III.2. Les objets profanes.

Les danses des morts n’étaient pas l’apanage des lieux saints et leur popularité fut telle que les variations du thème se retrouvent sur de multiples objets. Ecoutons de nouveau Paul Lacroix : « ce sujet funèbre et burlesque tout à la fois avec lequel s’étaient familiarisés les yeux et les esprits de la foule, épouvantait les grands et les riches, consolait et divertissait les pauvres. Les artistes en tout genre ne cessaient donc de le reproduire sous toutes les formes et à tout propos ; on le retrouvait jusque dans la ciselure des bijoux de femme 315». Le thème se déclina également sur des cheminées, au Fay, près d’Yvetot, à Sonneville, au musée de Dole, sur des maisons, à Caen et à Bâle ... Mais examinons de plus près certains de ces objets !

Relayant la volonté de l’Eglise de montrer au plein jour les effets de la mort, la ville de Lucerne choisit un lieu public pour offrir à la population la terrible leçon des danses. La peste ravageait l’Europe lorsque Kaspar Meglinger reçut commande d’une décoration pour le Pont des Moulins. Ce dernier s’inspira de l’oeuvre d’Holbein et de la fresque de Bâle. « Les cinquante-huit scènes triangulaires n’abritent qu’une fois un couple ; les cinquante-sept autres sont peuplées de nombreux personnages parmi lesquels la mort s’est glissée : le juge en son conseil légifère, le soldat combat entouré de ses compagnons ; la dame à sa toilette est aidée de ses servantes, les comédiens jouent devant leur public sans voir le crâne qui soulève le rideau de scène ; les amants écoutent un concert, trop occupés d’eux-mêmes pour s’apercevoir que le flûtiste est un cadavre, la fermière trait sa vache afin de vendre du lait au squelette qui s’approche, sa cruche à la main ; c’est en effet la grande originalité de cette oeuvre que de voir partout le mort vêtu selon l’état des vivants qu’il rencontre. Loin d’être grimaçante, fantasque, entraînante, étourdissante comme celle d’Holbein, la mort de Méglinger se glisse discrètement dans la vie, s’y fond, y participe. Ce sont les vivants qui jouent le premier rôle, vivants aux occupations influencées par l’époque et dans des décors d’esprit italien, avec des terrasses, des balustrades, des détails d’architecture tirés des florentins, et Méglinger introduit quelques personnages modernes : l’écrivain, le philosophe et un type local : l’horloger. 316» On ne pouvait trouver plus belle image qu’un pont, symbole du passage, pour pousser les hommes à réfléchir sur leur vie présente ...

Passerelle entre deux mondes, entre la vie et la mort, entre l’éveil et le sommeil, nous pouvons attacher à l’objet « lit » une symbolique très proche de celle du pont. C’est probablement pourquoi nous retrouvons une danse des morts sur un lit de châtaignier. « Cette danse occupe trois des panneaux inférieurs du lit et comporte quinze personnages placés sans ordre hiérarchique et escortés chacun d’un squelette. Sur les colonnes du lit sont des crânes avec des os en croix ; sur la bordure supérieure, des enfants appuyés sur des têtes de mort et soutenant des guirlandes de fleurs reliées entre elles par des têtes de chérubins. Il ne s’agit pas d’un lit mortuaire, mais bien d’un lit ordinaire, fruit de la fantaisie de l’artiste ou du propriétaire, vraisemblablement un Suisse. 317» Ce lit, daté du XVIe siècle, est conservé au Musée des Arts d’Aix-la-Chapelle, la danse y apparaît une fois de plus comme un élément décoratif. Toutefois un pas a été franchi, nous sommes passés du monde public au monde privé et la mort se glisse ici au sein de la plus stricte intimité. Pour que cette danse ne soit plus vue comme un cauchemar permanent, il devait falloir que son image se soit diffusée à un point tel que sa leçon se soit banalisée, que l’aspect décoratif ait complètement supplanté l’aspect didactique.

