II. Les textes.

Plus encore que par les fresques, c’est par le biais de l’écriture et grâce à l’imprimerie que la danse macabre put se répandre, telle une traînée de poudre, dans toutes les villes de France.

Le premier ouvrage imprimé consacré à la danse macabre aurait été publié en Allemagne en 1459. M.L.A. Louis signale l’existence possible d’une danse macabre par personnages qui daterait du XVe siècle dont le manuscrit serait peu important : « douze feuillets, sans figures, ce serait un simple recueil de ces inscriptions en vers qu’on rencontre à côté ou au bas de certaines peintures. 296»

Nous rencontrons ensuite une oeuvre française, qui nous est connue par deux manuscrits de 1461 et 1468 mais qui date sans doute de la première moitié du XVe siècle. Le poème du Mors de la pomme semble curieusement « nous faire remonter aux origines mêmes de la danse macabre », ce qui fait dire à Joël Saugnieux qu’il a peut-être été écrit avant la réalisation de la fresque parisienne297. « Tout le début à l’air d’un sermon : telles étaient sans doute les idées que développait, au XIVe siècle, le prédicateur franciscain ou dominicain avant d’introduire les acteurs du drame. Le poète nous explique que la Mort est née dans le paradis terrestre, au moment même où nos premiers parents commirent la faute. L’ange qui chassa Adam et Eve du paradis remit en même temps à la Mort trois longues flèches et un bref où pendait le sceau de Dieu. Dans ce bref, Dieu parle comme un souverain, et fait savoir à tous qu’il donne plein pouvoir à la Mort. 298» Cette oeuvre diffère de celles que nous avons pu rencontrer car l’auteur a fait appel à des personnages bibliques que nous ne trouvons nulle part ailleurs. Abel, Cain et Noé sont ainsi attaqués par la mort comme tous les types humains à qui cette dernière s’adresse en ne respectant aucune hiérarchie. Le bourgeois voisine avec la reine, la princesse avec le maistre d’ostel. De plus, de nouvelles entités voient le jour et montrent aux hommes qu’il existe des intercesseurs auprès de Dieu. L’ange présente ainsi l’âme des morts au souverain maître et cette dernière s’adresse à lui avec humilité. Le texte s’achève par une évocation des peines de l’Enfer et du Purgatoire. « L’artiste qui a illustré l’oeuvre a contribué pour une large part à créer cette danse macabre d’un nouveau genre, et il est souvent plus précis que le poète. Voici la Mort frappant le pape au milieu de ses cardinaux et l’empereur au milieu de sa cour ; elle perce de son trait l’homme d’armes en pleine bataille, et la jeune fille dans sa chambre, devant son miroir ; elle arrache l’enfant à sa mère, l’amante à l’amant. 299» La danse se présente ainsi sous un aspect tout à fait nouveau puisqu’elle devient prétexte à une série de tableaux de genre. Cette oeuvre a sans doute inspiré Hans Holbein ainsi que l’artiste qui réalisa les gravures pour illustrer le livre d’Heures édité par Simon Vostre.

Un autre ouvrage qui date du XVe siècle se rapproche des danses. Il s’agit de la Danse aux aveugles de Pierre Michault (mort en 1466). Le but de cette oeuvre est de montrer aux hommes que dans ce monde, « tout est assujetti à trois guides aveugles : l’amour, la fortune et la mort et que si quelques-uns peuvent se soustraire aux deux premiers, la troisième est inévitable 300». Les deux premières allégories ont les yeux bandés et la Mort n’a point d’yeux. « Hommes et femmes passent, en se tenant la main, devant ces maîtres du choeur. Autour de la Mort, armée d’une flèche et montée sur un boeuf, qui symbolise sa marche tranquille et régulière, la danse macabre se déroule. 301»

La plus ancienne danse française imprimée, qui est également la plus célèbre, est celle publiée par Guyot-Marchant à Paris en septembre 1485. Elle comportait dans le texte dix-sept gravures sur bois. La première gravure représente l’acteur qui, assis devant un livre ouvert, demande aux vivants de tirer leçon des scènes qu’ils vont voir. Nous trouvons ensuite quatorze gravures construites sur le même principe : sous une arcade se divisant en deux parties nous voyons deux couples ; dans chacun de ceux-ci un mort, placé à gauche, s’adresse à un vivant. La dixième gravure ajoute le pauvre homme qui commente le comportement de l’usurier. L’avant-dernière gravure représente trois morts qui encadrent deux vivants, le mort placé au centre salue le public. Les personnages suivants se succèdent dans ces seize gravures : le pape, l’empereur, le cardinal, le roi, le patriarche, le connétable, l’archevêque, le chevalier, l’évêque, l’écuyer, l’abbé, le bailli, le maître (astrologien), le bourgeois, le chanoine, le marchand, le chartreux, le sergent, le moine, l’usurier accompagné du pauvre homme, le médecin, l’amoureux, l’avocat, le ménestrel, le curé, le laboureur, le cordelier, l’enfant, le clerc et l’ermite. La frise se termine par l’image d’un maître qui, assis devant un roi mort, complète la leçon de l’acteur. Le décor reste simple, quelques petites plantes, des touffes d’herbe et des fleurs jonchent le sol, l’arrière plan, vide, doit représenter le ciel. Chaque gravure est accompagnée de strophes de huit vers chacune, ces vers seraient la copie exacte de ceux des Innocents. Les personnages, quant à eux, semblent être une imitation libre de cette même fresque. Les costumes ont été rajeunis, quelques personnages sont vêtus selon la mode de Charles VIII, mais de nombreux détails se conforment aux vers originaux302.

