Lorsque nous nous rapprochons de notre époque, nous pouvons noter que les danses qui font référence aux textes médiévaux nous présentent un personnage qui oscille entre deux mondes. Les morts d’Auguste Hoyau ont figure humaine, ils ont parfois perdu quelques dents, montrent ci et là des orbites vides et l’on croit deviner les os du thorax saillant sous le pourpoint du mort qui s’adresse au savant. « Ces danseurs étaient-ils des morts ou des vivants ? 478», se demande le narrateur de la danse macabre d’Alcide Ducos du Hauron. Ailleurs, le chevalier qui est convié à la danse rencontre une « étrange dame » :
‘« Sur ses côtes à jour pend, comme sur un gril,ceci aurait de quoi décourager tout homme épris d’érotisme, d’autant que la comparaison, d’un goût douteux, renvoie plus à la bête égorgée qu’à la sensualité féminine, mais le galant homme ne s’arrête pas à ce genre de détail ...
Ici, c’est l’esprit chevaleresque qui transforme le cadavre en beauté ; là, c’est l’habileté du peintre qui permet cette métamorphose :
Le thème du double s’est ici déplacé du sosie vers le cadavre. La chair « vivante », le « visage rose » de la femme cache au regard le « crâne caverneux » de la mort. Le lecteur reçoit de plein fouet cette vérité : chacun de nous porte en lui un squelette caché qui ne sera découvert qu’après notre mort, notre double ne se donne pas à voir dans un miroir telle une figure fantasmagorique sortie de notre imagination délirante ; nous portons en nous notre double, et, il nous appartient de déceler ou de cacher la mort qui danse dans notre corps ; nous sommes libres de prendre conscience de notre finitude ou de l’ignorer.
Inversant le thème, Paul Lacroix nous décrit comment les artifices des comédiens peuvent faire croire au spectateur que la mort a pris place sur les tréteaux : « Il était entièrement nu, sauf un linceul assujetti autour des reins par une décence inutile, et flottant sur ses épaules ; un lambeau de cuir ensanglanté pendait pour imiter la place du ventre ouvert et les entrailles à jour, selon l’usage connu de caractériser la Mort. Cette fantastique nudité mettait en relief les formes aiguës du squelette, le parchemin terreux qui l’enveloppait, et l’alliance bizarre de la mort avec la vie. 482»
Bossuet évoquait cette liaison constante qui existe entre la mort et la vie : « tout nous appelle à la mort. La nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser plus longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et qui doit être éternellement dans le commerce ... 483» Alors qu’il pénètre dans la chapelle de Kermaria, Léon Cathlin découvre, dans la sacristie, des crânes placés dans de petites boîtes. Cette coutume bretonne « de déterrer et de recueillir le crâne des morts 484» lui rappelle que « la mort ne nous quitte jamais. Du jour de notre naissance, nous promenons avec nous, en nous, notre squelette. Parfois, quand nous nous y attendons le moins, un craquement sec nous avertit de cette présence intime. Et toujours, même dans nos joies, nos os apparaissent sous leur enveloppe de chair. Quand nous rions, notre crâne montre les dents ». Cette réflexion rappelle à sa mémoire les paroles de Job : « Mais oui, me dis-je, nous sommes tous faits, comme des vers de terre, de la pourriture de ceux qui nous ont précédés ; et nous pouvons à l’exemple de Job, dire à la pourriture : « Vous êtes ma mère » et aux vers : « Vous êtes mes frères ». 485» Léon Cathlin, en évoquant le squelette qui se cache sous notre enveloppe de chair reprend le même motif que Théophile Gautier, ce dernier l’ayant emprunté à Holbein. Par contre, en faisant référence à la pourriture de notre corps, il redonne vie aux thèmes mis en place par les Dits des trois morts et des trois vifs.
