II.1.1. Une question longtemps posée.

Emile Mâle s’est arrêté sur la danse macabre de Guyot Marchant qu’il considère comme une « imitation un peu libre 417» de la fresque des Innocents. Il se demande si l’étrange momie qui accompagne le vivant est une personnification de la mort. « On le dit d’ordinaire, mais on se trompe. Les deux manuscrits de Saint-Victor », qui sont d’après cet auteur la copie des vers du cimetière des Innocents418, « n’appellent pas ce personnage « la Mort », mais « le mort ». Guyot Marchant fait de même. Le couple est donc formé, comme dit le texte de la danse macabre, « d’un mort et d’un vif ». Ce mort est le double du vif ; il est l’image de ce que sera ce vivant tout à l’heure. On croyait, au moyen âge, qu’en écrivant avec son sang une formule sur un parchemin, et en se regardant ensuite dans un miroir, on se voyait tel qu’on serait après sa mort. Ce rêve est ici réalisé : le vivant voit d’avance sa figure posthume. Guyot Marchant avait d’ailleurs intitulé sa danse macabre : Le Miroir salutaire419»

Cette théorie est fort séduisante puisqu’elle renforce l’idée de dualité déjà sous entendue par la notion de couple et facilite l’identification du spectateur puisqu’il pourra se reconnaître dans un corps vivant et se projeter dans son double cadavérique, ce qui n’est pas sans décupler la puissance du message véhiculé par les auteurs des fresques : ce n’est plus une image de la mort que le laboureur ou le chevalier pourra contempler mais la projection de sa propre déchéance. Le corps dont sortent les vers se teinte alors d’une réalité que l’on pourrait qualifier de traumatisante puisque plus rien ne vient séparer la représentation picturale du monde réel. Songeons, de plus, que la peste et la guerre abandonnaient çà et là des cadavres déjà attaqués par la décomposition et nous pourrions nous croire dans un scénario horrifique !

Toutefois, quiconque a pu voir les danses macabres ne connaît pas d’impression de nausée, nous sommes tout au plus surpris, dérangés et apeurés. Je pousserai même plus loin en affirmant qu’il se dégage parfois une sorte de sérénité de ces fresques. Le spectateur qui contemple ces gravures d’un autre âge se sent porté à réfléchir sur la mort sans se sentir pour autant partie prenante. Les danses n’ont rien d’effrayant et ceci est sans doute dû à l’existence possible d’un détachement qui ne pourrait avoir lieu si le squelette qui forme couple avec le promis de la mort s’incarnait dans celui-ci. Examinons les arguments d’Emile Mâle. Guyot Marchant intitule sa danse  Le Miroir salutaire . Ceci n’a rien d’original lorsque l’on songe aux paroles que les trois morts adressaient aux jouvenceaux des Dits :

« Segnour, regardés nous as vis
Et puis as cors ; nous, qui a sommes
Aviens l’avoir, voiiés quel sommes,
Tel serés vous et tels, comme ore
Estes, fumes, ja fu li ore,
Et aussi bel et de tel pris ;
Mais mors i a tel catel pris
Ke ne devise on pour deniers,
C’est de char, de cuir et de niers,
Dont poi sur les os nous demeure,

Et ce tant est plus noir de meure.
Mirés vous ci, ja fui je dus,

Nobles hom de corage et d’us,
Cis quens et cis autres marcis. 420»

Les vivants sont ici invités à réfléchir sur ce qui les attend. Le verbe « mirer » ne signifie pas « se regarder dans un miroir » mais « regarder, réfléchir, fixer sa pensée 421». Il me semble donc que Guyot Marchant, qui connaissait les Dits puisqu’il les a édités aux côtés des danses, donne à celles-ci le sous-titre de « miroir salutaire » en faisant référence à ces textes, il ne s’agit donc pas du miroir en tant que tel mais du reflet envoyé par ce dernier; le lecteur a sous les yeux un « exemple », « un modèle » sur lequel il peut porter sa réflexion. Cet appel aux Dits pour répondre à la question du double la résoudrait donc en partie puisque le mort ne serait pas la projection exacte du vivant. Cependant, une nouvelle piste se dessine : le cadavre peut-il être non pas la représentation de La Mort mais, comme dans les Dits, la représentation de personnages qui sortiraient de leurs tombes pour venir chercher ceux qui croient pouvoir échapper à l’inéluctable ?