Nous retrouvons enfin la représentation de la mort sur un bahut d’ébène conservé au musée des antiquités d’Angers. « La Mort, debout sur un tertre, est menacée, de part et d’autre, par des groupes de personnages qui s’avancent contre elle en bandant leurs arcs. A sa gauche, un pape, un cardinal, un archevêque, un évêque, un chanoine, des moines. Un empereur, à sa droite, suivi d’un roi, d’une impératrice peut-être, et d’une reine, d’un homme d’armes, d’une femme du peuple, de gens de robe. Sur la frise, des enfants surtout ; le poupon au maillot lui-même dirige sa flèche contre la Mort. 318» Ces sculptures ont été interprétées, à tort, comme une revanche de la danse macabre ; messieurs de Lasteyrie et Bouchot, en la rapprochant d’une gravure au sujet similaire, datée de 1570, sur laquelle on peut lire : « Le faible et le fort/ Tirent à la Mort », ont montré que l’on était en présence d’un simple jeu de mot fait sur le double sens du verbe « tirer »319.

Il semblerait donc qu’en s’éloignant de l’Eglise, en entrant dans la vie privée des hommes, la danse macabre ait perdu son pouvoir de terreur. Peu à peu, l’adjectif « macabre » s’est banalisé. A force d’être reproduite en de multiples lieux, la leçon des danses a été assimilée par les esprits, l’horreur a perdu tout caractère spectaculaire, les cadavres eux-mêmes ne suscitaient plus aucun frisson puisqu’on allait jusqu’à dormir avec eux... Les morts pouvaient bien sortir de leurs tombeaux pour tenter d’effrayer les vivants, ils n’étaient plus que décor et jeux de mots !

Au terme de cette partie, le succès des danses macabres n’est plus à démontrer ; il fut tel qu’elles se déclinèrent sur les murs et dans les ossuaires de multiples églises, que les éditeurs les utilisèrent pour se concurrencer, que les auteurs et les peintres leur inventèrent de multiples variations et que le peuple lui-même s’en empara. La danse macabre, alors, n’était plus un simple objet de sermon, avec les siècles elle se revêtit d’un environnement affectif tel que les habitants de Bâle la protégèrent de la destruction. « Small wonder that the citizens of that quarter of the town were very attached to their Totentanz in the Dominican cemetery, with its beautiful linden trees. When the Council brought forward new building plans in 1805, which involved the destruction of the cemetery wall, the local residents protested violently. So great was the opposition that the work of demolition had to be done secretly by night. Local patriots rallied to the spot afterwards and picked up the remaining fragments of the Dance of Death. These were carefully preserved in various private houses. 320» Cette merveilleuse anecdote montre combien les habitants de cette ville étaient attachés à la fresque de la danse macabre qu’ils devaient côtoyer chaque jour. La danse macabre était devenue familière pour chacun et l’empressement de la population pour sauver les fragments de cette oeuvre prouve que son sujet n’avait rien de répugnant, la danse était une leçon de vie, un témoignage du passé. Nous pouvons également voir dans ce geste une magnifique revanche des vivants sur les morts !

Au terme de cette partie nous pouvons affiner notre définition de la danse macabre. Réellement exécutée dans l’église par un groupe de fidèles, elle était l’illustration d’un sermon sur la mort. On évoquait sans doute dans celui-ci, comme dans le Mors de la pomme, la désobéissance de nos premiers parents qui provoqua l’entrée de la mort dans le monde pour passer ensuite à l’effet visible de cette malédiction divine : la mort humaine symbolisée alors par la danse. Cette dernière rappelle les ballets d’Asie centrale mettant en scène des morts ressuscités, ballets religieux découverts par les moines franciscains qui s’accordaient fort bien avec les coutumes païennes européennes qui amenaient les hommes et les femmes à la recherche d’un intercesseur pour guérir leurs divers maux, à danser dans les cimetières et sur le parvis des églises. Il semble en effet hors de doute que cette invention fut le fruit de l’imagination d’un moine mendiant, sans doute franciscain, qui n’aurait somme toute fait que reprendre les thèmes du De Comptentu mundi et des Vers de la mort pour donner naissance à une oeuvre fort proche de la Légende des trois morts et des trois vifs, destinée à remettre sur le chemin de la religion les jeunes aristocrates un peu trop préoccupés par les plaisirs terrestres. L’utilisation du macabre, qui s’adressait désormais à tous les membres du clergé puisque la danse fait alterner clercs et laïcs en descendant l’échelle hiérarchique, toucha par la suite non seulement les membres de l’aristocratie à qui les vers qui explicitaient la leçon de la mort s’adressaient, mais également, par le biais de l’image, l’ensemble du public illettré et populaire qui apprécia sans doute la revanche que la mort lui offrait en ne faisant aucune distinction entre les classes sociales.

