II. L’objectif des danses : dénoncer les vices humains.

Richesse, soif de tuer, lâcheté des hommes devant la mort, antisémitisme : tels sont les principaux avatars de la société que les danses vont décrier.

II.1. Un vice éternel : l’appât du gain.

Les danses macabres, à la suite des Dits, vont dénoncer l’attachement aux biens matériels. Le désir d’amasser toujours plus, de posséder sans se soucier des torts que l’on peut causer, est un thème universel que le temps n’a pas entamé.

Les Dits mettaient en scène des jeunes gens de haute lignée.

« Il furent, si con duc et conte,
Troi noble home de grant arroi
Et de rice, con fil a roi
Et aveuc mot joli et gent. 789»

Ceux-ci rencontraient, au détour d’un chemin des revenants qui avaient également connu les honneurs. L’un « fu eveskes », le second « ot non de conte », le troisième fut « rois poissans, saciés 790» ; dans le texte de Baudoin de Condé le premier mort nous explique qu’il était duc, « Cis quens et cis autres marcis 791» . Ces hautes fonctions occupées par les vivants et jadis par les morts, s’accompagnaient de richesses, biens, parures vestimentaires. Un mort eut «  a soushait d’argent 792», un autre se vêtit « de vair, de gris 793», quant aux jeunes gens ils possèdent « castiaus et cites 794», « robes a ofrois 795»... richesses illimitées. Les morts revoient dans ces jeunes gens leurs figures d’antan. Les damoiseaux acquièrent beaucoup par « male raison 796», sont incapables de faire le bien, « petit prisoient a faire / Cose ki lor fust pourfitable 797», « Fort ierent envers toute gent, / U orent de terre a marcier 798». Les morts les accusent de montrer « tel beubant 799», de se prélasser dans les « deduis » et les « solas 800», d’être « fiers et plains / D’orguel 801».

Suivant le chemin tracé par ces textes qui dénonçaient pour la première fois avec violence le pouvoir des riches et leur manque de compassion par rapport à ceux qui les servaient, les danses ont choisi de prendre pour victime les personnes assoiffées de puissance. Dans les textes les plus anciens où l’idéal religieux voulait que l’on se dépouille de tout ce qui pouvait nous lier à la vie terrestre pour tourner son esprit vers Dieu, l’argent représentait le mal à combattre. La mort dit ainsi au changeur :

« Vous qui les tresors amassés,
Il vous convient à moy entendre.
Des biens mondains avez assés,
A plus haultz bien deussiez contendre. 802»

L’ironie suprême ne réside-t-elle pas dans le fait que certains amassent de l’argent toute une vie durant, qu’ils sont obsédés par le désir de posséder encore et encore, et qu’à l’heure de leur mort ils se retrouvent sur le même pied d’égalité que le plus pauvre des hommes ? La mort rappelle avec joie cette vérité à l’usurier :

« Usurier de sens desruglés,
Venez tost et me regardez.
D’usure est tant aveuglés
Que d’argent gaignez tout ardez,
Mais vous en seres bien lardez
Car se dieu qui est merveilleux
N’a pitié de vous, tout perdez. 
A tout perdre est cop périlleux. 803»

Celui-ci est tellement aveuglé par l’argent qui agit sur lui comme une drogue, qu’il tente encore, au moment de mourir, de prendre les sous des mains du pauvre homme alors que ce dernier le prévient qu’ « Usure est tant maulvaiz péchié 804». Au moment du jugement, celui qui s’est enrichi au dépend des autres devra payer son tribut et c’est déjà le pauvre homme qui porte ce jugement, et non la mort :

« Il devra de retour au compte :
N’est pas quitte qui doit de reste. 805»

Dans les danses « contemporaines », le message religieux a fait place au message social. Il n’est désormais plus question de gagner sa vie céleste, la mort représente une sorte de conscience, qui, au soir de la vie, montre au riche qu’il aurait dû mieux exploiter ses biens. Donner aux pauvres lui aurait permis de construire un monde meilleur alors qu’en épargnant il n’a fait que se fermer aux autres. La mort, sous les traits d’une vielle femme vêtue de haillons et chaussée de pantoufles s’approche du milliardaire au ventre bedonnant qui, assis dans le fauteuil d’un salon cossu, fume négligemment le cigare :

« Qu’as-tu fait de ton milliard ?
Aux pauvres as-tu fait largesse ?
Etais-tu fier de ta richesse ?
Tu n’emportes pas un liard ! 806»

Autrefois, la bourgeoise se rendait compte de cette vérité un peu tard :

« Mes gectz et colectz de letisses
ne me exemptent point de la mort,
Et mes grandes joyes et delisses
Me viennent adez a remort. 807»

Aujourd’hui elle ne comprend même plus la leçon et, alors qu’elle vient d’échapper à la mort, elle retrouve aussitôt ses habitudes et tente de gagner autrement son Paradis... « Monseigneur, je vous emmène dans mon automobile. » Le riche dit à la mort qu’il a « des gens qui marchent » pour lui et qu’elle n’a qu’à faire son choix parmi ses serviteurs :

« S’il te faut des danseurs d’élite,
Prends dans les hommes de ma suite ;
Moi qui veux dormir à mon gré,
Cent pour un, je les donnerai. »

Mais la mort ne l’entend pas ainsi et dénonce la suffisance de cet homme qui traite ses semblables comme des esclaves :

« Avare, qui te crois prodigue,
Tes gens sont rompus de fatigue. 808»

Le sort des possédants semble même plus terrible que celui des autres danseurs, puisqu’ils se voient contraints d’abandonner la seule chose qui leur importait... Leurs regrets n’en sont que plus grands, et nous pouvons imaginer que les spectateurs ou les lecteurs devaient sourire de ces plaintes !

