III.1. Le cheval.

La rencontre du cheval et de la mort n’est pas un thème moderne. Hélinant de Froidmont ordonnait à la mort de faire « enseler » ses « chevaus 600» et le cheval apparaissait déjà dans les représentations des Dits des trois morts et des trois vifs. A Pise, à la Ferté-Loupière les jeunes gens ne vont pas à pied, comme c’est le cas dans les textes, mais sont montés sur des destriers qui associent les trois vifs à des personnes de la noblesse. Le premier des jeunes hommes chevauche un cheval qui s’arc-boute lorsqu’il aperçoit les squelettes. L’iconographie des Dits était manifestement connue de Théophile Gautier qui débute ainsi « Les joyeusetés du trépas »  :

« De son destrier qui se cabre
Il jette à bas le chevalier,
Qu’il pousse à la danse macabre
En retournant le sablier (...). 601»

Le « destrier » qui, apeuré lorsqu’il sent la présence de la mort, se cabre, nous renvoie aux fresques des Dits alors que la mort, brutale, pousse le cavalier dans la danse. Ce poème nous montre clairement comment les écrivains ont pu mélanger deux légendes différentes mais fort proches au niveau thématique.

Dans les jeux de tarot, la mort est représentée montée sur un cheval qui galope et piétine les hommes qui se trouvent sur son passage. Cette image est empruntée au texte biblique de l’Apocalypse dans lequel la mort apparaît, montée sur un cheval blême : « Et je vis : et voici un cheval verdâtre ; et celui qui le montait s’appelait la Peste et l’Hadès l’accompagnait. Et il leur fut donné pouvoir sur le quart de la terre, pour tuer par l’épée, et par la famine, et par la peste et par les bêtes sauvages de la terre. 602» Le triomphe de la Mort, en Italie, va faire la jonction entre ces différentes visions. Au cours du XVe siècle, « la figuration de la mort se transforme assez vite en une convention nouvelle : elle prend la forme du transi décharné, féminin (elle garde ses cheveux) qui évoluera progressivement vers le squelette proprement dit. Par ailleurs cette mort féminine en Italie et en France, masculine dans les pays germaniques, en accord avec les suggestions de la langue, devient la mort à cheval : d’évidence cette symbolique qui se cherche a annexé l’un des cavaliers de l’Apocalypse (la mort qui chevauche « un cheval blême »). Par emprunt sans doute à l’Antiquité, l’Italie va prendre l’habitude d’armer la mort d’une faux, alors que la France ou l’Allemagne, plus fidèles à la lettre de l’Apocalpyse, la doteront d’un arc ou de dards. Une convention s’élabore progressivement qui va régir la scène du triomphe de la mort telle qu’on la rencontre ainsi de Florence à Sienne ou à Pise entre 1340-1350 et 1400, puis dans une production relativement tardive mais fidèle, vers 1445, au palais Sclafani de Palerme. C’est à partir de cette belle fresque que l’on peut décrire la scène : la mort, cavalier décharné armé d’un arc, sur une rosse

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’Triomphe de la mort’, (XVe siècle).Palerme. Palais Abbatelli. (Photo Lauros-Giraudon).

gigantesque, elle même décharnée, décoche ses flèches sur un groupe de jeunes dames et de jeunes seigneurs qui devisaient en faisant de la musique auprès d’une fontaine. Aux pieds du cheval qui les foule, des morts entassés : évêques et religieux pour la plupart. Mais à gauche, derrière la mort qui les néglige, des pauvres et des infirmes l’implorent en vain de les délivrer de cette vie 603».

Alfred Rethel s’est sans doute inspiré des Triomphes italiens et du texte biblique. La mort, squelette décharné, sort de sa tombe pour saisir non les flèches mais l’épée, la faux et la balance que lui tendent la ruse, la férocité et le mensonge. « Die Tollheit hält ihr Roβ bereit 604», le cheval se retrouve dans presque toutes les illustrations. Dans le deuxième feuillet, tête baissée, il mène le squelette vers la ville, il attend ensuite la mort qui, devenue bonimenteuse met en équilibre la couronne et la pipe. Le cheval étend son cou vers la mort qu’il semble observer d’un oeil hagard, il la regarde ensuite lancer au peuple l’épée de la révolution. L’image la plus frappante est sans conteste la dernière. Dans la ville aux maisons détruites, la mort, montée sur son coursier s’avance vers le spectateur. Derrière, l’armée la regarde s’éloigner tout en ramassant ses morts. Une femme et un enfant pleurent les disparus tandis que le cheval commence à gravir la barricade et s’apprête à écraser un homme mort, blessé au coeur par l’épée que la mort avait tendue au peuple. Cependant, le coursier, assoiffé par le combat, s’arrête et plonge sa longue langue dans la blessure d’où suinte le sang du cadavre. L’animal se nourrit des victimes de la mort, ce qui explique sans doute pourquoi, au contraire des peintures des Triomphes, il n’est pas squelettique mais bien en chair... la mort trouve toujours quelque chose à lui mettre sous la dent, c’est sans doute pour cette raison que, dans le premier feuillet, le cheval semble excité en voyant la mort se lever. Dans la dernière scène son cavalier lui a ôté ses mors et laisse voir sa vraie nature. Le cheval de la mort se présente comme un animal insensible, la première illustration nous montrait en effet l’éperon de son cavalier lui transpercer les flancs sans que ceci ne le préoccupât ; il symbolise également la stérilité et plus encore, la mort, puisque son organe reproducteur est sectionné et ne laisse paraître qu’un canal évidé.

La mort est également accompagnée de son cheval dans une des illustrations d’Auguste Hoyau, mais celui-ci apparaît comme un animal presque touchant en comparaison de celui dessiné par Alfred Rethel. La mort, qui a pris les traits d’un jockey, sert la main de l’agioteur et le prévient qu’il va « tout perdre à la dernière course 605». En effet, son étalon n’a plus de peau sur les os, ce n’est plus qu’un squelette qui montre ses dents et son oeil vide au joueur !

Le cheval, bien plus que le boeuf qui symbolisait chez Michault la marche tranquille de la mort, se prêtait, par son histoire, à devenir le compagnon de la mort. Au contact de son cavalier, il a perdu de sa superbe, sa crinière s’est ternie, son corps s’est parfois décharné ; il s’est métamorphosé en vampire, le cheval « blême » de l’Apocalypse a semble-t-il gagné la vie éternelle et perdu toute capacité de reproduction... comble de l’ironie pour un étalon ou signe d’un jeu des inversions ? Le coursier d’Alfred Rethel qui apporte la mort avec lui rejoint ainsi la légende du Roi des aulnes et annonce les animaux pervertis des rondes sabbatiques.

Notes
600.

Op. cit., p. 76.

601.

Op. cit., p. 100.

602.

« Apocalypse de saint Jean », Nouveau Testament, La Bible, traduction de Emile Osty et Joseph Trinquet, Tours : éditions du Seuil, 1973, 6-8 , p. 2562. (D’autres versions de La Bible remplacent « la peste » par « la mort »).

603.

VOVELLE M., op. cit., pp. 119-120.

604.

RETHEL A., REINICK R., op. cit., premier feuillet.

« La folie tient son coursier prêt ».

605.

Op. cit., « La mort et l’Agioteur ».