Emile Mâle avançait un autre argument pour étayer son point de vue : « L’empereur, après avoir annoncé qu’il meurt à regret, ajoute ces vers singuliers :

« Armer me faut de pic, de pelle,
Et d’un linceul : ce m’est grant paine. 422»

Or, le mort qui le prend par la main est précisément drapé dans un linceul et porte sur l’épaule un pic et une pelle ; tel il est, tel sera bientôt l’empereur. Le mort apparaît donc comme un type précurseur ; c’est notre avenir qui marche devant nous. On comprend maintenant pourquoi on appelait la danse macabre « la danse des morts » et non « la danse de la mort  423». Pic et pelle sont les instruments courants du fossoyeur, et le mort qui précède l’empereur les porte en effet sur l’épaule gauche, mais ceci ne nous prouve en rien que ce mort soit le sosie de l’empereur ; ce dernier peut également prononcer ces paroles car il a vu le squelette les porter.... De plus, les autres personnages de la danse ne se distinguent par aucun signe distinctif renvoyant à la théorie du double. « M. Mâle cite l’empereur, son compagnon et les vers écrits au-dessous d’eux. Voilà qui appuie incontestablement la théorie qu’il propose. Mais l’enfant et son conducteur macabre le battent en brèche, car ce dernier personnage est de grande taille et s’il avait été le miroir du vivant, son double, ce qu’il sera demain, il aurait dû être évidemment réduit aux proportions d’un enfant mort ; ce qui n’est pas. 424» Alexandre Masseron fait également référence au texte de la Danza general de la Muerte qui serait, selon Seelmann et Mâle, une traduction d’un poème français du quatorzième siècle dans lequel est répété à plusieurs reprises « Dice la Muerte ». « L’édition latine, imprimée en 1490, de la danse macabre va, à travers plus d’un siècle, donner la main, avec les manuscrits récents dont parle M. Mâle, à la version espagnole, car elle porte toujours l’indication « Mors » et non pas « Mortuus ». 425» Les momies grimaçantes seraient alors des figures de la Mort.

Toutefois, Joël Saugnieux précise que l’on n’est passé que progressivement du personnage du mort à celui de La Mort. « A la différence de ce qui s’est produit en Italie ou en Espagne, la mort, en France, n’a été conçue que tardivement comme un être doté d’une véritable personnalité et caractérisé par certains attributs. Les morts de notre Danse ne sont pas des squelettes, mais des cadavres desséchés, des momies qui semblent vivre encore et qui n’appartiennent ni à ce monde ni à l’autre. 426» Liliane Guerry avait proposé la même interprétation : « ce n’est qu’un peu plus tard ( après les fresques des Innocents, de la Chaise-Dieu et de Kermaria ), que le mort est devenu la mort : il n’y a plus alors de personnification spéciale pour chaque figurant, le même squelette s’empare des « Vifs » l’un après l’autre (...). Tandis qu’il existait dans les premières Danses une différenciation dans l’aspect du personnage funèbre, suivant que celui-ci entraînait le pape ou le moine, l’empereur ou le modeste laboureur, désormais la Mort aura le même visage pour tous.  427» Je partage l’idée selon laquelle la mort n’a été que tardivement personnifiée en France, mais je ne pense pas que les distinctions dont parle Liliane Guery soient vérifiables : les momies grimaçantes de la Chaise-Dieu ou des Innocents ont toutes le même aspect. Le mort qui s’adresse au pape, dans les gravures de Guyot Marchant, n’a même pas pris la précaution de cacher les trous béants de son abdomen et de son ventre par un suaire, quant à celui qui se tourne vers l’empereur, il n’hésite pas à le prendre par le coude, de plus, le cardinal est arrêté dans sa fuite par deux cadavres qui agrippent chacun un pan de son habit. Le mort pose aussi bien la main sur l’épaule du roi que sur celle du marchand ou du moine... les morts ne me semblent ainsi guère moins irrévérencieux qu’à la Ferté-Loupière. Il ne faut donc pas chercher à voir, dans les cadavres desséchés qui accompagnent les vivants, une personnification de la mort. Les danses tardives comme celle de La Ferté-Loupière ne nous montreront jamais qu’un ensemble de squelettes presque anodins, armés de faux, de pelles ou d’autres instruments. Même la fresque du pont des Moulins de Lucerne, beaucoup plus tardive, ne personnifie pas la mort. Ceci est d’autant plus frappant que dans les scènes que l’artiste a composées, plusieurs cadavres sont souvent présents. Le sculpteur est ainsi frappé d’un coup d’épée par un squelette alors qu’à l’arrière plan un de ses comparses fait résonner les sons d’un fifre. « Le squelette qui se fait voir en compagnie de tous ces personnages, n’était pas, du moins à l’origine, la propre personnification de la Mort, mais seulement l’image de quelques morts (...). Ce ne sont que des morts sortis de leurs tombeaux pour assaillir les vivants et leur dispenser, il est vrai, les propres enseignements que, selon la doctrine catholique, la Mort en personne eût fait entendre. 428»

