I.3. L ’exploitation du peuple.

Sensible au réveil de la lutte sociale, André Spire a consacré une partie de sa thèse de droit aux attentats anarchistes de 1891 et 1892, il accusait l’indifférence meurtrière du libéralisme économique de pousser la classe ouvrière au désespoir. En 1896 il créa la Société des Visiteurs qui avait pour mission d’apporter une aide matérielle ou morale aux travailleurs que la maladie, un accident ou le chômage avaient privé de leur gagne-pain. Avec Daniel Halévy il dota peu après le 18e arrondissement d’une Université Populaire, l’Enseignement Mutuel. Chargé en 1902 par l’Office du Travail de mener une enquête à Londres sur le Sweating System, le travail à domicile, il découvrit la misère absolue. « Des familles entières travaillaient à la maison, si l’on peut appeler maisons les « slums » où elles s’entassaient. Dans les « backrooms », quatorze heures par jour, des lingères peinaient. Parents, grands-parents, enfants de tous âges respiraient la poussière des « sweatshops », attelés à la même besogne. Tous les corridors, tous les escaliers aboutissaient à des ateliers-taudis où régnait pareille activité. Partout l’exploitation cynique. Il n’y avait place pour rien autre. La vie en était réduite à se réfugier dans les rues et ces rues étaient si étroites, si tortueuses, si enchevêtrées que le moindre groupe de passants y donnait l’impression d’une foule. 775»

Ces différentes expériences ont fortement marqué le poète et l’on en retrouve de nombreuses traces dans sa danse. Il évoque les métiers de la couture où les brodeuses passent des nuits à veiller, s’abîmant les yeux sur leurs ouvrages, les dos des couturières à façon sont « déformés », les stoppeuses restent « ployées en deux, les genoux remontés vers les yeux 776», les mains de la femme du tailleur « sont rouges, ses doigts piqués et noirs », si bien que son mari « n’ose plus baiser » ces mains autrefois « charmantes 777». La foule des hommes démunis est réduite au travail, celui-ci les dévore tout entier, telle une machine, et la mort rappelle au tailleur juif qu’il est semblable à tous les autres :

« Toutes ces mains lavent.
Toutes ces mains cousent !
(...)
Les fils de tous ces hommes portent des charges,
Liment du fer, tournent des vis,
Et tombent de sommeil, dès qu’ils ont avalé la dernière bouchée ! 778»

Le retour de l’adjectif indéfini « tout » rythme les paroles de la mort, de la même façon, la machine rythme le travail de l’ouvrier « par l’inertie du mouvement toujours plus frère 779» ; de plus, l’utilisation du présent donne une impression d’intemporalité, comme si ce travail ne connaissait ni début ni fin. Ce côté incessant est souligné par l’utilisation des différents temps de l’indicatif, passé composé et présent dont le tailleur juif se sert pour décrire sa journée :

« Hier, toute la journée, j’ai cousu.
Ce matin depuis l’aube, je couds.
Et j’ai cousu toute la nuit dernière. 780»

Après avoir tué la mort, il interrompt sa conversation avec l’aviateur, le syndicaliste, le directeur, le courtier d’assurance... pour qui le temps n’est peut-être pas aussi précieux :

« Je vais coudre.
Pendant que je suis là, à recevoir vos apostrophes,
Personne ne gagne pour les miens. 781»

Le futur du tailleur, comme son passé et son présent, n’est que couture.

Dans le poème de Pierre-Jean Jouve, cette même impression d’intemporalité est rendue par l’énumération qui succède à la description de l’exploitation du « peuple ouvrier » « que la machine dévorante tient à mort » :

« Mineurs – charbon de la mine,
Verriers – gonflement du verre,
Fondeurs – blocs d’incendie,
Mécaniciens – cahots des trains,
Et filles – métiers de tissage,
Et femmes – millions de perles enfilées (...). 782»

Les hommes se fondent dans une masse et ne sont plus identifiés que par une étiquette, celle qui les relie à leur travail, de même, le tiret relie les métiers et leur description sommaire. Les saisons se ressemblent toutes, et leur retour mène le travailleur vers la mort :

« La Ville,
Où le printemps vient comme un voleur, éclate sur les arbres prisonniers,
Fait défaillir la vierge et viole la mère,
Et voit luire les couteaux et revolvers, 
Où l’été tue, par les milliards de ses bacilles,
La chair chaude ;
Où, vers l’automne, l’engrenage reprend plus fort,
Avec le dernier soupir des feuilles mortes ;
Où l’hiver s’étend, sous les bruines, dans l’acharnement,
Faibles coeurs oppressés,
Et leur travail sans fin, à la lueur des lampes. 783»

L’ouvrier, dés son enfance, jour et nuit, est condamné à accomplir les mêmes tâches, nous pourrions alors le comparer au personnage de Sisyphe, mais ce dernier avait tout de même eu le privilège de connaître la liberté avant d’être condamné à une éternité de peine.

André Spire dénonce le comportement des femmes riches qui n’ont eu aucune pitié de celles qui travaillaient pour elles, qui, de plus, les ont exploitées en leur faisant copier « au rabais, en cachette, / Les modèles des grandes couturières 784» ; il s’en prend également aux inspecteur du travail qui « ont accepté » qu’on « expose » les stoppeuses « dans des devantures comme des choses 785», aux responsables de la Caisse Nationale de la Bonté qui refusent d’augmenter l’impôt pour fournir les retraites. Pierre-Jean Jouve montre, quant à lui, sans fard, les conditions de vie du peuple dont « la chair est entassée dans les millions de maisons » :

« Où le visage hait le visage,
Où brûle un rut perpétuel ;
Où l’homme éponge sa sueur et son sang,
Est inondé de boue, couvert d’injures (...) ;
Où l’on est trompé, où l’on trompe et ricane,
Où dans le coeur de chacun dort l’émeute,
Où dans la douleur de chacun, tout avorte. 786»

L’abrutissement est tel, la lutte pour survivre est si grande que les ouvriers ne savent plus, « quand ils livrent l’ouvrage » aux manutentionnaires, quand ils s’adressent à un camarade, quand ils donnent au mendiant, si le regard des autres recèle « de la protection ou de la haine 787», ils ne sont plus que des « esclaves788 ». Cette exploitation des plus faibles ne vise qu’un seul objectif : la richesse, et c’est à elle que les danses se sont toujours attaquées.

Notes
775.

JAMATI P., op. cit., p. 52.

776.

Op. cit., pp. 158-159.

777.

Ibid., p. 162.

778.

Ibid., pp. 162-163.

779.

JOUVE P.J., op. cit., « Les ouvriers », p. 11.

780.

SPIRE A., op. cit., p. 162.

781.

Ibid., p. 176.

782.

Op. cit., « Les ouvriers », p. 11.

783.

Ibid., « Ceux des grandes villes », pp. 7-8.

784.

Ibid., p 158.

785.

Ibid., p. 159.

786.

Op. cit, « Ceux des grandes villes », p. 7.

787.

SPIRE A., op. cit., p. 163.

788.

JOUVE P.J., « Les ouvriers », p. 11.