Représentée comme un Mystère, peinte dans les couvents mais aussi sur les murs des cimetières, la danse macabre sortit sur la place publique et les thèmes primitivement monastiques furent rapidement vulgarisés. Grâce à l’invention de la xylographie le macabre entra dans les jeux de cartes et les danses connurent une rapide distribution. Le succès fut tel que l’origine du titre de l’oeuvre, parfois déformé par les éditeurs eux-mêmes, demeure obscur. Echappant aux ordres mendiants, l’oeuvre changea également de sens. Son message, décliné sur les arcades du cimetière des Innocents, lieu de marchandage et de prostitution, devait plus inciter à profiter des plaisirs terrestres qu’à mener une vie ascétique. Elle fut parfois peinte, comme plus tardivement à Lucerne, pour rappeler les effets de la peste, et plus exactement, pour limiter la recherche des jouissances terrestres qui suit les guerres et les grandes épidémies. La danse, banalisée, avait perdu son pouvoir de terreur, les peintres eux-mêmes lui ôtèrent son dépouillement primitif pour le remplacer par des décors richement travaillés ; le macabre, apprécié par le plus grand nombre, devint objet de mode.

En Italie, la danse macabre, concurrencée par le Triomphe de la mort, ne connaîtra qu’un succès hésitant et réservé ; en France le thème s’étiolera rapidement et peu de danses seront peintes après le moyen âge. « L’association entre la mort, l’individualité, la pourriture va se relâcher au cours du XVIe siècle. Il serait facile de montrer comment, à partir du XVIe siècle, les représentations macabres vont perdre leur charge dramatique, devenir banales et presque abstraites. Le transi est remplacé par le squelette, et le squelette lui-même se divise plus souvent en petits éléments, crânes, tibias, os, ensuite recomposés en une sorte d’algèbre. Cette seconde floraison macabre des XVIIe et XVIIIe siècles traduit un sentiment du néant bien éloigné du douloureux regret d’une vie trop aimée, tel qu’il paraît à la fin du moyen âge 321». Ainsi, même dans les pays germaniques322 où la danse des morts déclina ses fresques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les cadavres et écorchés ont disparu pour faire place à des squelettes très souvent habillés. « Le décor représente soit l’intérieur d’un couvent, soit celui d’une maison bourgeoise. Comme chez Holbein les vivants sont surpris dans leurs activités. La mort les tue, mais ne les conduit pas 323». Cette évolution nous montre que les mêmes images peuvent avoir un sens différent, elles expriment un sens nouveau et exalté de la conscience de soi mais ne traduisent pas encore un sentiment profond et tragique de la mort.

Notes
315.

Op. cit. .

316.

BROSSOLET J., op. cit., p. 68.

Pour une reproduction et une étude de cette oeuvre voir HORAT Heinz, GLAUSER Fritz, PANTLI Heinz, WECHSLER Liselotte, Die Spreuerbrücke in Luzern, Ein barocker Totentanz von europäischer Bedeutung, Basel : Raeber Verlag Luzern, 1996.

317.

LOUIS M.L.A., op. cit., p. 184.

318.

MASSERON A., op. cit., p. 530.

319.

A. Masseron signale que le bahut est reproduit dans l’ouvrage de Monsieur de LASTEYRIE, Album archéologique des musées de province.

320.

CLARK J., op. cit., p. 62.

« Il n’est guère étonnant que les habitants de ce quartier de la ville fussent vraiment attachés à la danse macabre du cimetière des dominicains, abritée par ses magnifiques tilleuls. Lorsque le Concile proposa de nouveaux plans de construction en 1805, qui entraînaient la destruction du mur du cimetière, les résidents du quartier protestèrent violemment. L’opposition fut si grande que les travaux de démolition durent être menés secrètement, de nuit. Les patriotes locaux rassemblèrent les morceaux du mur et sélectionnèrent des fragments de la danse des morts parmi ce qui restait. Ces derniers furent soigneusement conservés dans plusieurs maisons privées. »

321.

ARIES Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du moyen âge à nos jours, Paris : éditions du Seuil, 1975, pp. 118-119.

322.

Voir annexe 2. Seuls les pays germaniques continuèrent à propager le massage macabre. Cependant, le squelette a rapidement remplacé la momie rongée par les vers et le temps. La danse avait ainsi perdu une de ses significations.

323.

CORVISIER A., op. cit., p. 92.