IV.2.3. L’amour et la mort.

En même temps que se développe l’image d’une mort féminine, que le transi est remplacé par le squelette propre et sec, débarrassé des humeurs sordides du corps et de la terre, apparaît le motif d’une mort violente qui s’attaque au symbole de l’amour et de la virginité. « Sur sa route, le squelette agile n’hésite pas à prendre où il sait les trouver les plaisirs pervers délaissés par les habitants de l’au-delà. Il n’hésite plus à fouiller avec ardeur

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Ferdinand Barth, ’la jeune fille et la mort’, Die Arbeit des Todes, ein Todtentanz.München : Verlag von Braun & Schneider, 1867.

dans le sexe de la jeune fille qu’il enlève : l’enlèvement tourne au rapt et au viol 717». C’est ce qu’illustre avec une certaine délectation morbide Nicolas Manuel Deutsch. « Un thème nouveau est né, qui, sans toujours le même érotisme ni la même violence, traverse l’art occidental jusqu’au XXe siècle, en particulier dans les pays germaniques et scandinaves. La mort y apparaît comme le lieu d’un amour autrement impossible : la jeune fille et la mort. 718» Le texte de Martial d’Auvergne est le premier à nous dévoiler cette rencontre, nous y entendons la mort sommant la fiancée d’aller se dévêtir afin de se préparer à sa nuit de noce :

« Pour monstrer vanité folie,
Et qu’on doibt sur la mort veiller,
Ca, la mains, espousee jolie,
Alons nous en deshabillier.
Pour vous ne fault plus travailler,
Car vous viendrés coucher aillieurs ;
L’en ne se doibt trop rescailler.
Les faiz de Dieu sont marveilleux. 719»

Téhophile Gautier nous dépeint la mort entrant en cachette dans l’Eglise, se glissant sous le banc et relevant lentement la robe de la jeune femme :

« Et, parmi la foule priée,
Hôte inattendu, sous le banc,
Vole à la pâle mariée
Sa jarretière de ruban. 720»

Dans l’oeuvre de Ferdinand Barth721, elle prend les traits du galant pour frapper à la porte de la jeune femme et une fois entrée, s’empare de sa victime. S’asseyant sur le cercueil qui lui sert de couche la mort attrape la jeune fille par la taille et l’empêche de se débattre en ramenant son bras droit derrière son dos. La couronne de fleurs de la mariée gît sur le cercueil encore fermé alors que la mort, arborant un rire satanique, se sert du voile de la jeune femme pour coiffer son sinistre crâne.

Pierre-Jean Jouve ne manque pas de reprendre ce stéréotype en associant ironiquement la Paix que les ministres bafouent à la virginité. La guerre est un engrenage sans fin, « On se pousse les uns les autres », et il faut obtenir « la victoire coûte que coûte » car « la paix serait une lâcheté cruelle ». La mort se réjouit alors de la folie des gouvernants :

« Gueule des canons ! j’ai eu peu
De vos lâchetés.
Je me rassure.
Cette bonne vierge de la Paix,
Nous coucherons avec elle ce soir. 722»

Mais l’image sans doute la plus dérangeante de toutes reste celle de la mort, vampire qui dévore les hommes et les encourage à se taillader à coups de couteau, à se déchirer le corps en se jetant sur les grenades et qui trouve sa jouissance dans le mélange informe des corps dépecés imbriqués les uns dans les autres :

« Aha, la Mort follement vous dévore !
Qu’il fait chaud, cette nuit, ils n’ont jamais encore tué si grand !
Ahan, tire à son front, ahan, pique à son coeur,
Pour celui-là, couché, le couteau.
Aha, les canons font leur travail ! la terre est rase.
Et partout la pluie folle des grenades !
Avancez, la vague courageuse, et tombez tous.
Jouissance ! Ici, corps à corps ;
Tête à tête, ventre à ventre, âme sur âme,
Ils font l’Amour de la Mort. 723»

A partir du XVIe siècle d’innombrables scènes ou motifs, dans l’art et la littérature, associent la mort à l’amour. Cet érotisme était inexistant dans les toutes premières gravures sur bois du moyen âge illustrant le thème de la mort. Il se glissera dans les premières gravures de Dürer, où l’on voit un squelette épiant un jeune couple derrière un arbre, ou bien, ailleurs, attaquant une jeune femme. La mort en tant que prostituée représente une autre variation sur le même thème, annoncé, nous venons de le voir, par les caractéristiques féminines attribuées au squelette. Ce lien entre Eros et Thanatos sera exploité par les romantiques qui feront entrer la Mort au bal.

Les grandes épidémies et les guerres mettent en avant le caractère inexorable de la mort et font resurgir, du fond des mémoires, les images oubliées des oeuvres médiévales. Les écrivains qui ont eu recours à cette veine macabre vont transformer le personnage de la mort. Ils le dotent de sensations, de désirs et de sentiments humains. Influencés par le romantisme, certains lui ont même attribué des caractéristiques féminines et ont su voir en elle une beauté cachée. Mais la mort n’en reste pas moins répugnante, notamment quand elle emmène dans sa couche la jeune fiancée qui allait goûter les plaisirs de la vie. Ainsi, en s’individualisant, la mort a gagné en cruauté, mais aussi en puissance. S’adaptant au progrès et aux découvertes du XIXe et du XXe siècles, elle s’est attribuée de nouvelles armes perfectionnées qui font de sa vieille faux un objet obsolète. S’exerçant dans l’art de la guerre et devenue fin stratège elle peut désormais abattre en une journée des milliers d’hommes. Elle dispose aussi de multiples subterfuges - drogues, tabac, prostitution...- et sait utiliser les inventions récentes, comme l’automobile, pour agir en temps de paix.

Pourtant, à travers les oeuvres que nous venons de parcourir, ce n’est pas tant la mort que l’homme qui est mis en accusation. Si les écrivains ont décrit avec tant de précisions les avatars de la mort ainsi que ses instruments, c’est avant tout pour que l’homme puisse voir en elle son propre reflet. Se cachant derrière le mensonge ou la lâcheté, n’hésitant pas à désigner des boucs émissaires, attiré par le gain et la cupidité, il redouble d’ingéniosité pour nuire à son prochain et n’hésite pas à mettre à mort celui ou ceux qui dérangent ses projets. Les danse macabres vont alors se faire violemment satiriques et remettre en cause les fondements mêmes de la société.

Notes
717.

ARIES Philippe, Images de l’homme devant la mort, Tours : éditions du Seuil, 1984, p. 182.

718.

Ibid., p. 182.

719.

AUVERGNE Martial d’, op. cit., p. 269.

720.

« Bûchers et Tombeaux », op. cit., p. 112.

721.

Op. cit., p. 2.

722.

« Les mort, les ministres et la paix », op. cit., pp. 138-139.

723.

« Le soldat d’assaut », ibid., p. 89.