II.3. La mort prévient de sa venue.

« Dans les danses antérieures au XVIe siècle, la rencontre de l’homme et de la mort n’est pas brutale. Le geste de la mort est presque doux, elle avertit plutôt qu’elle ne frappe. Elle invite sa future victime à la regarder et sa vue sert d’avertissement 585». C’est pourquoi elle s’adresse avec douceur aux vivants : « Venes, noble roy couronné 586», « Avance vous, gent escuier 587», « Dame, qui alez au deduit, / Pensez à moy, se vous volez 588», « Jeune femme, entendez à my 589», « Venez aprés moy ; ça, la main ; / Entendez vous, plaisant bergiere 590». La mort ne possédait alors que le pouvoir de parler, comme le montre l’emploi du verbe « entendre ». En s’individualisant, la mort va pouvoir avertir les vivants en faisant appel à d’autres sens que celui de l’ouïe et elle n’aura plus nécessairement besoin de parler, l’absence de communication pourra alors renforcer notre impression de malaise.

C’est donc involontairement, et grâce à un autre élément humain que la Mort nous prévient de sa venue : elle a sa propre odeur !

‘« Je suis la Mort, la grande Mort à l’odeur forte.
Je suis la Mort, la grande garce qui aime bien. 591»’

En d’autres occasions c’est la réverbération de la lumière sur la faux qui permet de connaître son évolution : « L’homme suivait des yeux les lueurs de la faulx 592». Néanmoins, il n’est pas toujours donné au commun des mortels de voir de telles lumières, dans le Septième Sceau, seul le prédicateur qui guide la foule des flagellants peut les percevoir :

‘« Je vois son crâne luire au soleil.
Sa faux brille au-dessus de vos têtes.
Qui sera le premier ? 593»’

La Mort, comme au moyen âge , peut aussi utiliser sa voix pour interpeller les hommes, mais ceux-ci ne veulent pas l’écouter et elle est obligée de courir après le bicycliste qui tente de lui échapper et de gagner de la vitesse en empruntant une pente :

« En vain tu fuis, quand je t’appelle,
Dans ton élan vertigineux,
Halte là ! petit, à nous deux !
Ramasse ta dernière pelle. 594»

L’arrivée de la Mort s’accompagne à plusieurs reprises d’une sensation de froid, son souffle glacé s’étend sur les personnes qu’elle a choisi d’entraîner dans la danse :

Louise
« J’ai froid !
La douairière.
Je vous en prie, un châle, je grelotte ! 595»

Cette impression de froid s’associe à la vision et à l’odorat lorsque la mort pénètre dans les usines où les hommes s’affairent.

« Je suis toute réjouie par cette immensité mécanique.
Fondeurs, me sentez-vous
Dansant sur vos yeux fous ?
Et l’armée des torses nus,
Sens-tu mon frisson d’air froid
Suspendu ?
Et toi, tourneur, vois-tu mon bras broyant ton bras ?
Et toi, l’ouvrière, faiblis-tu ?
N’ai je pas enflammé tes mains, poudrier ?
Garde-voie sans sommeil,
Ton drapeau rouge remuant les brumes,
Vois-tu venir la rame
Qui t’écrasera ? 596»

Ces sensations sont également présentes lorsqu’elle joue aux échecs avec Antonius Block, à proximité de l’endroit où le couple de comédiens s’est installé pour la nuit. Les jeunes gens prennent la fuite et c’est Maria, - encore une fois, une femme - qui ressent les signes annonciateurs du malheur.

Maria : « Quelle lueur étrange...
Jof : C’est l’orage qui approche.
Maria : Non, c’est quelque chose d’épouvantable. Il nous a vus et il nous poursuit.
(La tempête se lève.)
Jof : Vite, dans le chariot !
C’est l’Ange Exterminateur qui passe et il est très grand.
Maria : Comme il fait froid ! 597»

Et lorsque la mort se cache, « se tapit dans l’ombre des portes, dans les encoignures complices 598», son odeur, son regard... quelque chose d’innommable trahit sa présence :

‘« Au moment où la grippe espagnole battait son plein, chaque hôpital militaire de contagieux envoyait, chaque jour, plus de cinquante cercueils au cimetière.
Les survivants semblaient n’avoir obtenu qu’un sursis. Nous n’échapperions pas, nous non plus, à la danse macabre. Tous, nous sentions près de nous un être hideux qui nous suivait comme notre ombre, mieux comme notre squelette ; et nous nous attendions à ce que, soudain, il nous prît par le bras pour nous entraîner précipitamment. Nos yeux ne pouvaient nous servir à le voir puisqu’il était invisible ; mais nous percevions sa présence par mille sensations, avec une sensibilité d’aveugle dans tout notre corps. 599»’

La Mort se lève et gesticule, elle se sent, se voit et prend la parole pour nous pousser à la suivre... elle s’est humanisée. Parallèlement, elle entoure sa venue de phénomènes mystérieux et surnaturels - changement de lumières, sensation de froid, impression inexpliquée d’une présence angoissante – qui l’éloignent de l’humain et la rapprochent des divinités infernales.

Notes
585.

ARIES P., L’homme devant la mort, tome 1, op. cit., pp. 118-119.

586.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 146.

587.

Ibid., p. 149.

588.

ANONYME , Le mors de la pomme, op. cit., p. 243.

589.

Ibid., p. 246.

590.

AUVERGNE M. d’, op. cit., p. 270.

591.

JOUVE P.J., op. cit., « La fin du monde », p. 146.

592.

HUGO V., op. cit., p. 663.

593.

BERGMAN I., op. cit., scène du village avec les flagellants.

594.

HOYAU A., op. cit., « La Mort et le bicycliste ».

595.

SPIRE A., op. cit., p. 157.

596.

JOUVE P.J., op. cit., « usines », p. 71.

597.

BERGMAN I., op. cit., dernière scène de jeu entre la Mort et Antonius Block.

598.

MAC ORLAN P., op. cit., « Celles de la rue », p. 27.

599.

CATHLIN L., op. cit., p. 24.