Cette première édition remporta un tel succès qu’elle fut épuisée en quelques mois. Guyot Marchant proposa donc un second tirage au public en juin 1486. Il augmenta cette édition du Dit des trois morts et des trois vifs, ouvrit la danse par quatre cadavres musiciens et ajouta de nouveaux personnages : le légat, le duc, le maître d’école, l’homme d’armes, le promoteur, le geôlier, le pèlerin, le berger, le hallebardier, le sot. Une troisième version, parue un mois plus tard, donne la danse macabre des femmes de Martial d’Auvergne. Elle est accompagnée de la Légende des trois morts et des trois vifs, du Débat du corps et de l’âme et de la Complainte de l’âme damnée.

L’imprimeur Vérard publie à son tour une danse qu’Emile Mâle date de 1492. Selon Saugnieux, cette édition serait antérieure à la deuxième version de Guyot Marchant, on ne trouve que trente personnages et les quatre morts musiciens n’y figurent pas. Ceci tendrait à montrer l’ampleur du succès remporté par les danses ; Vérard, voyant dans ce thème une opportunité pour augmenter ses ventes, aurait aussitôt renchéri sur l’édition de son confrère. En effet, bien que les planches gravées soient un peu plus grandes, que les figures disposées par couple aient des attitudes moins mouvementées, la source de cet imprimeur ne fait aucun doute. Vérard a essentiellement modifié le trait et ajouté des couleurs à la danse de 1485. « Les planches de Guyot Marchant, qu’il avait certainement sous les yeux, montrent plus de finesse dans les traits et dans les taillés, mais il n’y a pas la même aisance dans les lignes du dessin. Le copiste a donc aussi son mérite. Son oeuvre a reçu encore un complément par l’enluminure qui est exécutée avec un soin et un talent rares. Des couleurs douces à l’oeil avec des demi-teintes adroites, des fonds bleus étoilés d’or s’éteignant vers l’horizon, des colonnettes aux arceaux dorés, ajoutent d’autant plus d’effet à ces planches, que le travail du graveur s’y trouve respecté. 303» Le public fit bon accueil au livre de Vérard et les imprimeurs de province voulurent eux aussi proposer des danses macabres. Guillaume le Rouge qui avait gravé les planches des premières éditions parisiennes en publie une à Troyes en 1486 ; la première édition lyonnaise paraît en 1492 et Genève s’offre sa propre édition en 1500. Joël Saugnieux, qui n’a répertorié que les danses les plus intéressantes, mentionne ainsi la parution de vingt-trois éditions entre 1485 et 1589 dont douze sont parisiennes et sept lyonnaises304.

L’engouement pour les danses fut tel qu’elles entrèrent jusque dans les livres d’Heures, en 1488 Pigouchet imprime ainsi une danse en bordure des Heures à l’Usage de Rome. Simon Vostre publia de 1491 à 1519 quarante six éditions d’heures gothiques à l’usage de Rouen, comportant une danse macabre avec plusieurs sujets mêlés qui occupaient les marges extérieures des vingt-deux pages contenant une grande partie de l’office des morts305. Chaque figure était accompagnée d’un huitain se rapportant constamment et exclusivement au sujet placé en tête de chaque marge. En 1512 un artiste s’inspire du Mors de la pomme pour réaliser les bordures des Heures de ce même éditeur. « C’est la même conception de la danse macabre, et ce sont souvent les mêmes épisodes. La Mort, avec sa flèche, apparaît au moment où Adam et Eve sont chassés de l’Eden ; elle assiste au meurtre de Caïn ; plus loin, elle attaque l’homme d’armes au milieu de la bataille, la jeune fille dans sa chambre ; elle prend l’enfant au berceau malgré les cris de ses petits frères. Le thème une fois donné, les variations pouvaient être infinies ; aussi le dessinateur de Simon Vostre ne s’est-il pas cru obligé de copier servilement son modèle. Il a inventé plus d’un épisode : la Mort fait tomber le maçon de son échafaudage, elle s’embusque dans les bois avec le brigand et l’aide à assassiner sa victime, mais elle est aussi à Montfaucon, près du gibet, quand le bourreau fait monter l’assassin à l’échelle. 306» Après Simon Vostre, d’autres libraires, à Paris, à Troyes, à Lyon, à Londres, à Cologne, à Bonn, à Bruxelles donnèrent, dans le courant des XVe et XVIe siècles de nombreuses éditions de livres d’heures comportant des danses macabres dans les marges.

