IV.1.2. Du spectateur à l’acteur.

Le suicide représente le point paroxysmique de l’échange entre le rôle d’actrice et de spectatrice de la mort. Nous assistons à d’autres inversions tout aussi inattendues du côté des humains, qui, comme la mort, n’étaient sans doute pas prêts à affronter de tels bouleversements.

Entrez dans un lieu habité par une danse macabre et, si vous en avez le loisir, regardez les gens qui observent le jeu de la mort et des vivants... il ne laisse personne indifférent ! Lorsque les auteurs font appel à ces images d’un autre âge, c’est pour traduire l’indicible ou pour transcrire d’étranges phénomènes.

Si l’on en croit Paul Lacroix, le spectacle des danses exerçait une attirance mystérieuse sur la foule parisienne. Pour laisser libre cours à la représentation, les personnes endeuillées se hâtaient de rendre les derniers honneurs à leurs proches ; onze heures approchant, « fossoyeurs, prêtres et parents se dépêchèrent de remplir leur devoir pour céder la place aux spectateurs 678». Notre esprit logique a du mal à comprendre comment une pièce de théâtre, si célèbre soit-elle, pourrait nous inciter à nous presser dans de tels moments... Le flot des spectateurs massé devant le cimetière oublie même les fléaux qui l’entourent ; peste, pillages, famine, problèmes politiques et religieux... tout est balayé par le sujet de la pièce.

‘« La danse macabre occupait tellement les esprits et les conversations, que personne n’eut l’idée de compter les bières qu’on apportait professionnellement de quatre côtés ; cinquante corps furent reçus à péage (...). On ne songeait pas que la peste ravageait les hôpitaux et l’Hôtel-Dieu, que les quartiers Saint-Denis et Sainte-Opportune en étaient atteints ; que chaque nuit le prévôt de Paris faisait jeter dans la Seine ou enterrer secrètement les victimes de cette mortalité ; que les Ecorcheurs, ramas de brigands de tous les pays, recommençaient leurs atrocités dans les campagnes ; que les cavaliers anglais venaient piller les convois de vivres sous les murs de la capitale ; que cette grande ville n’avait de garnison que le guet ; que le roi n’était pas disposé à quitter Bourges ; que la famine de 1434 allait reparaître avec ses horreurs ; que, la veille, les marchés manquaient de blé ; que les usuriers sortaient de leurs repaires comme des nuées de corbeaux ; que les factions se remuaient à la faveur des calamités publiques : on ne songeait pas même au jeudi saint, dit blanc jeudi.  679»’

Nous assistons ainsi à une situation paradoxale, alors que la mort se cache dans toutes les rues de Paris et des environs, alors que chacun peut sentir son souffle glacé prêt à l’envelopper, les hommes oublient sa présence dans le « monde réel » et viennent la regarder agir sur des tréteaux ! De plus, ceci ne les effraie pas mais leur redonne le goût de vivre.

‘« Autour du cimetière, c’étaient des élans de folle joie, des cris insensés, des chansons en divers patois, des jurons, des proverbes relatifs à chaque profession, des grimaces et des rires. 680»’

Les spectateurs de toutes conditions envahissent le cimetière, se bousculent pour accéder à une place de choix, foulent les tombes de leurs ancêtres, heurtent les croix, se servent des pierres tombales comme de gradins... les morts sont malmenés par les vivants. Le cimetière est devenu le théâtre d’étranges inversions puisque les vivants embrassent les sépultures en toute impunité...

‘« C’était un spectacle plus étrange ; plus pittoresque et plus animé que la danse macabre, celui que présentait le cimetière des Saints-Innocents, avant la représentation. (...) les croix de pierre, les monuments et les chapelles avaient été d’abord envahis, ainsi que toutes les galeries des charniers, dont la couverture ployait sous le poids des assiégeants ; la tombe de saint Richard n’était pas respectée et tenait lieu de piédestal à une vingtaine de filles folles de son corps. L’église des Saint-Innocents portait des hommes comme un arbre chargé de fruits ; les uns à cheval sur les arcs-boutants, les autres accrochés aux corniches à la façon des larves sculptées qu’ils embrassaient. 681»’

Ces mêmes homme seront horrifiés lorsqu’ils verront Macaber entraîner le pape, alors même qu’ils sont assis parmi les os ! La mort, palpable et humanisée serait donc plus terrifiante lorsqu’elle est mise en scène, elle permet de fixer ses peurs et d’évacuer ses angoisses.

Confronté à l’inexplicable, nous cherchons à donner un visage à ce qui ne peut en avoir. Ainsi, la vision de la mort remplit les hommes de terreur, elle ravive le souvenir des danses qui cessent de représenter des figures figées par le pinceau et le temps. L’apparition des épidémies réveille le sentiment de notre fragilité, et les momies squelettiques resurgissent du fond des siècles pour venir nous happer au sein de nos activités.

