II.2. Les membres de la mort

En faisant sortir la mort de son tombeau, l’homme lui a donné une véritable identité. Elle ne sera plus jamais une abstraction comme c’était le cas au début du moyen âge ; elle ne se confondra plus non plus avec un quelconque sosie de sa victime. La mort n’a plus besoin de subalternes, elle ne délègue plus ses pouvoirs à quelques squelettes endormis dans leurs caveaux. Désormais, la mort agit en personne. L’homme a nommé cette abstraction, et, pour la rendre plus palpable, plus identifiable, il l’a modelée à son image.

Pour attraper sa victime et l’emmener avec elle, la mort utilise « ses livides mains 561». Membre symbolique qui permet de tirer à soi sa victime, que celle-ci soit ou non consentante, la main « qui tot agrape 562», entraîne l’homme vers l’autre monde : « Quand de ma main j’en cherche un, Les autres m’aident ! »563 La mort « serre le bras 564» de la douairière et les petites gens lui demandent d’étendre sa « main 565» vers eux, mais il arrive aussi que la mort atténue la chute des hommes, ainsi elle adresse ces mots au soldat : « Tu viens te jeter dans mes mains 566». Ce membre a une importance toute particulière dans les danses puisqu’il relie les personnages les uns aux autres et permet la création du cercle. Dans les fresques médiévales, la main des morts s’accrochait très souvent à un manteau, tirait un bras, poussait un vivant et son importance n’a pas échappé à Anatole France qui décrit un squelette en le réduisant à ce membre unique : le mort, « des os de sa main frappe un disque de peau 567».

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Hans Holbein, ’La mort et le soldat’, Icones Mortis.Gravure n° 40. Gravée sur pierre par joseph Schlotthaur. Basileae : Gaspar Trechsel Fratres, 1554.

Le bras permet de relier la main au reste du squelette, mais celui-ci n’est jamais évoqué à travers cette fonction de lien, il apparaît plus comme une métaphore de la main. La mort

« Des cercueils lève le couvercle
Avec ses bras aux os pointus,
Dessine ses côtes en cercle (...). 568»

Puis elle se rend dans les usines et s’attaque aux ouvriers :

‘ « Et toi, tourneur, vois-tu mon bras broyant ton bras ? 569» ’

Un bras ne peut dessiner seul ou broyer un autre bras... La substitution du « bras » à la « main » n’a-t-elle pas pour but d’attribuer un corps « complet » à la mort ?

Jouve et Gautier poursuivent leur étude anatomique. La mort vient « mettre le pied sur la poitrine » d’un soldat qui croyait lui « échapper 570», « avec le camail du chanoine » elle « encadre son masque camus 571». Mais le visage de la mort manque d’attrait, c’est un « Masque sans joues 572» « à l’air morose 573», il lui faut donc se parer d’ornements pour faire oublier ses disgrâces. La faucheuse pose alors « sur son crâne jaune / La couronne arrachée au roi 574».

Mais la mort ne se contente pas d’exhiber ses os rongés par les vers ; devenue personnage, elle ressent les mêmes besoins que les hommes auxquels elle s’accroche. Elle éprouve l’envie de manger, et c’est en être affamé qu’elle se rend sur les champs de bataille, « goulue de mordre 575» les hommes. La morsure et l’aspect boulimique évoqué par l’adjectif « goulue » rapproche ici la mort du vampire. C’est sous cet aspect que la décrit Verlaine :

« (...) dans le coeur des mortels
Le monstre plonge, hélas ! ses ongles de vampire ! 576»

Elle aime également à prodiguer ses caresses, et elle se plaît parfois – comme si elle se livrait à une parade amoureuse - à effleurer sa victime en de multiples reprises avant de lui porter la morsure fatale. Ecoutons-la avertir une dernière fois « l’homme saisi » :

« Tu as échappé par miracle,
Bipède,
Quand autour de toi je mâchais ma bataille.
Cent fois je t’ai seulement caressé,
Goulue de mordre un autre avant toi.
Mais la Mort n’oublie jamais ses vieux comptes. »
Cette dernière l’appelle alors à lui,
« Un obus éclate à dix pas de l’homme,
Qui porte les mains à sa tête et tombe. 577»

La Mort nous est présentée comme un individu plein de vitalité. Elle « court les rues 578», aime se distraire, « elle joue, entre les rideaux du lit, la gaie compagne nordique promise aux guerres futures 579». Comme un jeune étourdi,

« Avec un crâne [elle] joue aux quilles
Aux tonnelles des cabarets (...). 580»

