Marchant avec son temps, le noir squelette va s’approprier de nouveaux outils pour accomplir sa tâche. Elle utilise tout d’abord l’épée qu’elle lance au peuple afin qu’il accomplisse sa révolution :
Cette épée porte l’inscription « la justice du peuple », on la retrouvera dans la dernière scène abandonnée à terre à côté d’un homme éventré par une baïonnette tandis qu’un autre, mourant, tourne vers la mort son regard déjà vide. Dans la danse d’Edouard Thierry, le soldat qui manie le sabre se croit tout puissant et se réjouit de posséder cet outil de destruction :
Mais un coup d’épée ou de sabre ne peut faire qu’une victime à la fois, c’est pourquoi la mort se réjouit
et que dire de cette arme qui, jetée au hasard, tue de même et ne laisse même plus à la mort le loisir de choisir ses victimes :
Après le fusil et l’obus, l’homme a inventé une machine encore plus efficace pour tuer, un engin auquel la mort elle-même ne reconnaît aucun caractère terrestre :
Promptitude, calcul, réflexion des savants, travail acharné des ouvriers dans les usines, la machine de guerre allie le progrès et l’abrutissement des hommes, aucun sacrifice n’est assez grand pour porter la mort dans le camp ennemi...
En temps de paix, la mort quitte son arsenal militaire pour emprunter des méthodes plus discrètes. Elle se transforme ainsi, un soir, en vendeur de tabac afin de pousser de jeunes garçons à fumer 626. La mort s’est tellement bien intégrée au monde terrestre qu’elle sait emprunter les masques des hommes et passer inaperçue parmi eux. « Maquillée en chasseur de cabaret de nuit, en tenancière de toilette ou en bel homme gras, la mort vend la poudre blanche et la livre à ses clients décervelés dans les empaquetages les plus fantaisistes. 627» Mais son éventaire serait bien vide si elle ne proposait que cette substance pour faire le grand saut, aussi propose-t-elle sans cesse de nouvelles drogues. « On entre dans l’éternité les yeux chavirés et les cuisses grivelées par la seringue de Pravaz, le teint jauni par la toufiane, le nez rongé par la bigornette et la tête « sonnée » par toutes les cloches de l’éther. 628»
Lorsqu’il faut s’attaquer au bon citoyen qui ne toucherait jamais à des drogues que la moralité commune réprouve, la mort trouve d’autres subterfuges. Elle fait une fois de plus appel à la science de l’homme qui a conçu de nouveaux monstres : « la bête, gorgée d’essence, chauffe au soleil ses quatre pneus gonflés, mais un peu mous. Son coeur bat faiblement au ralenti. 629» Les membres de la famille prennent place en toute confiance dans cet engin conduit par « un homme qui n’inspire rien de tragique 630». Mais ils ne sont pas seuls ! « Dans l’ombre de la voiture on ne peut deviner une présence toute puissante. Ceux qui possèdent une auto ne peuvent jamais s’apercevoir de cette présence. C’est le rosaire le plus précieux de cette danse macabre, c’est encore la mort attentive et serviable. Elle prend place à côté de l’homme qui tient le volant, se multiplie sur la route en mille apparences identiques à la première. Mille apparences inspiratrices du capotage, de l’éclatement de pneumatique et de ce très léger engourdissement que la vitesse communique aux sanguins. » Et la vitesse, telle une drogue lente et insidieuse, s’insinue dans les veines du bon père de famille, grisé par cette nouvelle sensation de puissance. « La mort, pour celui qui tient en main sa destinée et celle des autres, apparaît et grandit comme la petite aiguille indicatrice de vitesse s’affole sur le cadran. Personne n’entend l’effroyable choc. 631» Satisfait, le nouveau cheval de course de la mort « fait entendre discrètement le ronflement de son moteur intact 632».
