I.1. 2. L’égalité dans la mort ?

Chacun doit mourir un jour, mais peut-on parler pour autant d’égalité devant la mort ? Il semble que ce fut réellement le cas au moyen âge, car, même si les enterrements faisaient plus ou moins étalage de richesses, après avoir séjourné dans la fosse commune ou sous les dalles des églises, les os étaient ensuite déterrés et portés au charnier. Ils s’empilaient le long des églises où venaient orner (dans les cas extrêmes aux XVIe et XVIIIe siècles), les chapelles funéraires. « Toutes les danses macabres sont d’accord sur ce point. Le riche, le pauvre, le juste et le méchant se mêlent dans la pourriture sucrée qui précède la chimie mystérieuse de la métempsycose. 748» Le cimetière des Innocents, était considéré comme une terre sacrée mais mêmes les plus riches n’y pouvaient trouver le repos éternel. « Les morts ne restaient pas longtemps dans cette terre sainte ; sans cesse ils devaient faire place aux nouveaux venus, car vingt paroisses avaient le droit d’ensevelir dans l’étroit enclos. Et il y avait alors entre les morts une égalité parfaite : les riches n’avaient pas, comme aujourd’hui, pignon sur rue au cimetière. Quand le temps était venu, on vendait leur pierre tombale, et leur os allaient s’entasser dans les charniers qui surmontaient le cloître. A toutes les ouvertures se montraient des milliers de crânes sans nom ; le maître des requêtes, comme dit Villon, ne se distinguait plus du porte-panier. 749»

Cette égalité des hommes devant la mort se retrouvait jusque dans la composition de la danse macabre qui abandonna, à l’inverse d’autres représentations, tout système de hiérarchie entre les vivants et les morts. En effet, les morts des danses - contrairement à ceux des Triomphes de la mort qui mettent en scène comme au Campo Santo une femme aux ailes de chauves-souris et aux pieds griffus qui menace les hommes en les survolant avec sa faux -, ne sont pas terrifiants. Ils entraînent les vivants mais ne les menacent pas, ils deviennent en quelque sorte leurs égaux. « La danse est un mouvement où les morts entraînent leurs partenaires rétifs, ridiculisés par cette nécessité. Ils ne se présentent pas armés aux vivants ; ils les emmènent avec eux, mais ils ne les attaquent pas ; ils ne les prennent pas par surprise mais avec un geste familier de compagnon ; ils ne les dominent jamais d’en haut et ne surgissent pas de terre ; ils sont à égalité avec eux. 750» Cette égalité qui était celle des premières danses va disparaître avec la personnification de la mort. En individualisant la mort, l’homme la rendue palpable, il la également placée au-dessus des hommes, cette évolution se lit fort bien dans la modification du statut de la mort. Autrefois, les morts venaient prendre les vivants par la main pour les guider vers la tombe, puis, la mort a rempli seule cet office. Armée d’une faux, elle est devenue aveugle et insensible ; d’actrice, elle a enfin accédé au rang de spectatrice. La Mort des danses contemporaines ne se place plus sur un pied d’égalité avec les hommes, elle commente leurs actions avec cynisme et dénonce leurs vices, elle prend très souvent la place du juge.

D’autre part, à partir du XIXe siècle les sentiments pour la famille restreinte se renforcent considérablement, et par conséquence le lien affectif entre le mort et le vivant se développe : on veut honorer et chérir ses morts. L’ancienne égalité qui existait dans le tombeau va être balayée par le décret du 12 juin 1804 qui régit encore, pour l’essentiel, la législation contemporaine. Le cimetière devient municipal, ce qui achève sa laïcisation, et toute personne doit alors être enterrée dans un cimetière communal ou public. Plus encore, ce décret prévoit que les particuliers auront l’autorisation de faire élever un tombeau ou d’acheter leur place : c’est l’origine de la concession perpétuelle et la fin de l’égalité devant la mort. Les os des riches et des pauvres ne se retrouveront plus dans les ossuaires et chacun pourra orner son tombeau de marques distinctives.

Notes
748.

MAC ORLAN P., op. cit., p. 8.

749.

MALE E., op. cit., p. 360.

750.

TENENTI A., op. cit., p. 28.