II.2.2. Les danses médiévales.

Les emprunts des danses macabres aux Dits s’expliquent aisément lorsque l’on sait que ces deux thèmes ont souvent été représentés ensemble sur les murs des églises ou qu’ils furent associés par les imprimeurs. D’après Philippe Ariès, le macabre médiéval « commence après la mort et s’arrête au squelette. Le squelette desséché, la « morte secca », fréquente au XVIIe siècle et encore au XVIIIe, n’appartient pas à l’iconographie caractéristique du XIVe au XVIe siècle. Celle-ci est dominée par les images répugnantes de la corruption : O charoigne qui n’es mais hon  459». En réalité, si l’on regarde les fresques de plus près, l’on s’aperçoit que tout n’est pas aussi tranché.

Certaines danses vont montrer, à la manière des Dits, les différents états de la décomposition corporelle ; toutefois, le thème de la danse qui ne peut se conceptualiser sans l’image du défilé et sans l’idée de mouvement, va empêcher de fixer les phases de la décomposition. Dans la danse de Guyot Marchant l’on rencontre ainsi, sans souci d’ordre, des squelettes plus ou moins attaqués par le temps : ceux qui s’adressent au patriarche et au connétable sont semblables à des corps que l’on aurait embaumés et qui se seraient desséchés au contact de l’air, la peau s’est étirée sur les os et laisse saillir les vertèbres de la colonne, les côtes du thorax, les articulations des pieds et des mains. Un de leur compagnon peut encore minauder devant l’abbé ; il lui reste quelques cheveux sur le crâne, son suaire s’est transformé en jupette comme pour faire oublier les plaies qui commencent à suinter de ses jambes. L’abbé, quant à lui, fait bonne figure à ce mort « présentable », comme s’il feignait de ne pas voir le squelette qui le retient par le pan gauche de son habit. Ce dernier se sert de son suaire comme d’une cape, et, tel un acteur fier de son corps, bombe le torse pour offrir au spectateur la vision de son ventre béant où s’attardent les vers. Le mort qui se tourne vers le maître représente un autre état de la décomposition, la peau commence à se craqueler au niveau du bas ventre alors que le squelette qui emmène le pape est rongé en deux endroits par les vers, au niveau du bas ventre et du thorax ; quant au mort qui salue le public, s’il a encore toute sa peau sur les os, les vers ont envahi la place qui sera bientôt une béance.

La fresque de la Ferté-Loupière, inspirée de celle de Paris, utilise les mêmes procédés de représentation, celle de Bâle fait gigoter de gigantesques lombrics, plus proches du serpent que du ver sont des cadavres desséchés. Certains sols ont la propriété de conserver les morts. On montre à Saint-Michel de Bordeaux et à Saint-Bonnet-le-Château, dans les ténèbres d’une crypte, de hideuses momies, qu’un long séjour dans l’argile a parcheminées ; on en montrait jadis de pareilles en plusieurs lieux. Voilà les modèles de nos artistes du moyen âge. Le cadavre momifié est plus effrayant que le squelette : il semble vivre encore une vie affreuse. Ces larves, qui dansent, sautent sur un pied, sont presque vraisemblables ; on dirait quelque svelte étudiant qui n’a ni ventre, ni mollet. 460» La momie est sans aucun doute plus terrifiante que le squelette, mais elle est presque rassurante lorsqu’elle est mise en parallèle avec des corps tuméfiés, livrés aux attaques des vers et du temps...

Enfin, certains artistes ont substitué au corps de la momie, sans doute jugé trop répugnant, des corps d’hommes « vivants ». Les danses de Berlin et de Strasbourg figurent ainsi de véritables « morts-vivants ». « La Mort, figurée non comme un squelette, mais comme un corps humain amaigri et émacié, et drapé d’un suaire, se saisit du pape. 461» Le mort ne se différencie du vivant que par sa nudité et par sa calvitie fort avancée !

Des oeuvres plus tardives, les danses de Bleibach ou de Hasle ne mettent en scène que des squelettes. Certaines oeuvres, et notamment celle d’Hans Holbein, ont pour particularité de réunir les types extrêmes du squelette et de la momie. Un des personnages de la danse de Bâle, celui qui guide le docteur au son de sa flûte, est un simple squelette. De même, dans la danse de Wolhusen, un squelette accompagne le vieil homme alors que tous les autres morts sont momifiés. La danse du Pont des Moulins mélange les squelettes à des momies qui semblent représenter des hommes qui viennent juste de mourir. Seuls les yeux, le nez et les dents ont disparu, comme si une tête de mort avait été assemblée à un corps bien portant. Toutes les étapes de la décomposition sont passées sous silence. Il semblerait donc qu’en s’éloignant de l’influence des Dits, la danse ait gagné en sobriété. Aux portes de la Renaissance, la momie et le squelette se partagent la danse, mais il est difficile de savoir à quel moment ce dernier est entré en scène. Selon Edelgard E. Dubruck, celui de Bâle n’appartiendrait pas à la première version de la fresque : « Still in the fifteenth century, the science of anatomy was in its infancy ; it was not until 1578 that a skeleton with exact proportions appeared in a Dance of Death, that of Greater Basle. A Netherlander named Kluber had been entrusted with the renovation of the older dance, and he inserted the skeleton in question which was to address the Physician in verse which is in the language of the sixteenth century and hence more modern than the other stanzas : « Doctor, observe my anatomy, whether it is rightly made, for you have executed many a one who now looks just like me. 462»

