I.2.2. Jeunes et vieux...

A travers ces attaques, la mort satisfait le vieil espoir chimérique, mais ô combien cher aux plus humbles et aux idéalistes, d’une égalité entre les hommes. La mort nous apparaît beaucoup plus cruelle lorsqu’elle nous rappelle qu’elle ne fait pas de distinction entre les âges :

« Entendez ce que je vous dis :
Jeunes et vieulx, petits et grans,
De jour en jour selon les dis
Des sages vous alez mourans,
Car vos jours vont diminuans. 398»

La vérité de cet adage prononcé par le troisième mort est fortement atténuée par la chute de sa déclaration qui rappelle à l’homme que chaque jour qui passe nous rapproche de la mort, les plus âgés se sentiront ainsi certainement plus concernés que les jeunes lecteurs !

Cette atténuation disparaît totalement des vers de Théophile Gautier ; dans son texte la danse macabre est en marche et la mort fauche tout le monde sur son passage, elle ne fait aucune distinction entre les âges et entraîne tous ceux qui se trouvent sur son passage :

« A chaque pas grossit la bande ;
Le jeune au vieux donne la main ;
L’irrésistible sarabande
Met en branle le genre humain. 399»

La mort ne paraît pas vouloir arrêter sa marche et de ce fait elle engrange de plus en plus de vies humaines. Les jeunes gens n’ont plu le temps de voir la mort venir, ils ne peuvent que tendre leur main aux vieillards qui ont pu savourer les plaisirs des la vie. Toutefois, le mot « sarabande » évoquant une danse vive et bruyante et le mot « branle » désignant ici la première impulsion donnée à la danse, la danse macabre ne perd pas toute idée de gaieté, même s’il s’agit d’une sarabande contrainte et grinçante400.

Sous la plume de Verlaine, tout soupçon de joie s’efface !
« Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre,
Passant comme un tonnerre au milieu des humains,
Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre
Et tenant une faulx dans ses livides mains.
Riche, vieux, jeune, pauvre, à son lugubre empire
Tout le monde obéit (...). 401»

Mort « affreuse », aux mains « livides », à la tête d’un « lugubre » empire... il n’est guère souhaitable de se trouver sur le chemin de ce monstre semblable à un ouragan qui ne laisse aucun espoir de fuite puisqu’il commence par vous effrayer grâce à une vision de terreur en empruntant comme monture le « dragon » légendaire, puis vous assourdit par un bruit de « tonnerre » avant de vous renverser et de vous achever au moyen de la foudre. Devant de telles démonstrations de puissance, il ne reste plus qu’à obéir ! La succession des adjectifs juxtaposés, « riche, vieux, jeune, pauvre », donne un aperçu du rythme militaire impulsé à la marche des hommes vers la mort et nous rappelle les vers de François Villon.

Quant aux organisatrices de la vente de charité, elles n’ont pas plus le temps de fuir que leurs clients emmenés les uns après les autres par la mort. Là encore, la grande faucheuse ne semble pas se poser de questions et emporte avec elle tous ceux qui se trouvent sur son chemin. La douairière ne peut que crier :

« Une mascarade !
La Mort prend le Premier Président à la gorge.
Le Baron crie... il détale, le brave !
Une mascarade !
Si c’est une mascarade, j’ordonne que cela cesse !
Ah! Mesdames, à moi!... elle me serre le bras ! 402»

Louise et Amélie, les deux jeunes vendeuses, suivent sans se rebiffer.

Cette figuration d’une mort que l’on peut qualifier d’aveugle puisqu’elle emmène avec elle, sans autre forme de procès, ceux qui ont le malheur de se trouver sur son chemin, sera reprise par Ingmar Bergman dans Le Septième Sceau. Alors qu’elle achève sa partie d’échec avec Antonius Block, la mort prononce ces paroles : « la prochaine fois le délai sera expiré pour toi et tes amis. 403» Les deux comédiens, Jof et Maria, n’échapperont à la mort que parce que le jongleur a surpris les deux joueurs. Pris de panique il s’enfuit alors avec sa femme et son fils. Lorsque la mort frappera à la porte du château, elle ne soulignera même pas leur absence ; seules les personnes présentes dans la salle seront conviées à la suivre.

C’est encore la même image que l’on trouve dans la danse de Pierre Mac Orlan, mais l’humour nous rappelle cette fois que c’est une question de « bonne étoile » : « Un jour ou une nuit marquée par le destin, la mort tourne le coin de la rue et vous assassine. La rue de l’embuscade est tenue secrète heureusement. Mais tout le monde y passe. 404»

Notes
398.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 144.

399.

« Bûchers et Tombeaux », Emaux et Camées, La Comédie de la mort et autres poèmes, Chatenois les Forges : E.L.A. La Différence, 1994, p. 112.

400.

Nous pouvons sans doute interpréter autrement les mots « sarabande » et « branle ». Le premier peut désigner une « succession de gens qui courent, s’agitent », il est alors synonyme de « farandole » ; le second s’applique à une « danse en chaîne ouverte ou fermée ». REY-DEBOVE Josette et REY Alain, op. cit., article « branle » p. 257 et « sarabande » p. 2036.

Alors que le branle est une danse où un ou deux danseurs conduisent les autres - sens tout à fait plausible dans ce poème car « le spectre en tête se déhanche », la sarabande se danse par couples - ce sens est également acceptable puisque la mort prend les hommes et les femmes les uns après les autres. En utilisant ces deux termes, T. Gautier ne réactive-t-il pas le thème du double ? Si la danse est une sarabande nous sommes en présence d’une danse des morts, si elle prend la forme d’un défile, il s’agit d’une danse de la mort (nous traitons ce point dans la suite de ce chapitre).

401.

« La mort », Premiers vers, OEuvres poétiques complètes, Dijon : Nrf Gallimard, 1962, p. 11.

402.

SPIRE André, op. cit., pp. 156-157.

403.

Le Septième Sceau, scène où se joue la fin de la partie d’échec.

404.

Op. cit., pp. 8-9.