I.1.2. Les danses « contemporaines ».

Certaines oeuvres, se conformant au modèle médiéval, ont mis en scène la société de leur temps, celle-ci est marquée par l’insouciance de la Belle époque et par l’horreur de la première guerre mondiale.

I.1.2.1. La société d’avant guerre.

La Nouvelle danse macabre d’Auguste Hoyau350 porte bien son nom. Cet auteur est l’un des seuls à avoir conservé l’un des principes fondateurs de la danse : allier littérature et peinture. Ses dessins et quatrains nous présentent un ensemble de petites scènes qui ne sont pas sans nous rappeler la danse d’Holbein : alors qu’ils s’adonnent à leurs activités quotidiennes, les personnages reçoivent la visite de la mort. Le défilé des hommes vers leur dernière demeure rattache l’oeuvre à la tradition des danses médiévales; toutefois, les membres de cette mascarade ne sont plus les mêmes... le ménestrel, le hallebardier, l’écuyer, le chevalier sont bel et bien morts ! La société féodale et hiérarchisée du moyen âge a fait place à un monde régi par les lois - député, juge, avocat et notaire sont pris à partie par la mort -, protégé par l’armée - la mort s’adresse au soldat, au général -, guidé par l’église - pape, évêque, chanoine, religieux et religieuses doivent toujours entrer dans la danse - et formé par l’école, le professeur remet son bâton à la mort.

De nouvelles entités sont nées : la presse représentée par le journaliste et le camelot, le syndicalisme qui s’exprime à travers le socialiste. Le progrès a créé l’aéronaute, la révolution industrielle est à l’origine des personnages de l’ouvrier et du chiffonnier. La ville et ses magasins se sont développés, le commerçant et le croque-mort font désormais partie des personnages clefs de la société. Les femmes ont également une place plus grande : la pianiste et la chef d’orchestre ouvrent la danse, la coquette se coiffe dans son cabinet, la religieuse prie auprès de la croix, la cuisinière s’affaire devant ses fourneaux.... et la mort qui rend visite au peintre prend l’apparence de la muse ! Le loisir constitue l’une des composantes du monde moderne : l’agioteur parie sur le squelette d’un cheval ; la mort échange sa besace remplie de têtes de morts contre celle du chasseur, garnie de gibiers ; le clown traverse un cerceau brisé... et les dames dansent leur dernier cotillon. Le caricaturiste croque également le coureur du premier Tour de France qui se déroula justement en 1903 et les expériences sur le magnétisme qui sont utilisées à des fins ludiques et commerciales : dans une salle de spectacle, l’hypnotiseur envoûte la somnambule. Les affiches de la Belle Epoque furent l’une des sources d’inspiration iconographique d’Auguste Hoyau, « il a détourné, en dérision, les modèles utilisés, procédé qui lui permet de mettre en relief plus particulièrement tout ce qui concerne la vie de loisir et les divertissements populaires de la Belle Epoque. Il caricature donc le cotillon, les spectacles de music-hall et le cirque qui connaît à cette époque son âge d’or, les rassemblements populaires en plein air où des aéronautes faisaient des démonstrations qui se terminaient dramatiquement parfois. Enfin, il croque méchamment le bicycliste 351».

Le souverain, le vieillard, le moissonneur, le milliardaire, le nouveau né, le savant et le médecin... ont traversé les siècles ! Quant à la mort, elle manque parfois de besogne puisque le suicide et le duel sont devenus monnaie courante... si bien qu’elle doit parfois s’interposer :

« Halte ! pas d’estoc ni de taille,
Sauf pour son pays et sa foi !
Vous aurez un duel avec moi,
Gardez-vous pour cette bataille. 352 »