« Me convient il si tost morir ?
Ce m’est grant peine et grevance,
Et ne me pourroit secourir
Mon or, mon argent, ma chevance.
Je vois morir, la mort m’avance,
Mais il m’en desplait somme toute. 809»

La première remarque que fait un mendiant lorsque la mort emmène la douairière qui a exploité un grand nombre de personnes, porte sur la fugacité des richesses :

« La ceinture de la vieille glisse ;
Son aumônière est pleine de louis (...). 810»

Le camelot ajoute que « leurs bagues tombent aussi ». La Mort s’empresse ainsi de dépouiller ses victimes de tout ce qui installe une hiérarchie entre les hommes. Montée sur les tréteaux, elle s’attaque à l’empereur, elle « sautait et secouait son squelette, en lui faisant la figue, en le dépouillant de ses ornements, en le baisant au front, en n’accordant que des mépris à sa puissance terrestre, elle alla chercher en dansant une bière et le contraignit à s’en charger, pendant qu’elle portait la queue de la pourpre, sans interrompre ses démonstrations joyeuses et bouffonnes 811». Un tel spectacle ne peut que fasciner les regards de la foule massée devant le théâtre ! Cet appât du gain qui a le pouvoir, nous l’avons vu, de déclencher des guerres possède également le pouvoir, ironique, de placer chacun sur un même pied d’égalité... Chacun se roule dans la fange afin d’essayer d’attraper l’or que le juif errant lance sur la foule qui le suit par mont et par vaux, ce qui donne naissance à une nouvelle danse aux accents diaboliques :

«  Dans la tumultueuse escorte du vieux homme,
Les grands seigneurs étaient coudoyés par les gueux,
Les plébéiens heurtaient les ducs et pairs, tout comme
Dans le bal dont Holbein peignit les bonds fougueux. 812»

Rien ne résiste au pouvoir de la mort, elle « ouvre le tiroir 813» de l’avare et change « l’or en cendre 814». « Elle brise sous ses doigts osseux tous les pouvoirs temporels et spirituels. Nous la voyons se faire l’écho des antipathies et des griefs populaires, reprocher au curé ses exactions, au cardinal son luxe, et dire brutalement au gros abbé « qu’après la vie le plus gras est le premier pourry. » Elle accable de ses sarcasmes le Juif et l’usurier. Elle a pour le médecin des traits satiriques qui rappellent ceux de Rabelais, de Molière et de La Mettrie ; ce n’est qu’en adressant la parole aux malheureux, aux faibles, aux opprimés, qu’elle cherche à tempérer les rudes accents de sa voix. Pour ceux qui ont eu à souffrir de l’injustice du sort, dont les forces sont épuisées et qui n’ont plus rien à attendre de la pitié des hommes, n’est-elle pas une amie, une libératrice ? 815»

Notes
789.

CONDE B. de, op. cit., v. 2-5, p. 53 (« arroi » : « position »).

790.

MARGIVAL N. de, op. cit., v. 167-169, p. 72.

791.

Op. cit., v. 79-82, p. 58.

792.

Ibid., v. 141, p. 61.

793.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », op. cit., v. 151, p. 80. (fourrure d’écureuil et fourrure de petit-gris).

794.

Ibid., v. 11, p. 75.

795.

ANONYME, « C’est des trois mors et des trois vis » , GLIXELLI Stefan, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Abbeville : Librairie ancienne Honoré Champion, 1914, v. 75, p. 87 (« orfrois » : « broderies »).

796.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », op. cit., v. 159, p. 81.

797.

MARGIVAL N. de, op. cit., v. 10-11, p. 64.

798.

CONDE B. de, op. cit., v. 6-7, p. 53.

(« Ils étaient durs envers toutes les personnes / Qui parcouraient à pied leurs terres. »)

799.

MARGIVAL N. de, op. cit., v. 147, p. 71 (présomption vaniteuse).

800.

ANONYME, « C’est des trois mors et des trois vis », op. cit., v. 79, p. 88 (« divertissements » et « plaisirs »).

801.

ANONYME, « Diex pour trois peceours retraire », op. cit., v. 174-175, p. 81.

802.

ANONYME, Le Mors de la pomme, op. cit., p. 243.

803.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 155.

804.

Ibid., p. 156.

805.

Ibid., p. 156.

806.

SPIRE A., op. cit., « La Mort et le Milliardaire ».

807.

« Mes rubans et cols de fourrure blanche

Ne m’exemptent point de la mort,

Et mes grandes joies et plaisirs

Se présentent désormais à moi comme des remords. »

AUVERGNE M. d’, op. cit., p. 268.

808.

KASTNER G. et THIERRY E., op. cit., non paginé.

809.

ANONYME, La danse macabre française, édition de Guyot Marchant de 1486, op. cit., p. 155.

810.

SPIRE A., op. cit., p. 157.

811.

LACROIX P., op. cit., pp. 188-189.

812.

DUCOS DU HAURON A., op. cit., p. 40.

813.

GAUTIER T., « Bûchers et Tombeaux », op. cit., p.111.

814.

HUGO Victor, « Mors », op. cit., p. 663.

815.

KASTNER G., op. cit., p. 17.