Le thème fut renouvelé par Hans Holbein qui, en 1524, l’utilisa pour illustrer un Alphabet avant de nous offrir sa propre version de la danse. Il s’agit d’une représentation fidèle de scènes de la vie quotidienne dont le déroulement est interrompu puis arrêté par l’arrivée de la Mort. Dans un décor soigneusement travaillé, Adam et Eve sont confrontés à la tentation ; chassés du paradis terrestre ils ouvrent la longue chaîne de la danse. Cette suite de tableaux de genre a pu trouvé son inspiration auprès du Mors de la pomme ou du livre d’Heures de 1512. « Plus d’une scène, imaginée par l’auteur du poème ou par le dessinateur de Simon Vostre, a été reprise par Holbein. Lui aussi nous montre la Mort venant saisir le pape au milieu de ses cardinaux et l’empereur au milieu de sa cour ; lui aussi met aux prises l’homme d’armes et la Mort. Chez lui aussi, la Mort accompagne l’impératrice à la promenade, marche aux côtés du laboureur, arrache l’enfant à sa mère et à ses petits frères. Chez lui encore, comme dans les Heures de Simon Vostre, la Mort est vaincue à la fin, puisque la dernière gravure représente le Jugement dernier, c’est-à-dire le triomphe de la vie éternelle. 307» La plupart des dessins furent certainement exécutés avant 1527. Quarante d’entre eux parurent à Bâle en 1530. Les cinquante et une images de la danse macabre, dessinées par Holbein et gravées par Lützelburger, furent imprimées à Lyon en 1538 sous le titre Les Simulachres et Historiées faces de la Mort, avtant elegamment pourtraictes que artificiellement imaginées. Vers 1545, le nombre des planches monta à cinquante trois et au XVIIe siècle Eberhard Kieser ajouta encore sept planches à celles d’Holbein. On a répertorié plus d’une centaine d’éditions de cette danse qui a fait le tour de l’Europe. « Ces planches ont été recopiées avec plus ou moins d’exactitude et accompagnées de textes français, latin, allemand, italien, bohémien, anglais et hollandais. Les premières gravures sont sur bois ; les copies sur cuivre sont plus tardives et surtout du XVIIe siècle ; les lithographies enfin sont du XIXe. 308»

Nous pouvons enfin faire mention d’une Danse des loups ravissants de maistre Robert Gobin dont on connaît une édition de 1503. Dans ce texte les loups et le grand Archilupus qui n’est autre que le diable, engagent un combat d’arguments et de sophismes contre la Sainte Doctrine. « Au lieu de mettre en scène des types généraux, des représentants abstraits de chaque condition humaine : pape, empereur, roi, cardinal, elle ne livre à ses bourreaux : la Mort et « Accident », que des personnages historiques, des héros de l’Antiquité : Alexandre, Xercès, Cyrus, Boniface VIII ... C’est ainsi, par exemple que sur la planche XV de l’édition de 1503, on voit « Accident » qui préside au supplice de deux favoris du prince qui ont abusé de leur pouvoir ; celui qui est déjà pendu est Aman, le persécuteur des juifs, l’autre que le bourreau va lancer de l’échelle est Olivier le Daim, barbier favori de Louis XI, ainsi qu’il résulte du monologue d’Accident . 309»

Cet engouement pour les danses macabres, visible à travers ces multiples éditions qui ne sont que les variantes d’un même thème, s’étendit à l’art et aux décorations de toutes sortes, non seulement aux peintures, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi aux sculptures, aux tissus, aux objets de la vie religieuse ... La danse pénétra jusque dans les foyers par le biais de bijoux et même de meubles ...

Notes
296.

Op. cit., p. 174.

297.

Op. cit., p. 34.

298.

MALE E., op. cit., pp. 378-379.

299.

Ibid., p. 379.

300.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 178.

301.

MALE E., op. cit., p. 378.

302.

Pour cette question, voir E. Mâle, op. cit., p. 364.

303.

RENOUVIER J., Des gravures en bois dans les livres d’Antoine Vérard, Paris : A. Aubry, 1859, p. 29.

304.

Pour le détail de ces éditions, voir SAUGNIEUX J., op. cit., pp. 123-126.

305.

Cet élément peut venir à l’appui de l’hypothèse qui établit un lien entre l’Office des Défunts, Judas Macchabée et le mot « macabre ».

306.

MALE E., op. cit., p. 379.

307.

Ibid., p. 380.

308.

LOUIS. M.L.A., op. cit., p. 181.

309.

Ibid., p. 179.