‘ « Donc, ce jour là, nous yeux furent décillés ; nous connûmes la grippe ; et désormais nous hanta la pensée de cette maladie, qui faisait tomber les hommes.
Notre temps avait le spectacle d’une danse macabre où nombre de spectateurs inopinément devenaient acteurs. Les dictionnaires disent que danse macabre c’est danse des morts ; mais c’est, bien plutôt danse à la mort. Le soldat qui s’arme pour la bataille, le laboureur qui mène sa charrue, le moine qui prie, l’enfant qui se rend à l’école, la mère qui allaite, la fiancée qui se pare, comme aussi le général, l’empereur, la reine ou le pape, chacun , à toute heure du jour ou de la nuit, est pris au milieu de ses occupations ou de ses plaisirs, chacun est emporté malgré soi dans la ronde. 682»’

L’homme n’est plus le simple spectateur des danses, pris dans la tourmente d’une épidémie à laquelle il ne s’attendait pas, il devient, à son insu, un acteur qui n’a plus que le temps d’adresser une réplique à la mort. « N’y a-t-il pas d’exception pour les gens de théâtre ? 683» demande en vain le compagnon de Jof. L’ancienne danse des morts par laquelle le spectateur ne se sentait concerné que le temps d’une représentation ou devant laquelle il refusait de s’attarder devient une danse à la mort, les momies ne sont plus d’étranges visions d’un autre monde, des morts abstraits, elles nous représentent marchant vers la mort.

Tous les personnages qui se retrouvent un soir de tempête dans le château d’Antonius Block, les compagnons de route de Jof et Maria ou les personnes rencontrées à l’auberge, comme le forgeron, entrent malgré eux dans la ronde ; le jongleur, qui a fui la mort, les aperçoit au loin, dansant sur la colline : « Je les vois. Là bas sur le ciel d’orage. Il y sont tous : le forgeron et sa femme, le chevalier, Raval, Jöns et Skat et la Mort, implacable, les invite à la danse. 684» Sur le ciel tourmenté les invités de la mort se dessinent en ombres chinoises, ils forment une farandole et, tout en dansant, suivent leur guide. Jof est le seul à pouvoir voir cette danse, sa femme parle à ce sujet de « vision ».

Le jeune homme qui entre dans le palais de l’évêque Marcoman est le témoin d’une scène semblable. Alors qu’il regarde avec minutie et intérêt une fresque macabre, son regard est attiré par un homme tenant un luth dans ses mains.

« Tout à coup dans les flancs du hideux instrument
De lugubres accords vibrant distinctement,
Ainsi qu’un glas s’en échappèrent.
Au même instant, saisi d’un indicible effroi,
Je vis le troubadour, incroyable magie !
Se détacher du mur et s’avancer vers moi !...
Ce n’était nullement une vaine effigie,
Ce n’était pas un corps vaporeux et subtil,
Mais un être tangible et presque de ce monde.
Gravement il s’approche, et, d’une voix profonde :
« Je suis Macaber », me dit-il. 685»

L’étrange personnage va l’initier à une danse macabre menée par les humains alors qu’il contemplait une fresque murale où les squelettes faisaient danser les hommes. Ce passage entre deux mondes qui relève du surnaturel et que l’on retrouvera fréquemment dans le motif de la nuit du Walpurgis, n’effraye nullement le jeune homme,

« N’avais-je pas appris que ce monde en renferme
Un autre qui souvent, aux yeux les plus hardis,
Dévoile sans danger ses secrets ? 686»

En renouvelant la danse macabre les écrivains ont utilisé le thème du double ; grâce à un jeu de miroirs, ils nous ont montré les deux faces d’une même réalité. Le spectateur d’aujourd’hui ne voit plus dans ces oeuvres que la transcription d’un imaginaire d’un autre âge, mais, le retour des épidémies, la peur de la mort redonnent toute leur portée aux danses. Le spectateur invulnérable que nous croyions être se retrouve, à son insu, pris dans la farandole.

Notes
678.

Op. cit., p. 167.

679.

Ibid., pp. 168-169.

680.

Ibid., p. 168.

681.

Ibid., pp. 172 & 174.

682.

CATHLIN L. op. cit., pp. 15-16.

683.

BERGMAN I., op. cit., scène entre la mort et l’acteur.

684.

Ibid., scène finale.

685.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 10.

686.

Ibid., p. 12. Ce texte contient une description d’une danse macabre médiévale et crée, par une mise en abîme, une autre danse des morts qui nous plonge dans une atmosphère surnaturelle. Nous évoquerons ce deuxième aspect dans notre troisième partie puisque plusieurs textes usent d’un procédé semblable.