I.1. Quelle égalité  ?

I.1.1. Le refus d’accepter l’heure de sa mort.

Tous les hommes, quelle que soit leur condition sont effrayés lorsqu’ils voient la mort s’approcher d’eux. La femme du chevalier « ne pansoye » « pas si tost mourir 727» et le clerc ne comprend pas qu’on l’appelle si vite :

« Fault-il qu’un jeusne clerc servant
Qui en servcice prent plesir
Pour cuider venir en avant
Meure si tost ? C’est desplesir. 728»

Le pape lui même ne semble pas s’être préparé à une telle éventualité et se plaint de devoir suivre la mort : « Las ! or n’est-il delay ne ensonne / Contre ceste citation ? 729». Poussés par le désir de vivre encore, certains vont tenter d’échapper à la mort. Cette dernière est obligée de barrer le passage au sergent, « Ha, maistre, par la passeres, / N’aie ja soing de vous deffendre 730» ou d’ordonner au bourgeois « hastez vous sans tarder. 731»

Ce sont les mêmes réactions que nous retrouvons quelques siècles plus tard lorsque la mort se présente auprès de ses victimes. L’empereur tente de la dompter avec son sceptre, « il lui offrit la moitié de son manteau impérial ; il ôta sa couronne pour l’en parer ; il fit signe à ses gardes ; il monta sur un trône, il s’y cramponna. 732» Le baron « crie » et « détale 733», les militaires fuient « vers les bureaux du Ministère 734», l’acteur prétend qu’il a femme et enfants à nourrir735, le directeur argumente qu’il est «attendu à la Présidence du Conseil 736» et même les pauvres gens qui ont demandé à la mort de tendre sa main vers eux, ne peuvent cacher leur appréhension, car, comme l’explique le tailleur juif :

« Voilà ! On croit toujours qu’on sera fort.
Mais, quand c’est l’heure, le coeur bat trop vite.
Et l’on a beau serrer dessus, de toute la force de ses poings,
Il ne ralentit pas s’il ne veut pas ! 737»

La stoppeuse ne peut s’empêcher de demander naïvement : « Pourquoi qu’elle ressuscite ? 738» et la mort à qui aucune parole n’échappe rappelle à certains couards qu’ils l’avaient suppliée de les emmener :

« Mais toi, chef de commis dégoûté de toi-même,
Réjouis-toi. Tu m’as appelée, je suis là ! 739»

Les anciennes plaintes ont gardé toute leur vitalité. Comme aujourd’hui, l’homme âgé était prêt à endurer les maux de la vieillesse « de morir ne suys pas content 740», le laboureur avouait qu’il aimerait « mieulx fit, pluye ou vent, / Est es vignes 741» ; l’empereur regrettait son empire « ce m’est grant paine 742», la femme ne pouvait retenir un cri d’indignation « Dieu ! quel ennuy et quelle perte ! 743», l’écuyer faisait ses adieux aux plaisirs de la vie :

« A dieu deduis, a dieu solas,
A dieu dames, plus ne puis rire 744».
Et l’épousée se plaignait de n’avoir pu y goûter :
« En la journee que avoys desir
D’avoir quelque joye en ma vie,
Ja n’ay que deul et desplaisir,
Et si fault que tantost desvie 745».

Depuis toujours, la mort s’attaque à tous les sexes, à tous les âges et à toutes les conditions sociales, elle a le pouvoir d’abolir les frontières sociales car chacun, au moment d’entrer dans la danse, est saisi d’un mouvement de recul . Comme le dit si bien la chambrière, et ceci est valable à toutes les époques, « peu de gens se louent de la mort 746». « En général, les danses des morts ne font que résumer l’opinion des philosophes de tous les pays et de tous les temps, sur l’instabilité des choses humaines et sur la rigueur du destin. Elles reproduisent des maximes, des vérités, que la sagesse des nations avait depuis longtemps reconnues, proclamées, et fait passer à l’état de proverbes. Néanmoins, si les préceptes qu’elles contiennent sont anciens et vulgaires, ils empruntent un intérêt nouveau à la manière hardie et originale dont ils sont exposés. Ici, d’ailleurs, le cadre s’étend, s’élargit ; ce n’est plus l’oeuvre d’un seul individu, d’un penseur isolé, c’est l’oeuvre des masses. L’idée philosophique coulée dans le moule populaire prend de gigantesques proportions, se répand partout, englobe tout. Plus de castes privilégiées, plus de hiérarchie sociale ; chacun proclame en face du squelette que tous les humains sont égaux devant la mort. Quoiqu’une telle pensée dût conduire à l’oubli des haines réciproques, trop de gens, dans ces temps d’égoïsme et de brutalité politiques, avaient méconnu le grand principe de l’égalité humaine, et, par contre, trop de gens avaient souffert de l’inégalité devant la loi, ou plutôt de l’inégalité devant la vie, pour que les opprimés, qui composaient la majorité des populations, n’eussent point une certaine joie à assaisonner d’un grain de raillerie cette donnée philosophique où les persécuteurs les plus orgueilleux étaient rabaissés à la condition des plus humbles victimes. 747»

Notes
727.

AUVERGNE M. d’., op. cit., p. 267.

728.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 161.

729.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 241.

730.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 155.

731.

Ibid., p. 151.

732.

LACROIX P., La danse macabre, op. cit., p. 188.

733.

SPIRE A., op. cit., p. 156.

734.

Ibid., p. 156.

735.

BERGMAN I., op. cit., scène entre la mort et l’acteur.

736.

SPIRE A., op. cit. , p. 179.

737.

Ibid., p. 161.

738.

Ibid., p. 178.

739.

Ibid., p. 179.

740.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 234.

741.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 158.

742.

Ibid., p. 145.

743.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 233.

744.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 150.

745.

AUVERGNE Martial d’, op. cit., p. 269.

746.

Ibid., p. 270.

747.

KASTNER G., op. cit., p. 13.