C’est une atmosphère identique à ces poèmes que l’on rencontre dans la danse de Pierre Jean Jouve qui se détache, par sa structure, des oeuvres médiévales. Les « cadavres », abandonnés sur les champs de bataille, sont
La mort se complaît à décrire la décomposition des morts, de « ceux de six mois », de « ceux de deux jours », du « compagnon qui rigolait la veille 487» :
Les hommes épris de liberté dénonceront l’abandon de ces corps sans sépulture, livrés aux attaques du temps et des armes :
L’auteur décrit l’éclatement du corps humain, « la bouillie des viscères jusqu’en bas », « la face bouffie », les yeux, le coeur... Tous les organes vitaux sont déchirés par les obus ; l’homme est crucifié, son cadavre est « cloué par la gorge à des planches » ; les restes humains sont dévorés par les vers, les « géants pétrifiés » sont « arcboutés », « leur mâchoire avalant des vers 490». La description de la pourriture s’arrêtait, au moyen âge, aux attaques des vers sur un corps mal identifié. Ici, l’auteur nous explique le cheminement des vers dans ses moindres détails, tous les organes fragiles, puisque cachés par notre chair, sont disséqués par les obus et par les vers. L’aspect insoutenable de ces visions est accentué par l’évocation des armes inventées par les hommes et qui servent à dépecer le corps, à le labourer, à le taillader... Toutefois, l’horreur ne se limite pas à cette partie du champs de bataille ; ailleurs, des hommes se retrouvent enterrés sous la terre soulevée par les mines. Devenus « cadavres vivants », semblables à des bêtes, ils cherchent leurs chemins parmi les décombres humains :
En s’éloignant du modèle médiéval, la représentation de la mort passe généralement par le squelette. La mort de Ferdinand Barth garde encore quelques traits de la momie ; les os du thorax, des bras, des mains et des mollets sont recouverts d’une fine couche de peau momifiée, mais il arrive, comme dans le médaillon représentant la mort avec le nouveau né, que le squelette n’ait plus de peau sur les membres supérieurs. La volonté de l’artiste semble ici très claire : en dénudant son cadavre, il le rend plus effrayant. La mort d’Alfred Rethel n’a plus qu’un peu de peau sur les mains, elle semble avoir les doigts « palmés ». Ces deux figures sont très souvent accoutrées d’habits humains : bottes, manteau, veste, cape, chapeau... comme si la mort voulait passer « incognito », ce qui est une autre manière de montrer que la mort nous côtoie chaque jour sans que nous y fassions attention.
Dans les poésies du XIXe siècle, la mort n’est esquissée que par quelques traits : « Le blanc squelette se fait voir », il a les « os pointus » et « rit de son large rictus », il est certes peu fréquentable, mais « la couleur blanche 492 » dont le revêt Holbein lui ôte toute répugnance. Dans « Les joyeusetés du trépas », il fait figure de gai luron lorsqu’il pose « sur son crâne jaune / La couronne arrachée au roi 493»... nous sommes bien loin de la mort dépeinte par Victor Hugo et Paul Verlaine. Cette dernière ne se voile pas derrière des habits ou des sourires, « Noir squelette laissant passer le crépuscule 494», elle nous conduit tout droit dans les profondeurs des ténèbres, ce n’est plus qu’un « monstre » aux « livides mains » qui « plonge » ses « ongles de vampire 495» dans le coeur des enfants.
Ce n’est ainsi pas tant la présence du squelette ou de la momie qui effraie le lecteur ou le spectateur que la manière dont ce personnage est décrit. La couleur noire, au contraire du blanc, le rend sordide et repoussant ; la présence du nouveau-né à ses côtés, nous glace d’effroi, au contraire de celle du vieillard qui nous paraît plus naturelle.
En passant du moyen âge au XIXe siècle, la mort humide est devenue vivant mort ou squelette, c’est-à-dire mort sèche. Toutefois, les artistes qui ont peint ou décrit les danses n’ont jamais réellement exploité le thème du cadavre en décomposition. Celui-ci ne semble servir que de référence. Lorsqu’il est utilisé, comme cela est le cas dans l’oeuvre de Pierre Jean Jouve, sa fonction première n’est plus de rappeler à l’homme ce qui attend son corps après la mort ; la pourriture est décrite avec force détail, mais elle sert avant tout à dénoncer l’absurdité et la sauvagerie de la guerre.
Les danses médiévales nous décrivaient une société chrétienne bâtie sur le système des trois ordres. En faisant alterner laïcs et clercs et en établissant une hiérarchie entre les personnages elles ne consacraient qu’une faible place aux représentants du peuple. Les danses « contemporaines » nous décrivent une société totalement différente. L’Eglise a perdu sa place prédominante et inversement la foule anonyme qui figurait le peuple sur les anciennes fresques, s’est démultipliée et se décline désormais sous de multiples fonctions : ouvriers, maçons, vendeurs... mais aussi socialistes ou soldats. La femme fait désormais partie intégrante de cette société urbaine et son rôle, quoique timidement, est en train de changer. Elle n’est plus simplement la fiancée, la coquette, la duchesse ou la cuisinière, elle est aussi couturière ou vendeuse.
