I.2. La mort des riches  : une compensation pour les plus démunis.

Dans son poème André Spire respecte la hiérarchie des anciennes danses puisque la mort convoque les personnes qui occupent un rang élevé dans la société mais l’égalité devant la mort se transforme rapidement en inégalité puisque les riches sont les premiers et les seuls à être happés par la grande faucheuse. « Une foule regarde défiler une foule. Les vivants sont les pauvres : ouvreurs de portières, mendiants, camelots, femmes de chambre, distributeurs de prospectus. Les morts sont les riches, les « riches piteux », la « douairière » et le « monseigneur », des généraux à bicorne, des ambassadeurs à plumes, le « premier président », des femmes et des jeunes filles du monde dont les doigts soudain décharnés laissent tomber les bagues sur le trottoir. 751» Toutefois, tous savent que la mort les attend. Après avoir feint de disparaître pour pouvoir, avec ironie, laisser les hommes montrer leur vraie nature, la mort lance à l’ensemble de la foule : « Vous êtes tous à moi ! 752» Elle emmène alors aussi bien le directeur que le chef de commis, le moine, le second syndicat, la stoppeuse... tous font désormais partie du cortège. Mais, l’espace de quelques heures, les plus démunis auront connu le goût amer de la vengeance.

En effet, les plus pauvres se réjouissent des danses qui malmènent ceux qui se croient invulnérables et toute la ville accourt pour voir la Mort maltraiter les grands de ce monde. « La fange de la population était montée à la surface, tant la curiosité avait troublé jusqu’au fond Paris immobile et endormi depuis deux ans. 753» Les plus démunis qui entrent dans la danse semblent se délecter de ce dernier jeu qui leur permet de côtoyer éternellement ceux qui ont ignoré leur misère terrestre.

« Ceux qui furent en proie à la misère immonde,
Les gueux, de leur vivant, rebut du genre humain,
Pour danser côte à côte avaient pris par la main
Les plus grands monarques du monde. 754»

Et chacun applaudit lorsque Macaber caresse la moelle épinière du saint pontife avec sa pelle, chacun se plaît à voir le symbole de la dignité qui « débarrassé d’une fausse honte » s’agenouille devant la Mort pour obtenir un sursis, qui essaie ensuite en vain les menaces d’excommunication puis tente de fuir. « Le peuple riait de tous ses poumons, et applaudissait la pantomime autant que la musique 755», la danse lui offre pendant quelques instants l’illusion qu’il peut se comparer aux plus hauts dignitaires du royaume.

La foule des petites gens, lorsqu’elle voit la mort s’emparer des notables de la ville, se contente tout d’abord de décrire la scène : « leurs robes se fanent », « leurs chichis dégringolent », « ces femmes étaient belles à parer. 756» Puis, tous se souviennent des humiliations que leur ont fait subir les femmes de la haute société :

« Ont-elles défendu qu’on nous déguise
En gugusse de cirque ? 757»
s’indigne un distributeur de prospectus.
« Leurs inspecteurs ont accepté qu’on nous expose,
Ployées en deux, les genoux remontés vers les yeux,
Dans des devantures comme des choses, 758»

renchérit une stoppeuse. La danse se transforme rapidement en une sorte d’exutoire : le cocher ironise,

« Tes dents, Duchesse ! 759»
Le livreur dénonce ceux qui tentent de fuir,
« Attrapez-les ! ... Le bicorne avec les dorures se sauve.
Pas de pitié ! Pas de pitié ! »

Et le croque-mort s’amuse d’un jeu de mot pour répondre à l’ironie du sergot :

Sergot.
« Ils ne sont pas très crânes les hommes de ces dames ! »
Croque-mort.
« Si fait ! Ils le deviennent.
La peau de leurs tempes se fendille.
Les gens trop bien nourris, et les gens qui se droguent
Se gâtent plus vite que les pauvres.
On dirait des morts de six mois. 760»

Les danses « contemporaines », tout comme leurs modèles, ont exploité le thème de l’universalité de la mort qui permet aux plus pauvres d’exprimer leurs sarcasmes. Dans la danse de Guyot Marchant, la mort s’adresse à chaque personnage en tenant compte des actions qu’il a accomplies pendant sa vie terrestre, elle juge les hommes et ses paroles préfigurent le Jugement Dernier. Elle ironise sur l’air surpris du cardinal, lui rappelle qu’il a su tirer profit des biens mondains et utilise les impératifs pour le pousser dans sa ronde :

« Vous faitez l’esbay, ce semble,
Cardinal, fus legièrement
Suivons les autres tous ensemble :
Rien n’y vault esbaissement.
Vous avez vescu haultement,
Et en honneur a grant devis. »
Le cardinal répond par une plainte qui devait faire sourire les plus humbles :
« La mort m’est venue assaillir,
Plus ne vestiray vert, ne gris.
Chapeau rouge, chappe de pris
Me fault laisser a grant destresse. 761»

