribué aux allemands et, s’il produisait tout d’abord un effet de coloris très vif, il avait le grave inconvénient de compromettre la durée du tableau. Ce procédé, dit A. Brunereau, semblerait indiquer qu’un artiste qui avait vu les danses macabres de Berlin et de Reval avait cru bien faire en ajoutant sur les murs de la Chaise-Dieu des personnages qui figurent sur ces dernières danses. Dans ce cas, ajoute cet auteur, et à l’encontre de l’hypothèse d’Emile Mâle, les sujets des la Chaise-Dieu peints sur les piliers seraient une inspiration de l’art allemand au lieu d’avoir été, au contraire, leur modèle. 264»
Il est vrai que, de même qu’à Berlin, les morts ne sont pas attaqués par les vers. Ce sont de longues figures élancées et amaigries dont un linceul voile certaines parties du corps et ceci tendrait à prouver le caractère similaire des deux fresques. Toutefois, le Christ en croix, si caractéristique de la danse de Berlin, est absent de la fresque de la Chaise-Dieu. Si le peintre avait trouvé son inspiration en Allemagne, comment aurait-il pu omettre un personnage si important ? Quant à la danse de Lübeck, dont certains fragments ont été transportés à Reval, elle diffère de ces deux danses car les morts sont rongés par la corruption et les personnages travaillés avec une multitude de détails. De plus, un arrière plan représentant une ville, sans doute celle de Lübeck, vient agrémenter la fresque ; à la Chaise-Dieu et à Berlin, les personnages se détachent sur un fond bicolore ou tricolore représentant le ciel, l’air et quelques collines. Toutefois, la danse de Lübeck aurait servi de modèle à celle de Berlin et celle de Paris aurait influé sur la fresque germanique ... Le doute reste donc entier, et nous ne pouvons faire la part des influences que le peintre de la Chaise-Dieu aurait subi. Peut-être faut-il alors supposer que l’artiste avait eu connaissance des fresques de Berlin et de Paris ou qu’une danse antérieure a été la source des inspirations françaises et germaniques.
Emile Mâle conclut qu’il y a probablement eu une peinture française du XIVe siècle, peut-être un manuscrit enluminé dont toutes les danses macabres européennes dériveraient. Il n’en reste pas moins vrai « que c’est la danse macabre du cimetière des Innocents qui a fait éclore les autres : la première elle se présenta sous une forme monumentale, et elle fut admirée par tous les clercs étrangers qui fréquentaient l’Université de Paris ; c’est avec elle qu’on a voulu rivaliser 265».
MASSERON A., op. cit., pp. 526-527.
Op. cit., p. 370.
MASSERON A., op. cit., p. 527 (ce dernier cite quelque vers où la mort s’adresse à un jeune homme).
MALE E., op. cit., p. 359. Ce dernier s’aide des dessins de Langlois, qui habitait Rouen en 1852 pour reconstituer la danse. (Dans cette page, E. Mâle nous décrit l’émotion qu’il ressent en visitant ce lieu chargé de souvenirs).
MASSERON A., op. cit., p. 529. L’auteur nous décrit également ses impressions en y ajoutant quelques anecdotes et la mention de travaux effectués en 1526 dans l’ossuaire qui montrent que les piliers étaient peints.
REINHARD Aimé, Le Temple Neuf à Strasbourg, Strasbourg : Typographie de G. Fischbach, 1888, p. 28.
Op. cit., p. 527.
Op. cit., p. 371. MASSERON A., op. cit., p. 538 et SOLEIL F., op. cit., p. 13, font la même constatation.
Op. cit., p. 21.
Ibid., p. 22.
MASSERON A., op. cit., p. 540. Même remarque chez BOISSE Claude et Pierre, La danse macabre de la Chaise-Dieu, Brioude : éditions Watel, non daté, p. 55.
MASSERON A., op. cit., p. 539.
Op. cit., p. 373.
Ibid., p. 373.
« Je sais bien que l’original lui-même semble nous montrer une femme avant le sergent d’armes, mais je ne suis pas absolument certain - tant l’oeuvre a souffert sur certains points - que cette prétendue femme ne soit pas le chartreux qu’on attendrait à cette place. Si c’est réellement une femme, il y a là une fantaisie de l’artiste.»
Je donne également pour information, l’opinion d’A. Masseron : « une femme aux longs voiles, douce et résignée, les mains croisée sur la poitrine, la tête penchée sur l’épaule droite, précède le mort du sergent. Cette intruse nous étonne. Est-ce le chartreux qu’on attendrait à cet endroit ? Est-ce une abbesse comme le pensent Massmann et M.A. Goette ? Une simple religieuse selon l’opinion de Jubinal ? Est-ce une grande dame ? Il n’est pas facile de répondre à ces questions. Une seule chose est sûre : c’est que dans l’état actuel de la fresque, cette figure paraît bien à tous être l’image d’une femme. Si cela est exact, il est inutile de chercher actuellement à ce fait insolite en France des explications hypothétiques. Il suffit de reconnaître sincèrement notre ignorance ». Op. cit., p. 539. (Jubinal a publé en 1841 un dessin de la danse de la Chaise-Dieu, fort infidèle selon E. Mâle).
Op. cit., p. 539.
Ibid., p. 540, même remarque chez E. Mâle, op. cit., p. 375.
Op. cit., p. 23.
« Quand on étudie les danses macabres de l’Europe du Nord, celle de Berlin, celle de Reval, on y remarque les mêmes personnages. On reconnaît que le musicien assis au pied de la chaire est un mort qui joue de la cornemuse : sa musique rythme la danse.». MALE E., op. cit., p. 374.
Ibid., p. 374.
LOUIS. M.L.A., op. cit., p. 149. MALE E., op. cit., p. 372.
Op. cit., p. 149.
Op. cit., p. 375.