La société a certes évolué mais ses maux sont demeurés les mêmes ; c’est pourquoi la mort affirme sa puissance en utilisant des arguments semblables : riches et pauvres, jeunes et vieux seront éternellement ses victimes.... Mais la mort a changé de nature et si elle garde encore parfois quelques douces paroles pour s’adresser au nouveau-né, elle apparaît très souvent comme un personnage aveugle et sanguinaire.
En individualisant la mort, les écrivains ont parfois fait disparaître la multitude des cadavres qui participaient aux danses, ils ont condensé en une seule figure les traits abjects que l’homme lui a toujours attribué. Toutefois, les auteurs qui sont restés très proches des oeuvres médiévales parce qu’ils pouvaient allier le texte et le dessin, ont exploité le thème du double offert par l’ensemble des morts qui se présentent aux vivants, et l’ont diversifié : les morts prennent l’apparence du sosie mais aussi du valet, du supérieur hiérarchique ou du compagnon... Le plus souvent la disparition de l’iconographie a mis un terme à cette ambiguïté portant sur l’apparence de la mort. Le thème du double va alors se déplacer du sosie vers le cadavre.
Nous avons en effet montré que la figure du double n’existait pas réellement dans le personnage du vivant qui accompagne le mort. Il s’agit plus d’un jeu des artistes avec les effets de miroir afin de semer le doute dans le coeur du spectateur. La véritable figure du double se situe sans doute sur un autre registre, celui qui nous décrit la décomposition du corps. « Dans les Tours de silences perses, l’abandon des morts aux vautours dure un an, c’est-à-dire le temps de la décomposition. Ensuite on recueille les ossements et on les conserve dans un ossuaire. L’impureté du corps en décomposition est telle que « c’est un attentat à la terre, l’eau et le feu que leur infliger le contact immonde d’un corps mort ». Non seulement chez les Perses, mais universellement, la décomposition est la période terrible où corps et double sont encore mêlés l’un à l’autre, où tout n’est pas accompli, où plane une sourde menace vampirique. Les vampires slaves qui sucent le sang des vivants sont des doubles non délivrés du cadavre, ce sont des cadavres animés qui ont besoin de sang frais pour s’alimenter. Le macabre médiéval du XVe siècle et le macabre espagnol, avec leurs morts décharnés, grinçants, horribles, squelettes recouverts ou non de lambeaux de chair, sont des ossements-cadavres possédés par le double. Là où la conscience des vivants n’arrive plus à dissocier nettement le double du cadavre, là où le double demeure plus ou moins englué au cadavre, là règne la terreur. 496» Les danses, en se rapprochant des Dits, utilisent les vieilles croyances populaires, et ces rencontres, dans lequel le corps mort s’est dédoublé car il n’a pas encore trouvé le repos, ce moment où tout est possible, où tout peut basculer, où les morts sortent de leur tombe pour prévenir les vivants, préfigure l’utilisation sabbatique du motif de la danse.
Op. cit.., p. 4.
FRANCE A., op. cit., p. 111.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., pp. 4-5. (Il semble que cet auteur, suivant une théorie fréquemment répandue, ait attribué la danse du Grand-Bâle à Hans Holbien).
Ibid., p. 5.
La danse macabre, op. cit., pp. 182-183.
CATHLIN L., op. cit., p. 246.
Ibid., p. 245.
Ibid., pp. 246-247.
Op. cit., « Cadavres », p. 100.
Ibid., p. 100.
Ibid., pp. 100-101.
Ibid., « La Liberté », p. 151.
Ibid., « Cadavres », p. 101.
Ibid., « Les enterrés », pp. 103-104.
GAUTIER T., « Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 111.
Id., « Les joyeusetés du trépas », Poésie nouvelles, La Comédie de la mort et autres poèmes, Chatenois les Forges : E.L.A. La Différence, 1994, p. 101.
HUGO V., op. cit., p. 663.
VERLAINE P., op. cit., p. 11.
MORIN Edgar, L’homme et la mort, Evreux : éditions du Seuil, 1976, pp. 156-157.