Les textes des danses se rapprochent davantage d’une conception chrétienne de la mort. Dans la première version de la danse éditée par Guyot Marchant, le roi couronné évoque l’état de décomposition du corps après la mort :

« Vous qui en ceste portraiture
Veez danser estas divers,
Pensez que humainne nature
Ce n’est fors que viande a vers.
Je le montre, qui gis envers,
Si ay ie este roy couronnez.
Tels seres vous, bons et pervers :
Tous estres sont a vers donnes. 463 »

Le mort rappelle au curé qu’il sera « aux vers donné 464» et annonce avec cynisme à l’abbé, « gros et gras » : « Tost pourrirez a peu daye / Le plus gras est premier pourry 465». L’homme est ainsi, d’après l’auteur du Mors de la pomme, « serf de porreture 466», son corps est « plus vil que terre 467».Enfin, le mort annonce à l’amoureux que son corps devra bientôt subir la première étape de la décomposition,

« Ja toste vous changeres coleur
Beaute nest quimage fardee. 468»
alors que la demoiselle en a pleinement conscience :
« Je suys dolante et esperdue,
Quant en moy mirant je regarde
Ma beauté qui sera perdue. 469»

Ces textes font mention de certaines étapes de la décomposition, mais ils ne s’arrêtent jamais dessus, ils n’évoquent l’état de pourriture que de façon discrète, au contraire des Dits qui se complaisaient à décrire le processus avec force détails. Nous sommes également fort loin du poème de Nesson, les Vigiles des Morts (~ 1425), où Job nous énumère sans ménagement « les ordures que les corps pissent 470» ! D’autre part, ces quelques esquisses de la corruption du corps mort sont contrebalancées par l’image du corps transformé en cendre.

Le chartreux nous annonce la séparation du corps et de l’âme :
« Ja sait que tout homme craint mort
Puis que la char est assouvie.
Plaise a dieu que lame ravie
Soit es cielz après mon trepas.  471»

Et le roi, saisi par la mort, rappelle aux hommes les paroles de la Bible,

« C’est à la sueur de ton visage
que tu mangeras du pain
jusqu’à ton retour au sol,
car de lui tu as été pris.
Car poussière tu es
et à la poussière tu retourneras. 472»
« Qui moing se prise plus est sage
En la fin fault devenir cendres. 473»
que le mort dispensera au moine,
« Tantost aurez la bouche close
Homme nest fors que vent et cendre
Vie domme est moult peu de chose. 474»

Selon la conception chrétienne, les corps ne servent qu’à abriter les âmes qui « desirent salvation 475» pendant leur vie terrestre, et après la mort, qui « sera separation / D’ame et de corps 476», « Vile et noire comme cendree / Gist la char 477».

Notes
459.

L’homme devant la mort, tome 1, op. cit., pp. 112-113. ( cite Pierre de Nesson, Vigile des Morts, « Paraphrase sur Job »).

460.

MALE E., op. cit., p. 366.

461.

REINHARD A., op. cit., p. 30.

462.

Op. cit., p. 542. Voir aussi Clark J., op. cit., p. 63.

« Jusqu’au XVe siècle, la science anatomique était encore à ses débuts ; il fallut attendre 1578 pour qu’un squelette précisément proportionné apparaisse dans une danse des morts, celle du grand Bâle. On confia la restauration de la vieille danse à un néerlandais du nom de Kluber, et il inséra le squelette en question qui devait s’adresser au médecin. Les vers relèvent du langage du XVIe siècle, d’où leur caractère plus moderne que ceux des autres strophes : « Docteur, observe mon anatomie, si elle est correctement faite, vous qui en avez réalisé plus d’un qui aujourd’hui me ressemble ». »

« Un débat est ouvert sur l’époque où la mort n’est plus présentée comme pourriture, mais ne se trouve figurée, « sèche », que par le squelette. Nous notons qu’aux corps « morts, pourris, puants » évoqués par le Premier Mort dans la Danse de 1486, une censure est opposée dans notre édition de la fin du XVIIe siècle ; un texte édulcoré s’y substitue , mais quelques pages plus loin reparaissent d’autres pourritures, d’autres puanteurs. De même, le chapitre III des Quatre fins dernières - « qui sont les effets de la mort » - reste dans l’édition de 1727 marqué par un macabre rigoureusement médiéval. » FAVRE R., La fin dernière, op. cit., p. 59.

463.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents, op. cit., p. 31.

464.

Ibid., p. 28.

465.

Ibid., p. 21.

466.

ANONYME, Mors de la pomme, op. cit., p. 226.

467.

Ibid. p. 247.

468.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents, op. cit., p. 26.

469.

ANONYME, Mors de la pomme, op. cit., p. 239.

470.

NESSON Pierre de, « Job », PAQUETTE Jean-Marcel, Poèmes de la Mort de Turold à Villon, Paris : Union Générale d’Edition, 1979, p. 219.

471.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents, op. cit., p. 24.

472.

« Genèse », Ancien Testament, La Bible, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, Tours : éditions du Seuil, 1973, p. 42, 3-19.

« Tout va au même endroit, tout vient de la poussière et tout retourne à la poussière ». « Ecclésiaste », Ancien Testament, La Bible, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, Tours : éditions du Seuil, 1973, p. 1344, 3-20.

473.

ANONYME, La Danse Macabre des Saints Innocents, op. cit., p. 17.

474.

Ibid., p. 25.

475.

AUVERGNE M., op. cit., p. 266.

476.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 229.

477.

Ibid., p. 240.