Utilisant le même procédé, la mort d’Auguste Hoyau arrête , sans aucun respect, l’avocat dans sa plaidoirie :

« Assez parlé, mons l’avocat,
De blanc, de noir, de toute chose,
Avec moi tu perdras ta cause. 762»

Le sergent, fier de sa profession, se croit au dessus de toutes les lois et déclare avec orgueil :

« Moy qui suis royal officier,
Comme m’ose la mort frapper ? »

Mais la mort le rappelle aussitôt à l’ordre :

« Sergent, qui porte cettez mace,
Il semble que vous rebellez.
Pour néant faictez la grimace,
Si on vous grève si appellez. 763»

Elle semonce également le puissant souverain :

« C’est toi mon sujet, moi j’ordonne.
Ne commande plus, obéis ! 764»

La mort dénonce enfin les agissements du hallebardier qui a volé les faibles en toute impunité :

« Aux bonnes gens de villages
Avez mengez la poulalle,
But le vin, faitz grans oultrages,
Sans paier denier ne maille (...). 765»

En revanche, la mort se montre compréhensive et douce avec le laboureur :

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Hans Holbein, ’La mort et le laboureur’, Icones Mortis. Gravure n°38. Gravée sur pierre par Joseph Schlotthauer. Basileae : Gaspar Trechsel Fratres, 1554.
« Laboreur, qui en soing et painne
Avez vescu tout vostre temps,
Morir fault, c’est chose certainne,
Reculier n’y vault ne contens.
De mort deves estre contens,
Car de grant soussy vous delivre. 766»

Dans la danse de Martial d’Auvergne, la mort montre sa sympathie pour les femmes du peuple, elle s’adresse avec douceur à la « plaisant bergiere 767» et dit à la marchande :

« Alons oultre, gente marchande,
Et ne vous chaille de peser
La marchandise qu’on demande (...). 768»

Conservant la même attitude à travers les siècles, la mort arrête d’une parole amicale le paysan dans son champ, « Assez peiné, bon moissonneur 769» ; compatit au « malheur 770» de la jeune fille ; encourage l’aïeule qui se juge repoussante, « Ma fête est la fête des rides 771» ; relève la nonne dont les « genoux s’usent sur la terre 772» et prend pitié de l’ouvrier qui, peinant sous le poids de l’âge, porte encore sable et outils :

« Pauvre ouvrier, le temps a fui ;
Laisse ton auge et ta truelle,
Pour une embauche nouvelle
Laisse ton patron aujourd’hui. 773»

Depuis le moyen âge les vivants adressent toujours les mêmes paroles à la mort, ils sont attristés de devoir quitter la vie, ses plaisirs et ses souffrances, et les plus démunis trouvent dans ce moment une amère satisfaction : ils ont l’occasion de porter une dernière pique à l’encontre de ceux qu’ils auraient peut-être aimé égaler et qui ne se sont pas souciés de leurs misères. « Il est indubitable que la danse macabre exprime le mécontentement des humbles, leurs critiques à l’égard de la société, des abus et des privilèges. Il y souffle un vent de justice qui porte les petits à se réjouir du malheur des grands et à trouver dans la mort une dernière et amère revanche. Les morts entraînent les princes de ce monde avec des railleries cruelles et parfois même de grossières insultes. Des sentiments nouveaux apparaissent, que le littérature antérieure n’avait pas connus : l’ironie cruelle, l’atroce gaieté, le sarcasme, la joie féroce. 774»

Notes
751.

JAMATI Paul, André Spire, Paris : éditions Pierre Seghers, 1962, p. 77.

752.

SPIRE A., op. cit., p. 178.

753.

LACROIX P, La danse macabre, op. cit., p. 169.

754.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 4.

755.

LACROIX P., op. cit., p. 186.

756.

SPIRE A., op. cit., p. 158.

757.

Ibid., p. 158.

758.

Ibid., p. 159.

759.

Ibid., p. 158.

760.

Ibid., p. 159.

761.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., pp. 145-146.

762.

Op. cit., « la Mort et l’Avocat ».

763.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 154.

764.

HOYAU A., op. cit., « La Mort et le Souverain ».

765.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 162 .

766.

Ibid., p. 158.

767.

Op. cit., p. 270.

768.

Ibid., p. 268.

769.

HOYAU A., op. cit., La Mort et le Moissonneur.

770.

Ibid., « La Mort et la Jeune Fille ».

771.

KASTNER G. et THIERRY E., op. cit., non paginé.

772.

Ibid. .

773.

HOYAU A., op. cit., « La Mort et l’Ouvrier ».

774.

SAUGNIEUX J., op. cit., pp. 20-21.