II.1.2. Les danses contemporaines.

II.1.2.1. Les morts ou la Mort  ?

Les danses illustrées se situent dans le prolongement des oeuvres médiévales et nous donnent ainsi l’impression de marcher dans les pas des oeuvres les plus tardives.

La danse d’Auguste Hoyau exploite très clairement le thème du double. L’auteur réactualise le motif du couple « mort / vif » en plaçant ses personnages côte à côte dans un décor parfois sommaire, proche du décor de théâtre : piliers de l’assemblée pour le député, trottoir et maisons suggérées par de simples fenêtres pour le camelot, éclat d’obus et nuages de poussière pour le soldat. Cette simplicité de l’arrière-plan nous renvoie aux premières fresques. Les personnages qui forment couple sont fort proches : la mort revêt une soutane noire pour s’adresser au pape, elle se pare d’un smoking noir pour s’emparer de la sacoche du député qui porte des habits semblables, elle s’approche du religieux dans une robe de bure nouée par un cordon, conseille la cuisinière sous les traits d’une dame d’âge portant coiffe et châle long sur une robe à volant, compare sa faux à celle du moissonneur ; mais le plus marquant reste sans doute l’émissaire de la coquette surprise en train de se farder : le squelette a serré autour de sa taille de « guêpe » une jupe élégante qu’il retient de sa main momifiée...

Cette dualité s’estompe en plusieurs endroits pour être remplacée par des rapports que l’on retrouve entre maître et valet, supérieur et inférieur hiérarchique. C’est sous l’apparence d’un soldat montant la garde avec une faux qu’elle s’adresse en ces termes au général :

‘« Excusez-moi, mon général,
Il vous faut descendre la garde ! 432»’

Elle prend la place du jockey pour serrer la main de l’agioteur, se fait camelot pour montrer au journaliste cossu qu’il ne sera plus désormais qu’un « fait divers 433», se glisse parmi les jurés pour écouter la plaidoirie de l’avocat, se fait garçon de recette et refuse l’argent du chéquard, devient directeur maniant la canne et se couvrant d’un chapeau haut de forme pour reprendre la baguette des mains du professeur... Elle est enfin l’adjoint de la somnambule qu’elle hypnotise à jamais et du clown à qui elle tend un cerceau brisé.

D’autres figures ne peuvent en aucun cas représenter le double des vivants qu’ils accompagnent vers la mort, ainsi en est-il du gentilhomme qui interrompt le combat des duellistes ou de la mère qui berce le nouveau-né. L’absence totale de dualité apparaît également lorsque le couple est composé de personnes de sexes différents : une vielle femme accompagne le vieillard dans un cimetière, une muse offre une couronne de laurier au peintre et une femme couverte de haillons entre dans le salon guindé du milliardaire. Nous pouvons sans doute voir dans ces personnages féminins une représentation de la mort personnifiée, cette hypothèse peut-être étayée par le titre qui précède chacun des quatrains de la danse : le personnage qui s’adresse au vivant s’appelle toujours « La Mort ».

L’auteur a ici exploité le thème du double mais ne l’a pas généralisé puisqu’une partie de sa danse présente un nouveau personnage que l’on retrouvera chez Ferdinand Barth, celui de l’adjoint de la victime. D’autre part, c’est bien le personnage de La Mort qui se montre à plusieurs reprises sous les traits d’une femme, et c’est elle qui ouvre la danse en brandissant l’os du chef d’orchestre. Mais, une fois de plus, tout est fait pour perdre le lecteur : le texte parle toujours de « La Mort » mais la page de couverture nous montre la Mort jouant du piano entourée d’un quatuor de cadavres musiciens. Est-ce donc avec la Mort ou avec ses émissaires que les vivants ont maille à partir ? Le doute ne sera jamais tout à fait résolu !

Nous retrouvons dans la danse de Ferdinand Barth434 une partie des détails troublants que nous avons observés à Bâle : la mort s’empare parfois des attributs de ses victimes. Elle se coiffe de la casquette du cheminot pour pouvoir se glisser auprès du conducteur engourdi par le froid et saisit la manette qui commande l’arrivée de la pression ; elle tend sa flûte de champagne vers le bon vivant assoupi par le festin et casse le verre de ce dernier en trinquant avec lui ; revêtue du costume tyrolien elle soutient de sa perche le pied malencontreux d’un jeune alpiniste auquel elle annonce sa fin imminente « So wird der Abgrund euer Grab 435» ; enfin, elle se pare d’un chapeau farfelu qu’elle noue très soigneusement autour de son cou grâce à un ruban bien lissé et porte avec elle le catalogue de mode de Paris pour se rendre auprès de la coquette.

En d’autres endroits la mort perd les caractéristiques du double pour prendre celles du compagnon de la victime. Habillée d’un smoking elle prend l’éventail des mains de l’amoureuse, se glissant à la place de la mère elle berce l’enfant dans ses bras décharnés, elle s’offre comme escorte aux passagers qui montent sur le navire et sert de croupier au joueur invétéré. Ainsi, la mort se « fond » parfois complètement dans l’action représentée, comme si elle s’amusait à observer ses victimes vaquant à leurs activités quotidiennes avant que de les saisir. Ses paroles le soulignent lorsqu’elle se métamorphose en vendeur de tabac. Vêtue d’un manteau, coiffée d’un chapeau oriental et fumant la pipe, elle propose sa marchandise à de jeunes garçons qui sont tout aise de se faire allumer leur cigare par un adulte :

‘« Unmerklich, ’s scheint Genuβ zu sein,
Schleich’ in des Knaben Brust ich ein.  436»’

Le thème du double est ici exploité puis dépassé, la mort s’empare des objets de ses victimes ou se glisse à leur insu à leur côté afin de nous montrer sa puissance ; il semble que l’auteur ait utilisé ces artifices pour intégrer la mort dans ses médaillons, pour lui ôter le caractère statique que lui conférait le titre de simple partenaire dans le couple traditionnel. Ferdiand Barth, par ce procédé, rejoint la technique utilisée par Hans Holbein et Kaspar Meglinger. La mort devient un véritable personnage, elle se glisse dans notre vie à notre insu, se cache sous les vêtements de ceux que nous connaissons et seul le lecteur, contrairement aux gravures d’Hans Hollbein, semble voir que la tête de la mort n’a plus de peau, que son sourire est édenté...

Notes
432.

Op. cit., « La Mort et le Général ».

433.

Ibid., « La Mort et le Journaliste ».

434.

Voir annexe 5 pour des indications sur cet auteur.

435.

Op. cit., p. 16.

« Ainsi, ce gouffre sera votre tombe ».

436.

Ibid., p. 15.

« Imperceptible, - cela a l’apparence de la jouissance, -

Je m’introduis dans la poitrine des garçonnets ».