I.1. La peste.

I.1.1. La propagation de l’épidémie.

Paul Lacroix nous fait participer à une représentation théâtrale qui se déroule dans le cimetière des Saints Innocents à Paris. Les spectateurs affluent « de tous les points de Paris et des environs 499» pour voir Macaber monter sur les tréteaux afin de mener la danse macabre. La foule est tellement occupée par le sujet du jeu théâtral qu’elle « ne songeait pas que la peste ravageait les hôpitaux et l’Hôtel-Dieu, que les quartiers Saint-Denis et Sainte-Opportune en étaient atteints ; que chaque nuit le prévôt de Paris, Ambroise de Loré, faisait jeter dans la Seine ou enterrer secrètement les victimes de cette mortalité 500». Seul maître Croquoison qui reçoit un péage pour les corps que l’on mène dans le cimetière semble être conscient de l’existence du fléau, il « se félicitait des progrès de la contagion 501». Nous pouvons dater approximativement ce moment puisqu’il nous est dit « que la famine de 1434 allait reparaître avec ses horreurs » et « que le roi n’était pas disposé à quitter Bourges502 », il s’agit bien évidemment de Charles VII qui régna de 1422 à 1461 et quitta Paris pour se réfugier à Bourges pendant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Nous savons d’autre part qu’en « 1438-1439, à nouveau, la peste frappe un peu partout : l’hôpital Saint-Jean d’Arras procède à 295 ensevelissements en 1437-1438, 802 en 1438-1439, 149 en 1439-1440 et 46 seulement en 1440-1441503 », c’est sans aucun doute ce passage de l’épidémie que Paul Lacroix nous décrit ici 504, d’autant que son oeuvre nous fournit un autre renseignement : « la peste, dans l’espace de quinze jours, avait fait à Paris des progrès si effrayants qu’elle menaçait de le rendre désert, après l’avoir dépeuplé quatre ans auparavant. 505» La peste frappa Paris en 1432-1434 et en 1438506, c’est donc bien le retour de l’épidémie qui redonne vie aux spectacles de la danse macabre.

La venue de la mort noire constitue un des thèmes central du film de Bergman. Jof demande sa route à un homme qu’il croit endormi et qui n’a pas reçu de sépulture, il rencontrera avec ses compagnons un individu qui leur demandera de l’eau avant de s’écrouler, foudroyé par le mal ; certains villages sont désertés, la peste « ravage » la région, « les gens meurent comme des mouches 507». Le peintre décrit à Antonius Block les effets de la maladie :

Peintre : « Si tu voyais l’abcès au cou du malade, si tu voyais ses membres qui se nouent de folie.
A. B. : C’est abominable !
Peintre : Il tente d’arracher sa tumeur. Il mord ses mains, déchire ses veines de ses ongles, ses cris s’entendent de partout. »

Se cachant sous un autre nom, mais n’en restant pas moins effroyable, la maladie resurgit au début de notre siècle. Nous sommes en 1918, et, dans la petite ville de Salonique, Léon Cathlin est « arrêté par un enterrement orthodoxe, qui s’avançait avec une lenteur sacrée 508». Le mort accomplit rituellement son dernier voyage le visage découvert, et chaque assistant lui donne un baiser lors de la descente du cercueil dans la fosse ; l’épidémie va mettre fin aux coutumes, « l’ordre vint, ce jour, de clouer les cercueils pour éviter la contagion 509». En une semaine, la grippe a enlevé trois membres d’une même famille, dans les ateliers de cercueil, l’on travaille «à la clarté du jour et à la clarté de la lampe, sans relâche 510», et dans les cimetières les équipes de fossoyeurs creusent des fosses jusque tard dans la nuit, guidés par des lanternes ; « la grippe espagnole, de sinistre mémoire, commençait sa période de grands ravages 511». Pour faire face au mal, le service de santé répand de la chaux le long des murs, l’accès aux lieux publics est interdit aux militaires et ceux qui sont chargés du contrôle postal connaissent, par la lecture des lettres, l’évolution du mal. « Depuis quelques temps déjà, chacun de nous, par le courrier qu’il doit voir, apprenait combien le mal était sérieux, et parfois il passait à son voisin une lettre plus significative. Aujourd’hui, tous disent à tous ce qu’ils ont appris par des lettres rédigées en toutes les langues : que le fléau sévit partout, affole le monde entier ; après la guerre, nous avons La peste. 512»

Ce rapprochement entre la grippe et la peste n’est pas innocent lorsque l’on sait que la grippe tua entre 15 et 25 millions de personnes entre 1918 et 1919 et que les principales épidémies répertoriées datent de 1387 et 1403. Le retour de la contagion renvoie inévitablement aux grands fléaux qui ont marqué notre histoire. « Les anciens nommaient peste n’importe quelle épidémie à grande mortalité ; mais c’est bien ici l’antique peste pulmonaire - et quelquefois intestinale - qui sévit lors de la guerre du Péloponèse (...). Et nous reconnaissons la peste noire du quatorzième siècle, la mort dense, qui, assurent les chroniques, tua vingt-quatre millions d’hommes en Europe - dans une Europe bien moins peuplée que la nôtre - et davantage en Asie ; on peut répéter l’assertion que « cette grande plaie du moyen âge fit reculer l’humanité ».513 »

Ne peut-on pas également voir dans la mort décrite par Victor Hugo et Paul Verlaine une figure de la peste ou de toute autre épidémie de grande envergure ? Cette « faucheuse514 », « Passant comme un tonnerre au milieu des humains, / Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre », « s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels 515», change « en désert Babylone 516»... rien ne lui résiste. Il ne me semble donc pas que l’on puisse voir ici une représentation de la guerre qui épargne a priori en ce temps là les femmes et les enfants et met en première ligne les soldats. Si l’on poursuit plus avant la lecture du poème de Victor Hugo, toute hésitation disparaît :

« Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. 517»

Les « doigts osseux » appellent l’image de la maladie ou de la famine, l’ensemble de la population est touché puisque le pluriel est attaché au mot « peuple », ce qui n’est pas sans renvoyer au fléau de la peste qui, comme une traînée de poudre, enflamma toute l’Europe. Les « linceuls sans nombre » ne peuvent être gérés du fait de la taille de l’hécatombe et les corps, attendant une sépulture, sont balayés par « un vent froid ». Les hommes ne peuvent que s’enfuir « dans l’ombre » devant ces assauts de la mort noire. Celle-ci s’est armée d’une faux « sombre » pour régir son « lugubre empire 518», elle laisse derrière elle « deuil, épouvante et nuit », transforme « l’or en cendre » et « les roses en fumier », elle enveloppe enfin ses victimes dans de « noirs grabats ». « Noir vautour 519» ou « noir squelette 520» autant de qualificatifs qui se rapportent à la mort dense, à la peste noire...

Enfin, une autre maladie, au caractère dévastateur, est évoquée dans ce passage de la danse macabre de Mac Orlan. « Dans la rue, quelle que soit la lumière inventée par les hommes, c’est encore là que la mort emprunte son visage le plus répugnant (...). Les filles de la rue lui servent d’intermédiaire (dit-on). 521» Il s’agit sans doute de la syphilis qui serait véhiculée par les prostituées, l’aspect vénérien de la maladie se lit très clairement dans cette phrase : « A minuit, la mort siffle dans ses doigts, desserre les genoux et appelle... quoi ? 522» Le côté macabre s’allie ici à l’obscénité de la scène, la mort, cachée dans le sexe féminin, attend son prochain client et l’horloge souligne l’instant du crime tout en le revêtant d’un voile diabolique.

Toutes les épidémies, qu’elles portent ou non le nom de peste, font ainsi resurgir des images de terreur que l’on peut sans doute expliquer par l’impression d’impuissance que les hommes éprouvent lorsqu’ils sont confrontés à une maladie nouvelle et contagieuse qu’ils ne savent endiguer.

Notes
499.

Op. cit., p. 168.

500.

Ibid., p. 168.

501.

Ibid., p. 168.

502.

Ibid., p. 169.

503.

DEMURGER Alain, Temps de crises, temps d’espoirs XIVe- XVe siècle, Nouvelle histoire de la France médiévale, tome 5, La Flèche : éditions du Seuil, 1990, Chapitre 7, p. 240.

504.

En 1450 la grande peste fait 40 000 morts à Paris, mais comme Ambroise de Loré meurt en 1446 il ne peut s’agir de ce passage de la peste.

On peut s’étonner que Paul Lacroix ne situe pas sa danse en 1424 et qu’il ne décrive pas la fresque peinte sur les murs du cimetière parisien. Son texte datant de 1832, nous pouvons supposer qu’il partageait la thèse d’H. Fortoul (son essai paraît en 1842) selon laquelle la danse du cimetière des Innocents n’aurait pas été peinte mais jouée. Cette thèse est d’ailleurs confirmée danse son essai historique, Le Moyen Age et la Renaissance, paru en 1849. Les lignes suivantes ne font pas référence à des fresques figurant la mort alors que l’auteur est en train de nous parler des personnages du diable, du pendu, de la mort que l’on trouvait dans les tarots et qu’il rapproche des danses macabres : « C’était bien assez de rencontrer ces allégories lugubres sur les vitraux peints et dans les sculptures des églises, dans les miniatures des livres d’heures, dans les sermons des prédicateurs, dans les écrits des poètes moraux et des écrivains religieux, sans avoir encore sous les yeux les mêmes enseignements figurés, les mêmes images sinistres et menaçantes, au milieu d’un jeu inventé pour distraire et récréer l’esprit. » Il ajoute, quelques pages plus loin : « Ce fut peut-être là l’origine de la fameuse danse macabre, cette terrible et philosophique moralité qui était d’abord un poème, une allégorie en prose ou en vers, et qui devint bientôt un spectacle pieux, une représentation scénique accompagnée de musique et de danse, avant de fournir des images et des emblèmes à tous les arts plastiques ». Op. cit.,Tome II , partie 3, « cartes à jouer », non paginé.

505.

JACOB Paul, bibliophile, La danse macabre, Romans relatifs à l’histoire de France aux XVe et XVIe siècles, Paris : H. Delloye et Vor Lecou, 1838, p. 101.

506.

« Paris suffered more than any other city in France in the fourteenth century, and the pandemic disease did not spare the city in the fifteenth, sixteenth and seventeenth centuries either. In 1412, 1418, 1432-1434, 1438, 1449-1450, 1466-1468, 1471, 1475, 1478, 1481-1484, and 1499-1500 the inhabitants of Paris were stricken again by calamity. » WEMPLE Suzanne F. and KAISER Denise A., op. cit., p. 335.

507.

Op. cit., client s’adressant à la servante dans la scène de la taverne.

508.

Op. cit., p. 9.

509.

Ibid., p. 13.

510.

Ibid., p. 18.

511.

Ibid., p. 11.

512.

Ibid., pp. 13-14.

513.

Ibid., p. 14.

514.

HUGO V., op. cit., p. 663.

515.

VERLAINE P., op. cit., p. 11.

516.

HUGO V., op. cit., p. 663.

517.

Ibid., p. 663.

518.

VERLAINE P., op. cit., p. 11.

519.

Ibid., p. 11.

520.

HUGO V., op. cit., p. 663.

521.

Op. cit., « Celles de la rue », p. 27.

522.

Ibid., p. 29.