II.2. La lâcheté.

Dans sa danse, André Spire a dénoncé la lâcheté humaine. Lorsque la Mort s’avance, les gens fuient devant elle, notamment les hommes qui, comme les militaires, avaient cherché à se mettre en valeur lors de la vente de charité, seul le tailleur juif se rebiffera. Au moment où la mort réapparaît, le second syndicat commente avec cynisme les agissements de ses compatriotes qui s’apprêtaient à lyncher le tailleur et qui sont pris de panique quand la situation se retourne contre eux :

« Ces hommes braves
Ecoeurent jusqu’aux plus morts, sans doute ! 816»

Il ironise ensuite sur le discours du Directeur qui, pour échapper à la mort, prétend qu’il doit siéger à des réunions et use de citations. La mort et le moine s’unissent au second syndicat pour se moquer de celui qui se défile.

  • Le second syndicat.

  • « Un lettré meurt.

  • Le Directeur.

  • Je ne veux pas mourir encore.

  • La mort.

  • Va-t-il nous réciter tous ses auteurs ?

  • Le second syndicat.

  • Que ne dirait-il pas pour gagner quelques heures !

  • Le moine.

  • C’est ton Confiteor qu’il faut dire !

  • La mort.

  • Oui ! c’est assez ! En avant, en avant ! 817».

« Il est visible qu’il a songé aussi, en homme de son temps, à l’incendie du Bazar de la Charité, alors tout récent, où l’élément masculin des classes « bien pensantes » révéla cyniquement sa lâcheté, sa brutalité. « Ils ne sont pas très crânes les hommes des ces dames », s’esclaffe dans la rue le « sergot » de Spire, en voyant sortir du palais où avait lieu la vente le hideux cortège de la mort, grossi de proies chamarrées. 818» Le 4 mai 1897, « le Bazar de la Charité organisé pour faire le bien, pour soulager des misères trop lourdes, s’est transformé tout à coup sous l’éclat d’une flamme de gaz, en un effroyable bûcher qui a dévoré en un instant ceux et celles qu’une pensée de généreuse pitié y avait réunis ». La rapidité et l’ampleur de l’incendie furent tels qu’en quelques minutes il ne resta plus rien du bâtiment, le vélum s’affaissa sur les personnes qui se trouvaient à l’intérieur, les flammes gagnèrent une hauteur de quinze à vingt mètres et comme dans toute situation semblable, il y eut des comportements héroïques : « quelques braves gens » « ont arraché au péril de leur vie et non sans blessures parfois cruelles beaucoup de victimes condamnées à périr dans les flammes » ; ou barbares : « La porte de sortie était élevée de trois marches au-dessus de la chaussée. Les premières personnes qui s’échappèrent, oubliant l’existence de ces marches, tombèrent ; sur elles s’entassèrent, tombant successivement, celles qui se précipitaient à leur suite, fuyaient devant les flammes et bientôt l’issue était obstruée. Les malheureuses entassées criaient en vain au domestiques et aux locataires des maisons voisines : « Tirez-nous ! » La panique avait gagné la rue. On fuyait de toutes parts, et des femmes qui apparaissaient, les vêtements en feu, faisaient reculer les plus intrépides. 819» Le soir même on identifiait soixante-deux victimes, trente-sept corps restaient méconnaissables. L’incendie fera 129 morts, 400 blessés et parmi eux se trouvaient une grande majorité de femmes du monde qui avaient organisé la vente.

Les danses des morts ne se contentent pas de dénoncer des comportements humains qui, comme la cupidité ou la lâcheté, ont traversé les siècles ; elles s’attaquent parfois à des agissements très précis, nous avons ainsi remarqué que le texte d’André Spire faisait référence à l’incendie du Bazar de la Charité. Le caractère satirique des danses va ainsi permettre de se démarquer de la classe politique en révélant les atrocités commises pendant la première guerre mondiale, de prendre position contre l’opinion publique et les rumeurs véhiculées par la presse afin de tenter d’enrayer la montée de l’antisémitisme.

Notes
816.

Op. cit., p. 178.

817.

Ibid., p. 180.

818.

JAMATI P., op. cit., p. 77.

819.

« Un jour de deuil », Le Temps, jeudi 5 mai 1897, pp. 1-2 (non signé).