Auguste Hoyau était l’un des fondateurs d’un almanach diffusé dans le département d’Eure-et-Loir et au delà, le Messager de la Beauce et du Perche, anciennement le Catholique de la Beauce et du Perche. Il fournissait à cet almanach, tiré à 45 000 exemplaires à la fin du XIXe siècle, illustrations et caricatures, la danse macabre sera publiée en marge du Messager, en 1904. Ces diverses publications nous révèlent un esprit profondément religieux ayant le goût de la polémique. Les illustrations d’Auguste Hoyau « nous rappellent les mutations d’une société à fondement rural, les craintes et les espoirs d’une population rurale qu’on dit trop souvent et trop rapidement attachée à une morale « traditionnelle » bâtie autour du message chrétien 353», sa danse nous offre un bilan de la société de la Belle Epoque. « Il n’y a nulle allusion aux dimensions sociales de la vie politique. Le monde du travail est présent, mais la masse de la population active n’a droit qu’à deux vignettes seulement : celle du moissonneur et celle de l’ouvrier figuré par un maçon, soit deux types statistiquement bien représentés dans l’horizon du pays chartrain. A l’exception du chiffonnier alcoolique, représentant le sous-prolétariat, et du professeur qui donne l’occasion d’un plaidoyer pro-domo, les autres professions appartiennent au secteur tertiaire et renvoient à une image urbaine de tradition provinciale, comme dans un roman de Balzac. On voit le médecin, le commerçant, l’artiste-peintre, l’avocat et les représentants du monde de l’argent, le milliardaire et l’agioteur. Là se retrouvent les types sociaux que traite la caricature parisienne, c’est-à-dire les nouvelles élites de la société de la Belle Epoque. 354» Il faut enfin faire remarquer que la femme garde, dans cette société conservatrice, une place minoritaire, elle n’est représentée que dans des tâches qui la fixent au service de l’homme : cuisinière, nourrice, garde malade, religieuse oeuvrant pour les déshérités, ou qui la classent comme frivole : femme dansant au bal, jeune coquette occupée de sa toilette, reine d’un jour de palmarès, naïve qui se laisse hypnotiser. « Femme potiche » ou « femme boniche », « elle peut déchoir définitivement en devenant la pauvresse en haillons qui interpelle le milliardaire ; elle trouve son rachat en entrant en religion dans une congrégation hospitalière 355».

André Spire356, quelques années plus tard, s’est penché sur une autre partie de cette société : il nous entraîne dans un des grands magasins de Paris. Militant dans sa jeunesse dans les Universités Populaires cet écrivain fit preuve d’un grand soucis de justice et de vérité qui apparaît des ses premiers recueils. Son texte qui se présente comme un intermède théâtral dénonce le pouvoir et la lâcheté des possédants. S’insinuant comme un voleur au sein de la vie des hommes, il nous fait entrer dans une vente de charité et nous donne à voir, depuis un lieu précis qui n’est autre que celui de la vente, le défilé des badauds devant les étals. Une douairière vend une gravure au premier président, une jeune fille, Antoinette, offre de la faire porter chez lui. Louise et Amélie proposent gâteaux, chocolats et champagne à l’officier d’état-major et au secrétaire d’ambassade lorsque la mort fait son apparition. Les petites gens - un ouvreur de portières, un mendiant, un camelot, une femme de chambre, un cocher, une brodeuse, une couturière à façon, un distributeur de prospectus, un homme-affiche, une stoppeuse, un livreur, un sergot et un croque-mort - commentent la scène ; ils la jugent plutôt attrayante car pour une fois ils ne se retrouvent pas en position d’infériorité. Les quelques sentiments de pitié sont rapidement balayés par l’esprit de vengeance :

‘Une Première.
« C’est dommage, ces femmes étaient belles à parer.
Une brodeuse.
Pas de pitié! Ont-elles eu pitié de nos yeux,
Qui passaient les nuits pour elles ? 357»’

Lorsque la mort, agacée par leurs propos, se tourne vers eux en les menaçant de les emmener avec elle, le livreur, la laveuse et le secrétaire de syndicat la supplient d’en faire ainsi.

‘Le livreur
« Etends donc ta main, vers ma poitrine !
Une laveuse (avec son paquet de linge).
Etends ta main vers moi ! 358»’

Quant au tailleur juif, il défie la mort sans trembler et porte la main sur elle quand il s’aperçoit que son fils se trouve dans le cortège funèbre. La mort disparaît alors et les hommes se retrouvent brutalement en prise avec leur condition, et, cruelle ironie, ils comprennent rapidement que la mort seule pouvait fournir un but à leur existence.

Alors que l’évêque, contemplant l’action de Dieu, se tait ; le moine voit son unique récompense - la mort, et donc la vie céleste - s’évanouir :

‘« Je suis maigre. Mes yeux sont jaunes.
Mes mains sont transparentes comme celles d’un malade,
Et la chair de mon corps est plus pâle qu’un lis.
J’attendais.
Mais, cette vie terrestre, cette vie corporelle,
Vais-je pouvoir l’aimer, vais-je pouvoir la vivre,
Maintenant que ce Juif a renversé le terme,
Et que ma récompense unique s’évanouit ? 359»’

Le vieillard est condamné à voir des têtes blondes courir devant lui, le boiteux devra apprendre à vivre éternellement avec son infirmité, l’homme de lettres ne pourra plus chercher la gloire réservée pour toujours aux plus anciens que lui. Le directeur, un des seuls optimistes, tente de trouver des solutions aux problèmes soulevés par le secrétaire de syndicat, mais il se laisse rapidement gagner par les discours alarmistes des autres personnages... Un homme sensé, le vieux capitaine, tente d’expliquer au jeune sous-officier plein de fougue que la tranquillité est préférable à la gloire, soeur jumelle de la guerre. L’aviateur, le lad d’écurie, les jockeys et le courtier d’assurances craignent de voir leurs revenus diminuer. Le croque-mort, les jockeys, le courtier d’assurance, le boiteux, le directeur.... tous vont alors crier « Mort au juif ! », « Sus au juif ! 360» et mettre immédiatement leurs menaces à exécution. En souhaitant la mort de l’un des leurs, suprême ironie, ils redonnent naissance à la mort qui, cette fois, ne leur laissera plus aucun sursis !

