I.2.3. La mort et le nouveau-né.

La mort perd toute « humanité » lorsqu’elle s’attaque au symbole de l’innocence et de la fragilité : le nouveau né. Ce personnage est absent de la danse de Martial d’Auvergne ; lorsqu’il apparaît dans les danses médiévales, il semble que sa présence ne soit là que pour rappeler le terrible pouvoir de la mort à ceux qui oseraient encore en douter. Un des morts de la danse de Guyot Marchant s’adresse ainsi à l’enfant qui ne sait dire que « A.A.A. » :

« (...) Du jour de la naissance
Convient chascun a mort offrir :
Fol est qui n’en a congnoissance. 405»

La présence de l’enfant apporte donc la connaissance de la mort et sert à montrer la puissance de Dieu :

« Pour montrer que Dieu a puissance
Sur les grans et sur les petis,
Cest enfant morra en enfance,
Prendre en puet en son appetis. 406»

La mort est certes cruelle puisqu’elle semble choisir cet enfant au hasard, mais elle sait ménager l’esprit du lecteur en lui livrant quelques compensations. Le mort de Guyot Marchant dit ainsi à l’enfant qu’il lui épargne maintes douleurs car « Qui plus vit plus a a souffrir », et en bon chrétien l’enfant répond :

« Rien n’ay mesfait, mais de peur sue ;
Prendre en gré me fault, c’est le mieulx,
L’ordenance. Dieu ne se mue.
Ainsi tost meurt jeune que vieux.  407»

Il va même jusqu’à consoler sa mère en lui laissant sous-entendre que son âme sera nécessairement sauvée :

« Mer, ne plourez se m’en vois,
Je n’ay geres esté au monde,
A joye delivré m’en vois
Quand de pechié mortel suys monde. 408»

Ainsi, celui qui a la foi, verra dans la mort l’expression de la volonté divine ; il saura que son enfant, innocent, ne pourra qu’être admis aux côtés de Dieu. Comme pour adoucir cette séparation, dans les peintures qui accompagnent les vers, la mort prend ses précautions pour emmener le nourrisson. A la Ferté-Loupière, le squelette qui lui tend la main fait partie de ceux qui se sont drapés d’un suaire ; comme aux Innocents, il adresse un large sourire à l’enfant, et ce dernier le lui renvoie. La mort n’arrache pas l’enfant des bras de sa mère, elle s’approche du berceau et invite le petit à la suivre. Le squelette de la Chaise-Dieu remet en place son suaire afin de voiler le trou béant de son ventre et semble vouloir cacher ses orbites vides avec son bras gauche tandis qu’il approche sa main du nouveau né. La mort se dissimule, est-ce pour mieux surprendre l’enfant, par cynisme, ou bien a-t-elle tout simplement honte d’agir ainsi ?

Alors que l’enfant est avec le clerc et l’ermite l’un des derniers personnages des danses médiévales, nous le voyons ouvrir la danse de Ferdinand Barth. Le message semble rester le même :

« Was kaum das Lebenslicht erblickt,
Wird schon von rauher Hand gecknickt. 409»

La mort dissimule une grande partie de son squelette au moyen de son suaire et des couvertures qui enveloppent l’enfant, sa vision est toutefois insupportable car elle prodigue au nourrisson les gestes d’une mère. Assise auprès du berceau sur les montants duquel elle a posé ses pieds, elle le tient dans ses bras, pose sa tête contre son front et le berce doucement ; mais cette mère n’a plus de peau sur les os et son sourire édenté, ses yeux caverneux glacent le spectateur d’effroi, d’autant que l’enfant qui n’a rien senti n’essaie même pas de lutter et s’abandonne en toute confiance dans un sommeil sans retour. Le sourire cynique de la mort qui nargue le lecteur nous éloigne des oeuvres médiévales.

La mort qui emmène le nouveau-né dans la danse d’Auguste Hoyau, nous paraît beaucoup moins cruelle. Elle a pris l’enfant dans ses bras et le fixe avec un sourire maternel, si bien que ce dernier continue à dormir en toute confiance. Pour la circonstance, elle a délaissé ses os décharnés pour prendre l’apparence d’une nourrice sympathique vêtue de longues robes. Son crâne se cache sous une coiffe dentelée et la mort protège l’enfant en le recouvrant de sa cape. Au-dessus d’elle, trois petits anges virevoltent et semblent attendre la venue d’un nouveau compagnon de jeu. La mort nous délivre le même message que dans Le Mors de la pomme :

« Cher innocent, quitte ce monde
Où tu n’auras fait que passer.
Avec les anges vient jouer,
Ignorant le plaisir immonde. 410»

L’enfant, en quittant rapidement le monde terrestre, ne connaîtra pas la corruption. Le dessin est quant à lui tout à fait parlant : en ignorant le pêché, le nouveau-né gagne obligatoirement le Paradis. Cette vignette, placée juste avant celle qui représente la Mort et le vieillard, termine la danse macabre. La présence côte à côte, de l’enfant et du vieillard nous rappelle une fois de plus la puissance de la mort, mais la cruauté de cette dernière est ici voilée.Georges Kastner et Edouard Thierry se sont sans doute souvenus des paroles du Mors de la pomme. Lorsque l’enfant s’adresse à la mort pour lui annoncer qu’il est dans l’incapacité de la suivre :