Il existe enfin une arme imparable, qui a le mérite de toucher toutes les catégories sociales et qui, à cause de sa puissance, a traversé les siècles : la cupidité humaine, le désir de posséder toujours plus, « Le Dieu des nations, c’est l’Or 633»... Dès les premières danses, l’usurier se plaignait de devoir abandonner ce qu’il avait passé sa vie à amasser :
Cet or, que certains gardent cachés dans des endroits connus par eux seuls... et par la mort puisqu’elle « ouvre le tiroir 635» de l’avare, gouverne le monde, attire l’humanité entière qui, transformée en reptile géant part à sa poursuite :
Chacun gesticule, fait des bonds frénétiques, pousse son voisin, hurle pour se rapprocher de celui qui possède, l’homme est réduit à l’état d’un animal assoiffé d’or. Un tel désir de possession ne peut amener que de nombreux maux.
Le désir de posséder est tel que la folie s’empare de chaque être humain et que chacun cherche à attraper l’or que le juif errant lance à pleines mains :
Il est assez amusant de voir que des mots autrefois associés à la mort : « rapace », « moissonneur », sont utilisés pour décrire des comportements humains. Et lorsque l’on s’aperçoit que même celui qui possède tout n’est pas prêt à donner la plus infime partie de son trésor pour venir en aide aux plus humbles - en effet la mort, vêtue de haillons, tend sa main vers le milliardaire et répond à celui qui refuse de donner aux pauvres : « Tu n’emportes pas un liard 639» - l’on comprend aisément que l’homme puisse perdre toute raison pour adorer ce nouveau dieu :
La soif de richesse devient le motif de toutes les guerres puisque c’est pour posséder toujours plus que, depuis la nuit des temps, les hommes se massacrent afin d’approcher le « semeur d’or » :
L’or ordonne aux hommes de tuer leurs semblables et ceux qui possèdent - dirigeants d’entreprises, financiers, gouvernants ... - sont prêts à pousser les hommes à s’égorger afin de défendre leurs biens ou d’en amasser de nouveaux.
La mort ne fait que s’adapter à son temps ; ses instruments sont le reflet de son époque, de la mécanisation et du génie humain qui très souvent, s’est d’abord exercé dans l’art de la guerre avant que de servir au progrès de l’humanité. Mais, paradoxalement, plus les armes sont devenues performantes et plus la mort a cessé de les utiliser. Réduite au rang de simple intermédiaire, elle confia son travail de boucher aux hommes qui, poussés par la soif de l’or, n’hésitèrent pas à s’entretuer. La mort, qui avait quitté pour un temps sa vieille faux usagée, retrouve alors ses origines paysannes et se contente d’engranger ses moissons.
RETHEL A. et REINICK R., op. cit., quatrième feuillet.
« Peuple ! Cette épée est la tienne !
Qui d’autre peut la pointer ? Toi seul !
Dieu parle à travers toi ! A travers toi uniquement !
« Du sang ! Du sang ! » crient des milliers et des milliers de gorges ».
Op. cit.., non paginé.
JOUVE P.J., op. cit., « Le général », p. 19.
Ibid., « Fourmilières », p. 73.
Ibid., « Le tank », p. 105.
Faut-il voir dans cette image une réminiscence des « Triomphes de la mort » de Pétrarque dans lesquel celui-ci dépeint la mort écrasant sous les roues de son char attelé de boeufs, les héros et les femmes les plus célèbres ?
BARTH F., op. cit., p. 15.
MAC ORLAN P., op. cit., « La neige », p. 47.
MAC ORLAN P., op. cit., « Voluptés », pp. 43-44.
Ibid., « Vitesse », p. 31.
Ibid., p. 31.
Ibid., pp. 31-32.
Ibid., p. 33.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 40.
ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 155.
GAUTIER T., « Bûchers et Tombeaux », op. cit., p. 111.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 21.
JOUVE P.J., op. cit., « L’argent », p. 48.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 42.
HOYAU A., op. cit., « La Mort et le Milliardaire ».
JOUPE P.J.J., op. cit.« L’argent », p. 49.
Nous étudierons le personnage du juif errant dans notre troisième partie.
DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 44.