« Lâches, laissez cet homme !
Il est à moi !
Vous êtes tous à moi ! 361»

Cette danse nous dépeint non plus le monde rural mais une partie de la société parisienne. Par certains détails, qu’il est parfois difficile d’interpréter, nous pouvons deviner à quels personnages l’auteur fait référence. Une partie des femmes, la douairière, Louise, Amélie, Antoinette ont un rang élevé dans la société ; à l’occasion de la vente de charité, elles vendent des pâtisseries. Elles ont à leur service une femme de chambres, des chauffeurs-valets et des personnes qui travaillent dans les métiers de la couture : brodeuse, couturière à façon, stoppeuse. Nous pouvons supposer que ces femmes du monde ont organisé une vente dans le Bazar de la Charité, qui fut créé en 1855 et dans lequel on faisait des ventes au profit d’oeuvres de bienfaisance. L’officier d’état major, le secrétaire d’ambassade, le premier président font figure d’acheteurs. La vente est notamment dirigée par la « Femme du Directeur de la Bonté / Au ministère de la Justice », un « frère trois-points 362» ; cette femme, qui parle à son mari de questions sociales tente de le rapprocher de l’évêque, un silloniste. Au cours de la vente, elle propose différents types de lingerie. Son mari est sans doute le « directeur » que l’on rencontre dans la fin du texte, il annonce que la « Caisse Nationale de la Bonté / Fournira les retraites 363», il a apparemment pour fonction de faire voter les lois. Il a autrefois donné du travail au tailleur juif, « sous Waldeck ». Il s’agit sans doute de Waldeck Rousseau qui présida le Conseil de 1899 à 1902, il fut également ministre de l’Intérieur entre 1881 et 1885. Nous apprenons enfin que le Directeur est « attendu à la Présidence du Conseil » et qu’il doit signer, le soir même, « le mouvement de l’Exposition de Messine 364». Ce personnage est-il simplement député, Ministre de la Justice ou Président du Conseil ? De qui s’agit-il ?

Ces quelques pistes nous montrent un société divisée en deux : nous trouvons d’un côté les travailleurs payés à la pièce, les domestiques et les pauvres gens, et de l’autre la bourgeoisie d’affaire et l’aristocratie qui se sont alliées le soutien de la classe politique et de l’Eglise et qui exploitent les plus faibles. Cette société d’avant guerre est attachée aux biens matériels et à l’argent, plus soucieuse de gloire que de paix elle est prête à fustiger la première personne qui sera désignée par l’un d’eux comme bouc émissaire. Le tailleur juif se prêtes d’autant plus à ce rôle qu’il permet de justifier cette accusation par l’antisémitisme. Ce sont ces mêmes hommes qui vont se lancer à corps perdu dans la guerre que certains d’entre eux ont déclenchée sans vraiment savoir pourquoi.

Notes
350.

Une biographie de cet auteur est donnée en annexe.

351.

BONNEBAS Mr et Mme, Caricatures, tranches de vie, humour et humeurs de Auguste Hoyau, Ladis, Pépin et Léonce Petit, Le Coudray : 1986, pp. 115-116.

352.

Nouvelle Danse Macabre, dessins et quatrains inédits, Chartres : F. Soulie, 1901, « La Mort et les Duellistes ».

353.

BONNEBAS Mr et Mme, op. cit., p. 7.

354.

Ibid., pp. 117-118.

355.

Ibid., p. 115.

356.

Des indications sont donnée en annexe sur cet auteur.

357.

« La grande danse macabre des hommes et des femmes », Vers les routes absurdes, Tours : Mercure de France, 1911, p. 158.

358.

Ibid., p. 161.

359.

Ibid., p. 169.

360.

Ibid., pp. 176-177.

361.

Ibid., pp. 177-178.

362.

Ibid., p. 153.

( Seuls André Spire et Auguste Hoyau font allusion à la franc-maçonnerie.)

363.

Ibid., p. 170 ( je n’ai pu trouver aucun renseignement sur cette exposition ni sur la Caisse Nationale de la Bonté, s’agit-il de la Caisse nationale des retraites ? )

364.

Ibid., p. 179.