IV.2.2. La mort peut être belle ...

L’image de la beauté nous renvoie tout naturellement à celle de la femme, motif constant dans les premières oeuvres de Théophile Gautier. La femme reste toujours par quelque côté inquiétante, « elle l’est par sa beauté et sa fragilité. Le vrai mystère, à la fois fascinant et douloureux, est celui de la présence du Beau en ce monde. La femme, incarnation de la beauté en ce qu’elle a de plus accessible et de plus charnel, est aussi le signe le plus visible de la mort. Il est frappant qu’à travers Albertus, La Comédie de la Mort, Espana, Emaux et Camées, Gautier soit perpétuellement obsédé par la présence d’une femme belle, mais dont la splendeur porte en elle sa destruction 704».

Cette étroite relation entre la femme, la beauté et la mort était déjà présente dans ce vers adressé à la mort par Eustache Deschamps : « O princesse, laide et noire figure. 705» A la fin du moyen âge l’homme va associer la mort à la beauté et à la douceur, deux marques de la féminité qui rendent la mort plus proche de l’homme mais qui la créent également plus imprévisible et plus ambiguë. Selon Georges Servières les fresques des danses macabres portent les mêmes traces d’une féminité à double tranchant : «  les attitudes primitives se transformèrent bientôt en une mimique d’allures plus féminines que masculines. A la fin du XVe et du XVIe siècle, le squelette se gracieuse, comme à la Chaise-Dieu, minaude, fait des courbettes, des ronds de bras, a des gestes de cajolerie, des souplesses d’échine inquiétantes et comme des sollicitations de courtisane. Il tempère de ces aimables singeries l’épouvante que son attouchement final inspire à chaque personnage. Et tout cela est bien d’essence féminine. La Mort est une endormeuse... 706» Cette association entre la mort et la féminité va permettre d’individualiser la mort qui sera ainsi représentée sous les traits d’une femme dans la fresque du Campo Santo de Pise. « Une femme âgée, au visage impitoyable, plane, brandissant sa faux : elle a de grandes ailes noires, de longs cheveux et des griffes aux pieds et aux mains. Cette femme puissante, à demi-réelle, est la Mort (...). Nous devons à l’artiste du Campo Santo la plus haute création existante que l’art occidental ait produite en ce genre, avant le XVIe siècle. Cette forme féminine qui exerce son terrible ministère réussit en effet une synthèse extrêmement heureuse et réalise une unité si immédiate d’attributs qu’on peut y reconnaître la première personnification de la Mort. 707»

Théophile Gautier donne à la mort ses premières touches de féminité en la parant de couleurs contrastées ; le noir qui entoure la venue de la mort s’oppose à la blancheur de son personnage,

« Comme sur un drap noir,
Sur la tristesse immense et sombre
Le blanc squelette se fait voir. 708»

Alcide Ducos du Hauron accentue encore plus l’éclat du personnage, le noir satiné de sa peau momifiée est mis en relief par la couleur rouge vif de ses atours :

« Une pourpre en lambeaux drapait ses omoplates.
Aux loques de sa chair, noires comme le jais,
Cet oripeau mêlait des loques écarlates. 709»
Et la noblesse de son allure met son corps en valeur :
« Sa Majesté la Mort festoyait ses sujets ( ...).
Tandis qu’elle donnait le signal du sabbat,
L’air hautain de son crâne, aux grands rires funèbres,
Superbement juché sur ses hautes vertèbres,
N’admettait pas qu’on regimbât. 710»

L’horrible, grâce à la poésie, se transforme en beauté. « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté, et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme 711», c’est ce que l’on peut déjà pressentir dans La Comédie de la Mort. « Dès le « Portail », on y lit que « La mort fait la coquette et prend un ton de reine... » La camarde n’est pas la froide et implacable faucheuse ; elle est un avatar de la féminité, certes tragique mais non dramatique : « Et son front seulement sous ses cheveux d’ébène, / Comme un charme de plus, garde un peu de pâleur. » Elle reste, « in fine », une créature aimable voire désirable, quoi qu’à regret. 712» La représentation du corps décomposé cède la place à celui d’une femme qui, bien qu’appartenant au monde des ténèbres et déjà frappée par les atteintes de la corruption, porte sur elle les traces de l’innocence et de la virginité :

« Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur, et sa bouche bleuâtre ;
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre,
Au lieu d’être vermeil.
Un souffle fait plier sa taille délicate ;
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
Pendent languissamment ;
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
Reste sans mouvement.
(...)
Quant au reste, elle est nue ; et l’on rit et l’on tremble
En la voyant venir, car elle a tout ensemble
L’air sinistre et charmant. 713»

La « silhouette de l’ange  nous introduit à cette troublante rencontre de la mort et de la beauté, de la mort et de la volupté 714» dont raffoleront les écrivains et les peintres de la fin du XIXe siècle, alors que la beauté troublante de la mort annonce certains poèmes des Fleurs du mal. « Au regard de Gautier comme de Baudelaire, toute la création aspire à la transfiguration poétique. La mission du poète consiste précisément à dépister l’éternelle beauté à travers ses innombrables incarnations, aussi inattendues et surprenantes qu’elles puissent être. Paradoxalement, les objets difformes et monstrueux seront particulièrement dignes de l’attention du poète, car c’est en tirant la beauté du Mal que ce nouveau rédempteur remportera la suprême victoire sur les forces du désordre et de la destruction. 715» Théophile Gautier va sans cesse conjuguer la disparition purulente du cadavre et la continuité du cercle vital incarné par le ver. L’éternelle métamorphose de l’univers n’est pas une malédiction, à travers Emaux et Camées « Gautier comprend que la désintégration universelle des formes est la condition nécessaire à leur perpétuelle régénérescence 716» et le dialogue entre le ver et la trépassée qui prend place au sein de La Comédie de la mort sera porteur du même message. La mort est donc une femme qui, d’une vie qu’elle prend, en crée une autre. Si Gautier tourne et retourne dans son imagination l’image macabre, il n’en retire pas la délectation morbide qui sera celle de Baudelaire.

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Nicholas Manuel Deutsch, ’La Mort et la jeune femme’, (1517), clair-obscur à la détrempe. Kunstmuseum, Bâle.

Notes
704.

DETALLE A., op. cit., pp. 71-72.

705.

Ballade CCXXIII, PAQUETTE Jean-Marcel, Poèmes de la Mort de Turold à Villon, Paris : Union Générale d’Edition, 1979, p. 173.

706.

« Les formes artistiques du « Dict des trois morts et des trois vifs » », Gazette des Beaux-Arts, 1926, 68e année, premier semestre, p. 34.

707.

TENENTI A., op. cit., p. 22.

708.

« Bûchers et Tombeaux »,op. cit., p. 111.

709.

Op. cit., p.3.

710.

Ibid., p. 3.

711.

BAUDELAIRE Charles, Théophile Gautier, OEuvres complètes, Paris : Robert Laffont, 1980, p. 504.

712.

BODDAERT François, GAUTIER Théophile, La Comédie de la mort et autres poèmes, choix et présentation des textes, Chatenois les Forges : E.L.A. La Différence, 1994, pp. 11-12.

713.

GAUTIER T., La Comédie de la Mort, La Comédie de la mort et autres poèmes, Chatenois les Forges : E.L.A. La Différence, 1994, pp. 59-60.

714.

VOVELLE M., op. cit., p. 665.

715.

CASSOU YAGER Hélène, La polyvalence du thème de la mort dans les Fleurs du mal de Baudelaire, Paris : librairie A. G. Nizet, 1979, p. 110.

716.

Ibid., p. 112.