« Comment veux-tu que j’entre dans ta ronde,
Moi qui ne marche pas ! »
Celle-ci lui ouvre les portes du Paradis en le transformant en petit ange :
« Quand vos petits pieds sont si frêles,
Enfant, je vous prête des ailes. 411»

Dans d’autres textes, l’enfant se métamorphose en fleur. Dans la danse d’Hans Holbein, alors que le squelette enlève l’enfant assis près du foyer sous les cris de la mère et du frère, le quatrain qui accompagne la gravure développe la métaphore de la fleur :

« Tout homme de la femme yssant
Rempli de misere, et d’encombre,
Ainsi que fleur tost finissant,
Sort et puis fuyt comme faict l’umbre. 412»

Nous retrouvons une utilisation semblable de la thématique florale dans ces vers de Verlaine :

« Telle qu’un moissonneur, dont l’aveugle faucille
Abat le frais bleuet, comme le dur chardon, (...)
Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre,
Passant comme un tonnerre au milieu des humains (...). 413»

L’image du bleuet renvoie sans doute à l’enfant, et celle du chardon au vieillard, et par le jeu des comparaisons, Verlaine, tout en respectant l’opposition jeunesse / vieillesse que l’on a vue dans les textes précédents, redonne une certaine fraîcheur au thème. Il étend par ailleurs la comparaison en faisant vibrer dans le coeur de ses lecteurs la corde de la justice : « Il s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels ». Ce dernier rapprochement laisse sous entendre que la justice engendrée par la mort, justice à laquelle croient beaucoup d’hommes, est aussi aveugle que celle rendue dans les tribunaux.

Ce texte, daté de 1858, est une réponse au poème de Victor Hugo414. Dans ce dernier la mort s’attaque également à l’enfant et les mères, seuls personnages à prendre la parole dans le poème, profèrent des paroles déchirantes : « Rends-nous ce petit être. / Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? » Mais le texte de Victor Hugo, contrairement à celui de Verlaine, se termine sur une note d’espoir :

« Derrière elle [la mort], le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d’âmes. »

Mourir n’est assurément supportable que grâce à l’intervention de cet ange, autre figure de l’enfant, dont l’antithèse avec la vision d’épouvante de la « faucheuse 415» illumine la fin du poème. « L’âme paraît universellement répandue, dans les êtres et les choses, sans qu’il soit possible d’établir de frontière entre le règne des vivants et le séjour des morts 416» . L’âme devient donc lumineuse, elle établit une communication entre les vivants et les morts.

Le nouveau-né de Victor Hugo, comme celui d’Auguste Hoyau rejoint l’univers des anges et peut-être devient-il l’un d’eux. Il retrouve ainsi l’enfant des danses médiévales qui, comme lui, n’avait pas eu le temps de se corrompre au contact de la vie terrestre. Paul Verlaine et Ferdinand Barth, ignorant le message chrétien, se rapprochent davantage de l’oeuvre éditée par Guyot Marchant, la tragique destinée de celui qui vient de s’éveiller au monde sert de moyen de démonstration à la mort : sa puissance ne connaît pas de limite. Il est par contre étrange de constater que seuls ces cinq auteurs évoquent la mort du nourrisson. Comment s’expliquer son absence dans les autres textes ? Ce thème était-il trop douloureux ou ne correspondait-il plus aux réalités d’une époque qui a vu diminuer la mortalité infantile ? C’est une autre hypothèse que je retiendrai peut-être : cette image ne se prêtait guère à la caricature et à la satire à l’heure où l’enfant prenait une place grandissante au sein de la société. Au moyen âge, l’enfant était un être parmi d’autres, à la fin du XIXe siècle, il commence à acquérir une place qui le portera peu à peu au centre des intérêts familiaux.

Notes
405.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 161.

406.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 237.

407.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486,op. cit., p. 161.

408.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 237.

409.

Die Arbeit des Todes, ein Todtentanz, München : Verlag von Braun & Schneider, 1867, p. 1.

« A peine le flambeau de la vie s’éveille,

qu’il sera déjà brisé par une main brutale. »

410.

Op. cit., « La Mort et le Nouveau-né », non paginé.

411.

La danse macabre, ronde, 22 mai 1845, KASTNER Georges, Les danses des Morts, dissertations et recherches historiques, littéraires et musicales, Paris : Brandus et Cie éditeurs, Librairie Pagnerre, 1852.

412.

Op. cit., p. 238.

413.

Op. cit., p. 11.

414.

Ce poème accompagne une lettre de Verlaine à Hugo, datée du 12 décembre 1858. Le jeune homme dédie ces vers à celui qu’il considère comme son maître.

415.

« Mors », Pauca meae, XVI, Les Contemplations, OEuvres poétiques, Tome 2, Bruges : Nrf Gallimard, 1967, p. 663.

416.

UGHETTO André, « Le thème de la survie dans Les Contemplations », Analyses et Réflexions sur « Les Contemplations » de Victor Hugo, La vie et la mort, Paris : Marketing, 1982, p. 131.