I.2. La guerre.

Seules les guerres de grande envergure, celles qui ont réduit l’homme à devenir un simple aliment du canon, pouvaient rivaliser avec un fléau tel que la peste. Ce thème du combat aveugle des hommes, esquissé dans les danses médiévales à travers le personnage de l’homme d’armes537, est déjà présent dans certaines danses « contemporaines ». Toutefois, le sujet n’est pas traité de manière identique.

Dans les danses les plus anciennes, la mort demande à l’homme d’armes de renoncer à ses privilèges :

« Sur coursier ne cheval de pris
Homme d’armes ne monterez
Plus, puis que la mort vos a pris. »

et ce dernier s’exécute immédiatement :

« A dieu le service du roy
Que soloye faire soir et main. 538»

Dans les danses récentes, le privilège s’est déplacé du prestige qu’apportait le fait de porter les armes au nom du roi, vers la gloire qui auréole le soldat se sacrifiant pour son pays. « La gloire, parée de son joli costume de sergent recruteur, offre le « pivois chenu » et l’amour des fillettes publiques dans tous les carrefours où l’on flâne en arrivant de son village. C’est le nez en l’air et les mains dans les poches que cette divinité vous émerveille par ses boniments adroitement mêlés aux aspects les plus décoratifs de la tradition. 539» Le jeune sous-officier qui a manifestement fort bien intégré les discours parlant d’héroïsme, se plaint de ne plus pouvoir mourir pour sa Patrie :

« Mon capitaine,
Etre enterré dans le cimetière de son village,
Sous une pierre dressée,
Où vos actions d’éclat et vos distinctions sont gravées,
N’était-ce pas plus beau ? 540»

Il ne suffit plus de défendre son pays, il faut mourir pour lui afin que l’on daigne éprouver quelque sentiment de reconnaissance à votre égard...

D’autre part, il est étonnant de constater que l’homme d’armes ne mourait pas dans un combat contre les siens mais qu’il était attaqué par la mort en personne :

« De Mort ne me puis descombatre,
Son dard est dessous moy assis.
J’eusse plus chier à me combatre
Maintenant à cinq ou à six 541».

Alors qu’il pouvait se défendre contre plusieurs assaillants humains, il ne peut tenir tête à la mort, invincible. Ce dédoublement du soldat tueur et de la mort permettait de rejeter la cruauté sur une entité abstraite ; peut-être était-ce un moyen pour l’Eglise, qui avait besoin d’hommes pour ses croisades et qui soutenait les guerres menées par le royaume, d’évacuer une possible culpabilité. Dans les combats plus proches de nous, le soldat, quant à lui, est assassiné par les siens et la mort ne fait que recueillir sa dépouille. Les dessins d’Auguste Hoyau nous montrent un soldat blessé par une grenade, en train de vaciller à terre. La mort, revêtue d’une longue robe et portant des ailes dans le dos, offre au soldat un rameau d’olivier ou de myrtes.

« Jeune guerrier, pour ta patrie,
Au rebours des autres humains,
Tu viens te jeter dans mes mains ;
C’est noblement finir la vie ! 542»

Le médaillon de Ferdinand Barth illustre la même idée puisque la mort, s’appuyant sur sa faux mais ne l’utilisant point, regarde le soldat s’effondrer à ses pieds. Avec un sourire sarcastique, elle lui adresse ces paroles :

« Du sicht’st für Freiheit , fällst für Recht !
Die bring’ nur Ich - Dir arm Geschlecht. 543»

L’oeuvre de Ludwig Bechstein fournit une transition entre les danses médiévales et les danses modernes. En effet, l’auteur a repris les gravures d’Hans Holbein et les a accompagnées de textes poétiques. Une de ces gravures nous montre un homme d’armes luttant sur un champ de bataille contre un squelette. Les deux personnages sont entourés de cadavres et l’on aperçoit au loin la troupe des soldats qui s’approche. La lutte semble inégale puisque le combattant est armé d’une solide épée et que le mort ne brandit qu’un os pour se défendre ; cependant, le texte qui jouxte l’oeuvre gravée nous annonce la victoire de la mort :

« Le fort armé en jeune corps
Pense avoir seure garnison :
Mais mort plus forte le met hors
De sa corporelle maison. 544»

Dans le poème de 1831, la mort n’intervient plus. Deux hommes, sans raison apparente, se dirigent l’un vers l’autre pour s’affronter jusqu’à la mort :

« Einsam geht ein gespentiger Ritter
Ueber das dampfende Leichenfeld, (...)
Und ein Ritter tritt ihm verwegen
Mit geschwungenen Schwert entgegen,
Fordert ihn kühn heraus zum Streit,
Und der finstre Gegner ist gleich bereit (...).
Der fängt mit dumpfdröhnendem Schild sie auf,
Oder parirt in behender Eile
Jeden Schlag mit der kreiselnden Keule,
Bis dem Ritter das Schwert zersplittert,
Bis et bleich wird und bis er zittert,
Bis der Starke, von Keinem besiegt,
Kraft - und machtlos am Boden liegt. 545»

L’auteur a mis en scène le combat absurde de deux hommes, un duel des temps modernes orchestré par des généraux qui ne font que manipuler des pions sans jamais s’exposer. Le même combat, inutile, est décrit dans la danse macabre de Pierre Jean Jouve. Le général, « dans son abri, devant une table » donne l’ordre de tuer sans prendre aucun risque puisque le monde moderne a inventé le téléphone ! 