Les danses macabres poursuivraient donc la tradition des Dits et les morts seraient ainsi des ministres de La Mort, même s’il nous arrive parfois de relever de mystérieuses correspondances. Au couvent des Dominicains, le conducteur du chevalier porte une partie de cuirasse, celui de l’estropié a perdu son pied, celui du cuisinier est armé d’une broche, et le partenaire du cardinal porte un chapeau qui, si ce n’est la couleur, semble sorti des mains d’un même fabricant ! « Ainsi, sur le plan iconographique, la personnification de la mort s’émiette en s’individualisant à plusieurs reprises ; chaque cadavre est caractérisé par un geste, un instrument de musique, un outil de fossoyeur, et même par un insigne ou une partie de l’habillement de sa victime. 429» Mais nous ne pouvons en aucun cas affirmer, même si cela est tentant, que le cadavre soit le sosie de sa victime et que le spectateur puisse clairement s’identifier dans tel ou tel personnage. En effet, pourquoi, dans cette même fresque de Bâle, ne retrouve-t-on pas systématiquement des correspondances au sein des couples ? Les momies qui sont au côté du pape, de l’empereur ou du comte ne portent aucun objet appartenant à l’un ou à l’autre ; le cadavre qui gesticule devant le joueur de fifres s’exerce au violon...

Une autre fresque, celle de Kermaria-Nisquit , juche des têtes d’animaux sur les bustes des squelettes, sans doute pour donner un caractère plus effrayant aux revenants ou pour les transformer en personnages de l’Enfer. Toujours est-il que dans cette oeuvre, la recherche de sosies s’avère totalement impensable. « Les squelettes sont volontairement identiques ; les personnages de chair portent, grâce à leurs vêtements, des marques distinctives mais que le temps oblitère. 430»

On pourrait encore objecter que les squelettes de la Danse macabre des femmes portent quelques cheveux épars sur leur crâne431 et qu’ils figurent ainsi le double féminin, mais si l’on regarde attentivement la première danse éditée par Guyot Marchant, l’on se rend compte que les momies qui côtoient le cordelier et l’ermite portent encore des cheveux sur leur crâne, or, il s’agit d’une danse des hommes.

Il semble donc évident que, même si certains artistes ont poussé le trait pour semer le doute, le cadavre qui entraîne le vivant dans la mort n’est pas le sosie de ce dernier et qu’il ne correspond pas davantage à une personnification de la mort. Poursuivant la tradition des Dits, les morts sont sortis de leur tombe, et plusieurs fresques les montrent d’ailleurs, comme à Bâle, invitant les vivants en jouant de la musique devant la maison des os, comme si par magie les crânes, les tibias et tous les autres os que l’on voit déborder de l’ossuaire s’étaient de nouveau assemblés pour l’occasion ! Des ressemblances s’esquissent parfois à l’intérieur du couple, mais celles-ci n’ont d’autre but que d’alarmer le spectateur. Ce qui s’offre avant tout à notre vue, ce sont les différents états de la décomposition corporelle : chute des cheveux et des dents, assèchement de la peau, ouverture des entrailles, cohabitation avec les vers... et c’est bien dans ces images et non dans quelques attributs épars que chacun peut voir ce qu’il adviendra un jour de lui !

Notes
417.

Op. cit.,, p. 365.

418.

« Il y a, à la Bibliothèque Nationale, deux manuscrits de Saint-Victor, qui nous donnent un long dialogue en vers français entre des morts et des vivants. Or, en tête des deux volumes, dans les deux tables des matières, on lit cette rubrique, qu’accompagne le chiffre exact de la page où commence le dialogue : « Les vers de la danse macabre, tels qu’ils sont au cimetière des Innocents. » Aucun doute n’est possible : nous avons là une copie authentique des vers qui étaient inscrits sous les personnages de la fresque. Les deux manuscrits de Saint-Victor paraissent être de la première moitié du XVe siècle, et de fort peu postérieurs à la peinture ; les vers ont été transcrits par quelque religieux de l’abbaye dans toute leur nouveauté ». Ibid., p. 363.

419.

Ibid., p. 365.

420.

CONDE Baudoin de, op. cit., vers 68-81, pp. 57-58.

421.

REY A., op. cit., article « mirer », p. 1251.

422.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 145.

423.

Op. cit., p. 365. ( Seule la danse de Carisolo, datée de 1519, accompagne l’enfant d’un personnage de même taille. La théorie du double pourrait ainsi s’appliquer dans les fresques les plus récentes. )

424.

Op. cit., p. 537.

425.

Ibid. , p. 537.

426.

Op. cit., p. 20.

427.

Op. cit.,, p. 61.

428.

DIMIER Louis,op. cit., pp. 14-15.

429.

TENENTI Alberto, op. cit., p. 28

430.

CATHLIN Léon, op. cit. , pp. 247-248.

431.

Ceci constitue un des autres argument de M. Mâle, op. cit., se reporter à la page 377.