I.1.2. La recherche d’un palliatif .

Les épidémies font naître un besoin d’expression ; les populations atteintes ont recours au théâtre, à la peinture, aux prophéties, aux sermons... tout ce qui relève du spectacle semble servir d’exutoire.

L’Eglise est la première à s’emparer du fléau afin de pousser ses fidèles au repentir. Les religieux organisent des processions dans les villages et s’adressent en ces termes à la foule :

« Dieu nous envoie sa malédiction.
Nous allons tous mourir de peste noire !
Vous tous, stupide troupeau, et vous qui vous pâmez de fatuité replète.
Cela est peut être votre heure dernière.
La Mort est là dans votre dos.
Je vois son crâne luire au soleil.
Sa faux brille au dessus de vos têtes.
Qui sera le premier ? 523»

Ils ont également recours à la mise en scène et font alors appel à des comédiens. Jof s’étonne de la tenue de son compagnon, qui figure la mort, ce dernier lui répond : « les prêtres me paient, alors je joue. 524» La foule se presse pour assister à la représentation de la danse macabre alors même qu’un autre spectacle « devait avoir lieu le mardi de Pâques 525», et chacun attend le début de la pièce avec frénésie : « plus de cinquante milles personnes étaient là, bouche béante, oreilles écarquillées et prunelles dilatées ; un bourdonnement d’impatience roulait sans interruption dans les rues obstruées, d’où partaient des lamentations de femmes et d’enfants 526». Cette mise en scène n’en est pas non plus à son coup d’essai puisque le décor a passablement souffert des effets du temps, « la décoration du fond, à demi effacée par l’usage et l’humidité, réunissait les indications de lieux nécessaires aux changements des scènes 527». Nous pourrions donc supposer, sans trop nous tromper, que le spectacle suit l’épidémie de peste et revient avec elle - comme cela est le cas dans le Septième Sceau où la troupe s’apprête à jouer à la fête des Saints alors que la peste dévaste la région - ce ne serait ainsi qu’une répétition d’un spectacle antérieur suscité par les visions de la mort noire.

L’épidémie incite certains peintres à représenter la danse macabre sur les murs des églises , elle est pour eux l’illustration du quotidien des hommes sans cesse menacés par la mort : « Je dépeins la vie 528» explique froidement le peintre à Antonius Block, une vie dans laquelle l’avenir est circoncis par la contagion. Le retour d’une épidémie inexpliquée et incontrôlable redonnera tout son sens à ces peintures effacées par le temps que le spectateur regarde tout au plus aujourd’hui avec un intérêt teinté de dégoût529. « Oui, tout comme l’enterrement que je venais de suivre, cette grippe offrait un spectacle d’un autre âge. Il fallait pour le peindre des images du quatorzième siècle ou du seizième : quelque danse macabre. Celle d’Holbein ne nous paraissait plus une fantaisie endiablée, mais nous en comprenions et sentions la vérité profonde ; la vérité comprise n’est pas encore la vérité sentie. 530» Même si nous nous approchons du sens des danses, nous ne pourrons jamais éprouver la force qui se dégage de ces représentations car nous n’avons jamais été confrontés à un fléau comparable à la peste. L’homme contemporain ne possède plus de repères et doit rechercher dans les images du passé, dans la vie de ceux qui ont connu des horreurs semblables à celles qu’il rencontrent alors. Notre société qui catalogue la mort comme un tabou, n’est pas apte à nous préparer à affronter un fléau d’une envergure comparable à celui de la peste, à une mort incontrôlable et inexplicable.

Après avoir créé la danse, la peste lui redonne vie au cours des siècles. Le premier élan de répugnance que l’on pouvait connaître en temps de « paix » se transforme en mouvement d’horreur ; tout notre corps ressent la présence grimaçante de la mort qui nous guette et abat insidieusement tous ceux qui nous entourent. « Les épidémies réveillent en nous le sentiment de notre fragilité et la vision de la mort inévitable ; et ce sentiment et cette vision nous remplissent de terreur. 531» Face à un tel sentiment, l’homme se trouve poussé dans ses derniers retranchements. Il va alors choisir de fuir, c’est ce que feront Jof et Maria lorsque le jongleur verra Antonius jouer aux échecs avec la mort. Influencé par la religion, il peut également se lancer à corps perdu dans la foi. Le fléau réveille des images d’apocalypse : « Le jour Suprême approche. Les anges arrivent, les tombes s’ouvrent. C’est abominable à voir 532» et redonne vie aux peurs collectives : « une femme a enfanté d’une tête de veau. 533» Pour apaiser la colère de Dieu, les croyants se mutilent et se donnent corps et âme à leur Seigneur. « Les gens regardent le Mal comme une punition de Dieu. Ils parcourent en foule le pays, se flagellant les uns les autres pour plaire à Dieu. 534» L’individu peut enfin choisir de faire face au mal ; sans ignorer l’inéluctable, il consacre le temps qui lui reste à vivre à réfléchir au sens de son existence, il tente de communiquer et de faire comprendre aux autres que chacun construit sa propre mort et donne ainsi toute sa valeur à sa propre vie. Le peintre achève sa fresque macabre car « il faut bien vivre jusqu’à ce que la Peste nous prenne 535». Les compagnons de Léon Cathlin mettent un peu d’ordre dans leurs affaires, « comprenant que le temps allait nous manquer, nous faisions en courant les choses que nous voulions avoir faites avant de mourir. Mon voisin de bureau rédigeait son testament » et lui même tente de trouver ce qu’il est : « moi, dans mes loisirs, je ne lisais plus mes auteurs favoris, je tâchais de sauver quelque chose de moi-même : j’écrivais, j’écrivais... 536» Il va alors se réunir avec deux amis, et ensemble ils échangeront les réflexions nées de leurs lectures.

Nous ne sommes pas certains que la peste ait donné naissance aux danses macabres, mais il est remarquable de constater que les auteurs du dix-neuvième et du vingtième siècles ont vu dans ce fléau la motivation des fresques et des représentations théâtrales, comme si seule une telle calamité pouvait à leurs yeux expliquer l’existence d’un thème que notre société qui rejette la mort a du mal à admettre comme simple reflet d’une époque où l’homme côtoyait chaque jour l’inéluctable. De plus, les écrivains ont fait de ce fléau le moteur de leurs oeuvres.

Notes
523.

BERGMAN I., op. cit., scène du village avec les flagellants.

524.

Ibid., discussion des comédiens devant la roulotte (cette scène se rapproche de celle de Don Quichotte que nous évoquions dans notre partie 1).

525.

LACROIX Paul, La danse macabre, Paris : E. Rendel, 1832, p. 180 (nous faisons référence à deux éditions différentes de ce même texte ).

526.

Ibid., p. 180.

527.

Ibid., pp. 180-181.

528.

BERGMAN I., op. cit., scène de l’église avec le peintre.

529.

La femme qui accompagne l’auteur pour lui ouvrir la chapelle de Kermaria, n’est ainsi nullement intéressée par le sujet de la fresque, et l’arrivée d’un visiteur inopportun ne semble que l’ennuyer :  « J’aurais besoin de temps et d’application pour distinguer quelque chose. Or visiblement la femme désire que je me presse, tant elle a hâte de me quitter et de retourner à sa besogne. » CATHLIN L., op. cit., p. 244.

530.

Ibid., p. 15.

531.

Ibid., p. 15.

532.

BERGMAN I., op. cit., scène de la taverne.

533.

Ibid., scène de la taverne.

534.

Ibid., scène de l’église avec le peintre.

535.

Ibid., scène de l’église avec le peintre.

536.

CATHLIN L., op. cit., p. 25.