« Alors ? La première vague est installée.
Bon.
La deuxième vague démarre.
Effets du bombardement sur l’ennemi ? Terribles.
Excellent.
Tirez dur, plus en avant, sur la cote 320 ; les avions me disent
qu’il y a par là de gros rassemblements (...).
Deuxième vague a forcé les fils barbelés. Bien, bien. Mais plus
fort, mon cher, plus fort ! »

et la mort, qui n’a même plus besoin d’intervenir, se contente de commenter l’action :

« Beau métier. Glorieux. Sans risques.
Au sommet de la mécanique. 546»

Le thème de la guerre, presque absent des premières danses macabres, est devenu, avec la mécanisation des combats et l’augmentation ahurissante du nombre des combattants, le moteur de plusieurs oeuvres. Ainsi la danse d’Alfred Rethel s’organise autour d’un carnage, le peuple réclame la liberté et demande la fin de la monarchie, la révolte de 1848 est réprimée dans le sang par l’armée. Le poème de Pierre Jean Jouve nous plonge dans l’atmosphère de la première guerre mondiale. L’auteur nous donne tout d’abord les ingrédients nécessaires au déclenchement du conflit. « Ceux des grandes villes » ne connaissent que

« La lutte pour manger,
La lutte pour travailler,
La lutte pour aimer. 547»

Le peuple ouvrier « que la machine dévorante tient à mort 548», en appelle à l’union contre les maîtres. La banquier, attiré par le gain, ne connaît plus ni morale ni patrie :

« Mes désirs jouent des fleuves frontières, du profane et du sacré,
Ils préparent ici la guerre, ailleurs ils fortifient la paix.
Mais ils sont en conflit - de toutes parts. 549»

Le général veille à ce que sa nation soit la plus puissante :

« L’armement nous préoccupe ; les autres peuples
Arment plus que nous. 550»

et déclare avec fierté : « le jour de la guerre sera mon plus beau jour. 551» Celui-ci ne tarde guère à arriver, il ne manquait plus que les journées de juillet où

« Cent intrigues se poursuivent
A la même heure, en sens contraire,
Entre des hommes tarés. 552»

Et il ne suffit plus que d’un faux pas pour que la spirale de la violence et de la haine se déchaîne :

« A l’est, au centre, à l’ouest,
Monte la vague.
Ils travaillent tous, ils crient ou larmoient,
Ils tournent tous
Dans le rond de la peur.
On montre ici tête rude et muette ;
On proclame là les devoirs de l’alliance ;
Ailleurs on réserve, on trompe, on proteste ;
On prépare les plans ;
Car maintenant c’est pour sauver la face,
Et conquérir d’heure en heure,
La meilleure posture
De guerre ;
Car partout sourd la volonté de guerre
Tirant à elle ses égales, qui l’épient. 553 »

Quel sera le réel motif de cette guerre ? Le risque de révolte d’un peuple écrasé par les puissants, le désir aveugle de posséder du monde de la finance, la soif de dominer des militaires, l’inexpérience des politiciens ou tout simplement la bêtise humaine... toujours est-il que cette ineptie fera des millions de morts.

Dans le poème liminaire qui ouvre son recueil, Ulysse Normand prête serment, il jure à ses amis, morts sur les champs de bataille de la Grande Guerre, de lutter contre ce fléau :

« A vous tous mes amis (...),
Je jure de toujours crier : « Guerre à la guerre ! » 554»

La mort n’a même plus besoin d’agir, elle n’a plus qu’à attendre que les hommes se déchirent mutuellement. Les individus sont devenus les acteurs de leur propre mort, nous assistons ainsi à une inversion des rôles entre l’homme et la mort que nous étudierons dans notre prochaine partie. Mais, avant que la mort devienne simple observatrice, il fallait qu’elle ait acquis le statut d’individu. Voyons quel processus elle a suivi.

Notes
537.

Ce personnage n’apparaît pas dans les plus anciennes danses macabres.

538.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 153.

539.

MAC ORLAN P., op. cit., « La gloire », p. 19.

540.

SPIRE A., op. cit., p. 174.

541.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 242.

542.

Op. cit., « La Mort et le Soldat », non paginé.

543.

Op. cit., p. 5,

« Tu apercevais la liberté, tombe pour la justice !

Il n’y a que moi qui apporte la liberté - A toi, pauvre race. »

544.

Icones Mortis, op. cit., gravure n°40, p. 239.

545.

Der Todtentanz, mit 48 Kupfern in treuen Conturen nach Hans Holbein, Leipzig : Friedrich August Leo, 1831, pp. 166-167.

« Un chevalier fantomatique marche seul

A travers le champs de cadavres vaporeux (...).

Et un chevalier, téméraire, va vers lui

Brandissant un glaive à son encontre,

Il le provoque courageusement au combat,

Et le lugubre adversaire est également prêt (...).

Il amortit le coup avec son lourd bouclier tonitruant ,

Ou pare avec une habile rapidité

Chaque coup avec sa massue, en effectuant des mouvements circulaires,

Jusqu’à ce que le glaive du chevalier vole en éclat,

Jusqu’à ce qu’il blêmisse et qu’il tremble,

Jusqu’à ce que le fort, jamais par quiconque

Vaincu, soit étendu inerte et impuissant, sur le sol. »

546.

Op. cit., « le général d’armées », pp. 111-112.

547.

Ibid., p. 7.

548.

Ibid., p. 11.

549.

Ibid., p. 14.

550.

Ibid., p. 19.

551.

Ibid., p. 20.

552.

Ibid., p. 25.

553.

Ibid., p. 26.

554.

« Poème liminaire », La danse macabre , Paris : Jouve et Cie éditeurs, 1917, p. 9 (ce texte est daté de mars 1916).