II.2. Mort sèche, mort humide.

La représentation de la putréfaction du corps n’est pas apparue pour la première fois dans les danses macabres. Ce thème trouve son origine dans les Dits des trois morts et des trois vifs.

II.2.1. Les Dits des trois morts et des trois vifs.

Dans ces textes, « les morts se présentent aux vivants non sous l’aspect de fantômes, mais de cadavres en pleine décomposition ou de squelettes. Cependant, malgré la nouveauté de ce motif, on peut signaler quelques conceptions plus anciennes, qui semblent avoir avec lui une certaine analogie.

On trouve dans les Vitae Patrum une légende frappante : Saint Macaire, ayant trouvé un crâne dans le désert, le toucha d’une baguette et le crâne lui décrivit les supplices infernaux.

On peut citer encore les diverses rédactions du Débat du corps et de l’âme. Nous y voyons l’âme et le corps s’entretenir tantôt au moment de leur séparation après la mort de l’homme, tantôt longtemps après la mort.

En outre, il faut remarquer que la description réaliste du cadavre en putréfaction qu’on trouve dans les poèmes des trois morts et des trois vifs n’est point une nouveauté dans la littérature : on en rencontre de semblables dans le Débat du corps et de l’âme. Innocent III a tracé un tableau poignant du corps en décomposition dans son traité : De comptemtu mundi. Ce qui est nouveau dans nos poèmes, c’est que les cadavres décharnés se raniment et se montrent ainsi aux vivants 451». La force de cette apparition tient surtout au fait que les cadavres sont décrits de façon très minutieuse par les trois jeunes gens :

« Bien voi k’en lor bouce dedens
I a grant defaute de dens. 452»
« Ainc mains ne vi tant d’escars nés
Nul n’en ont, ni oeul, ni orelle. 453»
« Voiiés, tout troi n’ont poil en cief,
Oeul en front, ne bouce, ne nés,
Ne vis (...).454»

La description atteint les limites du soutenable lorsque les vers font leur apparition :

« Si voient que mors les a pres
Mené, et après mort li ver,
Par maint tans, l’esté et l’iver.455»,
« Molt par fu boins ouvriers destruit
Ki de terre les a atains ;
Bien pert, solaus les a atains,
Tains les a et vers descarnés. 456»

Jurgis Baltruisaitis relie cette désagrégation progressive du corps aux neufs état définis en Orient457. Selon lui, en Occident, la progression vers le néant traverse des stades similaires : « A Subiaco, le premier des trois cadavres est encore presque inchangé. Sauf le raidissement, il n’y a pas trace de désagrégation. Il correspond à ce qui, en Extrême-Orient, est le premier état. Le deuxième commence à se décomposer et le troisième est en complète putréfaction. Tous les indices du quatrième état s’y manifestent avec exactitude : les membres sont encore couverts de chair mais on voit déjà « les squelettes de la poitrine et de la tête ». Les phases de destruction son enseignées aux trois vivants avec méthode. 458» Ce sont les mêmes momies squelettiques que nous allons retrouver dans les danses.

Notes
451.

GLIXELLI Stefan, op. cit., pp. 27-28.

452.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », GLIXELLI Stefan, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Abbeville : Librairie ancienne Honoré Champion, 1914, v. 43-44, p. 76.

453.

Ibid. v. 100-101, p. 78.

454.

CONDE Baudoin de, op. cit., v. 60-62, p. 57.

455.

Ibid, v. 24-26, pp. 54-55 .

456.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », op. cit., v. 96-99, p. 78.

457.

Un poète chinois du XIè siècle nous propose une version des « Neuf états d’un corps après sa mort » :

- Premier état : le visage livide. Sa beauté s’évanouit comme celle d’une fleur.

- Deuxième état : le corps gonflé. Le corps autrefois si beau est maintenant misérable.

- Troisième état : le corps tuméfié. Comme la vie est passagère.

- Quatrième état : le corps en putréfaction. Les squelettes de la tête et de la poitrine deviennent apparents. Ne subirons-nous pas malgré tout le destin du corps ?

- Cinquième état : le corps est la proie des animaux. Son ventre s’ouvre. Nulle part nos corps n’échapperont à la destruction.

- Sixième état : le corps est pourri et devient vert. Le squelette encore teint de sang est dépouillé de sa chair. Comment ne penserions-nous pas que notre corps sera dévoré par les chiens ?

- Septième état : le corps n’est plus qu’un squelette dont les membres sont encore réunis. Ce n’est que la chair qui distingue l’homme de la femme, leurs squelettes sont les mêmes.

- Huitième état : les os du squelette sont brisés et épars. Tout ce que nous aimons le plus à contempler d’un corps se pourrit et s’évanouit en poussière.

- Neuvième état : une vieille tombe au milieu de la végétation luxuriante. Lorsque nous venons visiter une tombe sur le mont Toribé, voyons-nous autre chose que des gouttes de rosée sur cette tombe ?

BALTRUSAITISJ., op. cit., p. 255.

458.

Ibid., p. 239.