Elle s’amuse et rit des actions humaines, des guerres que chacun justifie au moyen d’arguments imparables qui ne servent qu’à se voiler la face : « Droit, Civilisation, Je ris. 581»
Mais elle « rit » également  « de son large rictus 582» en donnant le signal de la danse macabre, qui reste son divertissement de prédilection ! Et la Mort « danse » en chantant sa joie de voir les hommes créer leur propre fin :

« Joie !
Ripaille !
Vengeance !
Satisfaction de mon âme !
Tous enfin, la défroque et l’âme ! 583»

« Au long de ces transformations, un élément caractéristique de la danse macabre se maintient et l’empêche d’exprimer toutes les modulations de la pensée de la mort. Le « Jeune homme abordé par un mort », gravé par le Maître du Livre de Raison, présente la rencontre avec gravité, dans une tonalité méditative. Au contraire, la danse macabre est parcourue dans toute son évolution par une agitation grotesque, une verve et un humour qu’on croirait réservés à des thèmes plus légers. La gaieté des squelettes semble incoercible ; ils bouffonnent face à leurs victimes larmoyantes. Huizinga trouva froide la poésie macabre du XVe siècle ; il y voulait sans doute un pathétique qui lui manque le plus souvent. Le squelette sautille, rigole, parodie son partenaire et fait des bons mots déplacés sur l’embonpoint du moine qui nourrira les vers ; il frétille devant la jolie fille. Le préfacier des Images de la Mort (1538) exprime ce trait d’un paradoxe : « l’on y peut prendre une delectable tristesse et une triste delectation, comme en chose tristement joyeuse. » Il y a dans cette gaieté paradoxale une manière de conjurer la mort (...). Holbein n’est pas un peintre particulièrement adonné au comique, mais pourtant il obéit à la nature du thème. L’humour ambigu de la danse macabre travers les époques et les modifications de la sensibilité, sans exprimer ces dernières. 584»

Avec les siècles, la mort est devenue un individu à part entière, identifiable non par un corps mais par certaines parties d’une morphologie toute humaine : main, bras, pied, visage, crâne, joue... C’est un personnage qui est animé de sensations tactiles et gustatives et qui a besoin, comme tout individu, d’occuper son temps ! C’est pourquoi elle va à la rencontre des hommes, mais non pas comme un être austère et triste ; la mort rit, s’amuse, danse... elle est pleine de gaieté ! Elle est même parfois animée d’un « savoir-vivre » qui la pousse à prévenir ses victimes de son arrivée.

Notes
561.

VERLAINE P., op. cit., p. 11.

562.

FROIDMONT Hélinant de, Les Vers de la mort, PAQUETTE Jean-Marcel, Poèmes de la Mort de Turold à Villon, Paris : Union Générale d’Edition, 1979, p. 88.

563.

JOUVE P.J., op. cit., « Ceux des grandes villes », p. 9.

564.

SPIRE A., op. cit., p. 156.

565.

Ibid., p. 160.

566.

HOYAU A., op. cit., « La mort et le Soldat ».

567.

Op. cit., p. 110.

568.

GAUTIER T., « Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 111.

569.

JOUVE P.J., op. cit., « Usines », p. 71.

570.

Ibid., « L’homme saisi », p. 106.

571.

GAUTIER T., « Les joyeusetés du trépas », op. cit., p. 101.

572.

GAUTIER T., « Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 113.

573.

HOYAU A., op. cit., « La Mort et la jeune fille ».

574.

GAUTIER T., « Les joyeusetés du trépas », op. cit., p. 101.

575.

JOUVE P.J., op. cit., « L’homme saisi », p. 106.

576.

Op. cit., p. 11.

Les ongles de la mort, que l’on ne rencontre que rarement, se trouvaient déjà dans les vers de Froidmont. « Tes ongles, sans oster, enz fiches / El riche, qui art escume » (« tu enfonces sans retenue tes ongles / dans le riche qui brûle et écume »). Op. cit., pp. 96-97.

577.

JOUVE P.J., op. cit., p. 106.

578.

Ibid., « L’enrichi », p. 125.

579.

MAC ORLAN P., op. cit., « Invitation à la valse », p. 7.

580.

GAUTIER T., « Les joyeusetés du trépas », op. cit., p. 100.

581.

JOUVE P.J., op. cit., « Vérité », p. 141.

582.

GAUTIER T., « Bûchers et tombeaux », op. cit., p. 111.

583.

JOUVE P.J., op. cit., « La fin du monde », p. 145.

584.

WIRTH Jean, La jeune fille et la mort, Recherches sur les thèmes macabres dans l’art germanique de la Renaissance, Ambilly-Annemasse : Librairie Droz, 1979, pp. 26-27.